Dans l’œuvre de Lévi-Strauss on trouve les éléments d’un « manifeste anthropo-écologique ». S. D’Onofrio les réunit et présente l’émergence de l’anthropologie structurale comme une réponse aux excès catastrophiques de la civilisation occidentale.
À propos de : Salvatore D’Onofrio, Lévi-Strauss face à la catastrophe : rien n’est joué, nous pouvons tout reprendre, Éditions Mimésis
Dans l’œuvre de Lévi-Strauss on trouve les éléments d’un « manifeste anthropo-écologique ». S. D’Onofrio les réunit et présente l’émergence de l’anthropologie structurale comme une réponse aux excès catastrophiques de la civilisation occidentale.
Professeur à l’Université de Palerme et membre correspondant du Laboratoire d’anthropologie sociale, Salvatore D’Onofrio a apporté des contributions importantes à l’anthropologie structurale. Dans le champ des études de la parenté, il a notamment publié un article [1] qui prolonge les hypothèses de Lévi-Strauss sur l’atome de parenté par l’étude des pratiques de parrainage dans les communautés chrétiennes de Sicile, et met en avant, dans une ligne proche des travaux de Françoise Héritier, la notion de famille symbolique. Un autre volet de son œuvre interroge la notion de culture matérielle, en étudiant les aspects rituels et symboliques qui s’attachent aux outils de travail ou à l’alimentation, dans une référence appuyée à L’Origine des manières de table. Lecteur attentif des Structures élémentaires de la parenté comme des Mythologiques, S. D’Onofrio a donc cherché à prolonger l’œuvre de Lévi-Strauss par des études précises, nourries par des enquêtes de terrain en Italie et au Paraguay. Son dernier ouvrage, Lévi-Strauss face à la catastrophe, s’inscrit cependant dans un autre registre : il s’agit, selon l’expression de l’auteur, d’un « manifeste anthropo-écologique » (p. 100), qui propose un diagnostic des maux de la civilisation occidentale et souligne l’urgence d’y remédier. L’auteur renoue par là avec un autre aspect de l’œuvre de Lévi-Strauss : celui qui, de Race et Histoire et Tristes tropiques aux Écrits sur le Japon, relève davantage du genre de l’essai que de la discipline anthropologique proprement dite. La lecture de cet ouvrage nous invite ainsi à interroger l’articulation entre ces deux genres, aussi bien dans l’œuvre de Lévi-Strauss que dans celle de S. D’Onofrio.
Lévi-Strauss face à la catastrophe constitue moins un commentaire de l’œuvre de Lévi-Strauss qu’un essai à part entière. On apprécie d’y trouver de nombreux extraits de textes parfois méconnus, comme le discours de récipiendaire de Lévi-Strauss à la remise du prix Érasme (1973), mais leur lecture fournit à S. D’Onofrio l’occasion de développer une réflexion personnelle qui les déborde considérablement. Aussi partirons-nous du principe que l’auteur assume les principales thèses de l’ouvrage en son nom propre, et laisserons-nous ouverte la question de savoir si Lévi-Strauss aurait pu y souscrire.
Cet ouvrage s’inscrit explicitement dans un mouvement de réflexion sur la notion de catastrophe, dont La Vie des idées s’est fait l’écho. S. D’Onofrio élabore sa propre définition de ce concept dans une réflexion liminaire sur la notion de shoah, qui confronte son sens biblique originel — celui « d’un châtiment ou d’un malheur qui s’abat sur les individus d’une manière imprévue, ou bien, plus vaguement, l’idée d’un désastre naturel » (p. 18) — et l’usage qu’en a fait Claude Lanzmann pour désigner l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. S’il sait qu’on a pu critiquer « l’emploi d’un terme s’appliquant à un phénomène naturel pour désigner une barbarie exclusivement humaine » (p. 19), S. D’Onofrio considère, au contraire, que ce rapprochement constitue une ressource conceptuelle essentielle : son usage de la notion de catastrophe, ainsi rapprochée de celle de shoah, cherche principalement à lier entre elles les idées de désastre naturel et de crime commis par les hommes. Dans le cadre d’une réflexion sur l’écologie qui insiste principalement sur les dangers du réchauffement climatique, de la surexploitation des ressources naturelles et du recours au nucléaire, il s’agit cependant davantage pour D’Onofrio de souligner la part de responsabilité humaine dans les catastrophes que l’on dit naturelles, que de rapprocher, à l’inverse, les crimes humains des phénomènes naturels. Il va jusqu’à faire l’hypothèse qu’il n’existerait fondamentalement qu’une catastrophe, la catastrophe, des phénomènes aussi différents en apparence que l’Holocauste, la fonte des glaces et Tchernobyl étant finalement autant d’aspects d’un seul et même phénomène. Ils auraient en effet une seule cause profonde : l’hybris de la civilisation occidentale, « l’incapacité d’imposer une limite à son propre pouvoir » (p. 60-61). Érigeant cette hybris en définition de la civilisation occidentale, S. D’Onofrio montre d’abord qu’elle préside aux rapports des hommes entre eux, sous la forme d’une quête de domination qui peut aller jusqu’au génocide ; mais il insiste également sur le fait que cette hybris se traduit dans le rapport des hommes à la nature, par le projet de s’en rendre maîtres et possesseurs, qui repose sur l’oubli que l’être humain est un vivant parmi d’autres. Traversant à grandes enjambées l’histoire occidentale, S. D’Onofrio recense ainsi les différentes formes qu’a pris cette démesure — la conquête de l’Amérique, la révolution industrielle, l’urbanisation, l’holocauste ou la mondialisation — et ses conséquences désastreuses d’un point de vue humain, social et écologique.
À ce sombre portrait de la civilisation occidentale répond, en miroir, un éloge des primitifs. Encore S. D’Onofrio ne souscrit-il pas au mythe du bon sauvage sans l’avoir mis en question et remanié. Il se propose d’abord de montrer que le caractère primitif que l’Occident a attribué aux peuples qu’il a rencontrés repose sur une méconnaissance de ses propres effets destructeurs : revenant sur la conquête de l’Amérique, il souligne que les formes d’organisations sociales et le dénuement matériel que l’on a attribués à ceux que l’on a qualifiés de primitifs sont plutôt les effets d’une colonisation qui les a décimés que le reflet fidèle de leurs modes de vie. S. D’Onofrio lit dans cette perspective le prologue de Saudades do Brasil, où Lévi-Strauss affirmait que les « primitifs » sont en réalité des « régressifs », les survivants d’une catastrophe (p. 44). Il prolonge cette analyse à l’époque contemporaine, en montrant que le sous-développement est une conséquence directe du développement des sociétés occidentales (p. 51). Cette époque contemporaine se caractériserait cependant par le fait que lesdits primitifs ne sont plus simplement les victimes, mais également le miroir de l’Occident : nous en serions arrivés à un stade où les excès du mode de production capitaliste en termes d’inégalités sociales et de dangers écologiques sont tels que les Occidentaux doivent reconnaître qu’ils partagent la précarité des primitifs — ce que soulignait déjà Lévi-Strauss dans ce même prologue de Saudades do Brasil, en écrivant que nous sommes « tous indiens désormais », « survivants d’une catastrophe en cours » (cité p. 32, 41 et 58). Dans cette situation, les Occidentaux n’auraient d’autre voie de salut qu’à « apprendre des primitifs » (p. 99), érigés finalement en modèle de mesure et de vertu. S. D’Onofrio souligne ainsi le caractère démocratique des sociétés primitives, par contraste avec la hiérarchie sociale de l’Occident — tout en reconnaissant que « cette équation entre primitifs et démocratie n’est pas partagée par tous les anthropologues » (p. 65). Il trouve également en elles des modèles de rapports respectueux de la nature, en s’appuyant sur l’œuvre de Philippe Descola pour les distinguer de la « dé-subjectivation de la nature » opérée par la civilisation occidentale (p. 36). Finalement, face à la catastrophe, écrit S. D’Onofrio, « la condition misérable des Nambikwara nous vient ainsi généreusement à l’aide comme un dernier radeau de sauvetage offert à notre civilisation » (p. 49).
« Vers la fin du XIXe siècle, écrivait Lévi-Strauss, on s’adressait de préférence aux biologistes, pour leur demander une philosophie de l’homme et du monde ; on s’est tourné ensuite vers les sociologues, les historiens et les philosophes mêmes. Mais, depuis quelques années, l’anthropologie accède au même rôle, et c’est d’elle, aussi, qu’on attend les grandes synthèses, en même temps que des raisons de vivre et d’espérer [2]. » L’anthropologue Wiktor Stoczkowski — qui a proposé un commentaire de l’œuvre de Lévi-Strauss cité par S. D’Onofrio — a comparé les textes qui cherchaient ainsi à donner « des raisons de vivre et d’espérer » aux discours sotériologiques de la théologie chrétienne : « bien qu’elles aient laïcisé la notion de mal et réduit les projets de son abrogation à une action immanente [3] », ces parties de l’œuvre de Lévi-Strauss proposeraient une réflexion sur les voies du salut, où l’exposé d’une vision du monde est inséparable de la formulation d’injonctions morales et politiques. À la suite d’Emmanuel Terray ou de Michel Giraud, W. Stoczkowski a ainsi posé la question de l’articulation entre « l’anthropologie comme science et l’anthropologie comme vision du monde », en soulignant qu’elles « tissent [dans l’œuvre de Lévi-Strauss] des entrelacs inattendus [4] ». Qu’ils aient été des critiques sévères ou des lecteurs enthousiastes des textes où Lévi-Strauss expose sa « philosophie de l’homme et du monde », ces commentateurs ont ainsi cherché à cerner le changement de statut que connaît l’anthropologue lorsqu’il défend publiquement une certaine vision du monde, et se sont demandé ce qu’il advient au savoir anthropologique lorsqu’il est ainsi mobilisé. La lecture de l’ouvrage de S. D’Onofrio soulève ces questions de deux manières différentes : d’une part, l’auteur propose une interprétation de l’œuvre de Lévi-Strauss qui prend position sur la question de l’articulation entre le Lévi-Strauss anthropologue et le Lévi-Strauss essayiste ; d’autre part, S. D’Onofrio réitère lui-même le geste qui consiste à publier, en tant qu’anthropologue, un « manifeste anthropo-écologique » qui appartient au registre sotériologique identifié par W. Stoczkowski, comme le sous-titre de l’ouvrage suffirait à l’indiquer : « Rien n’est joué, nous pouvons tout reprendre ».
La lecture que S. D’Onofrio propose de l’œuvre de Lévi-Strauss tend à gommer la distinction entre le projet d’élaborer une connaissance scientifique et celui de donner des directions à l’agir en commun, en soulignant « le fondement éthique de l’anthropologie, comme science capable de contribuer à la construction d’une nouvelle société à partir de celles que l’on connaît déjà » (p. 97). En s’appuyant sur des passages de Tristes tropiques, il associe le projet lévi-straussien d’élaborer l’anthropologie structurale à celui de « reconstituer sa propre humanité à l’aide de parcelles et de débris des peuples les plus démunis de la terre » (p. 26). Si cette lecture donne ainsi au choix de l’anthropologie une profondeur existentielle et la figure d’un engagement — S. D’Onofrio affirmant que cet engagement anthropologique est venu se substituer aux premières formes d’engagement politique qui avaient marqué la jeunesse de Lévi-Strauss —, on objectera qu’elle nous apprend bien peu de choses des objectifs et des méthodes de l’anthropologie structurale. On surprendrait en effet les lecteurs des Structures élémentaires de la parenté, du Totémisme aujourd’hui ou des Mythologiques si l’on résumait ces entreprises au projet de « reconstituer sa propre humanité » et de « contribuer à la construction d’une nouvelle société » : non seulement cette ambition n’apparaît pas comme telle dans ces ouvrages, mais ils se proposent de faire autre chose, renouvelant l’étude des règles matrimoniales, des classifications ou des mythes.
Cette manière de lire Lévi-Strauss n’est sans doute pas étrangère au fait que S. D’Onofrio a peu cherché à expliciter ce qui distingue Lévi-Strauss face à la catastrophe de ses propres publications scientifiques en anthropologie. Le type d’argumentation mis en œuvre, et ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre une expression de Jean-Claude Passeron, le régime de la preuve auquel l’auteur soumet ses assertions, nous semblent pourtant bien différents dans l’un et l’autre cas. On concédera que l’on puisse, pour les besoins d’une exhortation à la mesure, scinder l’humanité en deux figures morales, opposant les Occidentaux aux primitifs comme l’hybris à l’humilité. Mais la notion de primitif a progressivement disparu des revues scientifiques d’anthropologie, ce qui ne tient pas seulement à la condamnation de l’ethnocentrisme dont ce terme était porteur, mais également à des exigences relatives à la définition des objets de cette discipline, qui ont pu conduire à affirmer que la catégorie de primitif était trop large et mal construite — selon un geste que Lévi-Strauss lui-même a contribué à rendre familier, en proposant, dans Le Totémisme aujourd’hui, un ensemble d’arguments en faveur de l’abandon de la notion de totémisme. De la même manière, une histoire de l’Occident qui prendrait l’hybris comme unique catégorie explicative serait jugée peu conforme à la démarche historienne. On regrette ainsi que l’insistance de S. D’Onofrio sur « le fondement éthique de l’anthropologie », qui assigne à l’anthropologie en tant que telle la tâche d’interpeller les citoyens sur l’urgence d’une réforme de leurs modes de vie, ait pu aller au détriment des exigences qui définissent l’anthropologie comme discipline scientifique. À la lecture de Lévi-Strauss face à la catastrophe, on ne doutera pas cependant de l’urgence d’une réflexion sur l’écologie et la démocratie, ni de la légitimité des anthropologues à y participer.
par , le 6 mars 2019
Lucie Fabry, « L’anthropologue et l’essayiste », La Vie des idées , 6 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-anthropologue-et-l-essayiste
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[1] « L’atome de parenté spirituelle », L’Homme, 1991.
[2] C. LEVI-STRAUSS, « La crise moderne de l’anthropologie », Le Courrier de l’UNESCO, vol. 14, 1961, p. 12-17, p. 13.
[3] W. STOCZKOWSKI, « L’anthropologie rédemptrice de Claude Lévi-Strauss », Études, Tome 412, no 4, 30 mars 2010, p. 485-495, p. 488.
[4] W. STOCZKOWSKI, op. cit., p. 486, citant M. GIRAUD, « Le regard éloigné : ethnocentrisme, xénophobie ou racisme ?, Les Temps Modernes, n° 459, 1984, p. 737-750, et E. TERRAY, « Face au racisme », Magazine Littéraire, n° 223, 1985. Voir également E. TERRAY, « La vision du monde de Claude Lévi-Strauss », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 193, 2010, p. 23-44.