À la fois travail et rapport social, le care recouvre toute une panoplie de réalités diverses et d’activités souvent précaires. H. Hirata pose sur cette notion polysémique un regard de sociologue, aigu et sans concession.
À la fois travail et rapport social, le care recouvre toute une panoplie de réalités diverses et d’activités souvent précaires. H. Hirata pose sur cette notion polysémique un regard de sociologue, aigu et sans concession.
Le care, théories et pratiques se présente avant tout comme un petit livre didactique, fruit d’un travail de recherche approfondi dans trois métropoles situées au sein de continents et de sociétés différentes : Paris (Île de France), São Paulo et Tokyo. Travail de longue haleine, Helena Hirata a pris le temps d’écouter des centaines de travailleuses et de travailleurs qui accompagnent des personnes âgées dépendantes pour mieux saisir les complexités de leur travail et de leur mise au travail, à domicile et en institution. Quelles réalités recouvre le care aux âgés dépendants ? Le regard comparatif proposé permet d’emblée d’éviter certaines critiques associées au concept de care : son essentialisation, par les points communs et les différences, et sa romantisation. H. Hirata dissèque d’un regard de sociologue, aigu et sans concessions, le marché de l’emploi, l’organisation et les conditions de travail, le rôle des migrations et la division internationale et sexuelle du travail, ainsi que le rapport subjectif à l’activité, sans jamais céder à un quelconque enchantement. Ni les rapports d’inégalités et de domination, ni le racisme et les discriminations, ni la grande pénibilité du travail, ne sont épargnés.
La comparaison internationale permet de mettre en lumière deux aspects de la problématique de la prise en charge des personnes âgées dépendantes – dont on se doit d’interroger les rapports. Dans les pays dits développés et dans les métropoles du Sud, les besoins en care deviennent tels qu’ils s’imposent comme un problème public (souvent résolu de manière privée) : c’est ce que l’on nomme habituellement « la crise du care ». En même temps, en France, au Brésil, au Japon, comme ailleurs, il est un point qui semble universel et qui constitue l’une des démonstrations centrales du livre : malgré des différences sociales profondes, ce sont les populations les plus vulnérables et socialement moins valorisées qui sont assignées à ces activités. Parmi elles, une écrasante majorité de femmes, issues des secteurs populaires et/ou des migrations.
Avant d’aborder l’organisation de la prise en charge des personnes âgées dans ces trois pays, H. Hirata rappelle que le care est une perspective qui demeure source de méfiance et d’incompréhension en France, malgré son développement important ces quinze dernières années [1]. Polysémique, le care puise ses origines dans les années 1980 aux États-Unis, au sein de la psychologie morale et la philosophie politique féministes. Cette origine disciplinaire et thématique se heurte, présume H. Hirata, à l’héritage de la recherche féministe française, qui puise dans le matérialisme une conceptualisation du travail des femmes absente des premiers développements se réclamant de la perspective du care, tandis que, par ailleurs, les travaux en sociologie ou anthropologie portant sur les professions du care ne reprennent pas à leur compte ses dimensions éthiques et politiques. Un certain nombre de travaux ont, ces dernières années, œuvré à dépasser ces clivages et à montrer la richesse potentielle de cette perspective [2].
Plusieurs facteurs sous-tendent la difficile appréhension du care, parmi lesquels l’absence d’une traduction littérale en français apte à embrasser la multiplicité de ses sens, son élasticité ou sa transdisciplinarité. L’existence même d’un équivalent direct du mot care – comme cuidado en Espagnol et en Portugais – semble à même de désamorcer cette part de méfiance ancrée dans un concept anglo-américain que l’on ne peut enserrer (et donc saisir) dans un vocable français. Les tentatives se sont avérées insatisfaisantes. La « bienveillance », le « souci des autres », le « soin », l’« attention » ou encore la « sollicitude » éclairent à peine une facette du terme, sans parvenir à rendre compte de la multiplicité des dimensions cognitive, éthique, pratique et politique qu’implique le concept anglo-américain. Ainsi la sollicitude ne saurait être détachée du travail réalisé ni des savoirs et efforts impliqués dans l’action ; à son tour, le travail réalisé ne peut être détaché du sens qui lui est donné ni de la responsabilité envers autrui qu’il implique (l’éthique). Face à cette difficulté, Helena Hirata adopte une définition qui lui permet de délimiter le champ des activités analysées, tout en embrassant la multiplicité de leurs dimensions. Le care fait ainsi référence à un travail matériel, technique et émotionnel, inscrit dans des rapports sociaux de sexe, classe et race/ethnie impliquant l’ensemble des protagonistes et consistant à apporter une réponse concrète aux besoins des autres (cf. la définition in extenso p. 40). Le care est à la fois travail et rapport social, et c’est sur ces deux versants intriqués que l’autrice élabore sa réflexion.
Dans un souci didactique, qui illustre au passage le dynamisme de ce champ de recherche, H. Hirata présente quelques-unes des grandes controverses, sociales et épistémologiques, qui le traversent et lui permettent ce faisant de situer sa propre recherche et la définition qu’elle adopte du care. Si ces controverses stimulent les spécialistes, elles renvoient à des sujets sociaux très politiques et actuels. Ainsi la question de l’extension du concept du care (en fonction de l’objet de recherche) soulève ici celle de la délimitation des métiers du care et de leur professionnalisation, elle-même sujette tantôt à une rationalisation excessive des tâches, tantôt à une négation de certaines de ses dimensions intrinsèques, telle la charge émotionnelle ou les rapports sexualisés. De même, la confrontation à une société vieillissante et aux besoins liés à la dépendance accrus, implique de s’interroger sur les inégalités profondes qui touchent le partage du travail et de la responsabilité du care, au sein de l’univers domestique et de l’organisation sociale.
Les enjeux théoriques, mais aussi sociaux et politiques, que pose le travail de care sont considérables. En ce sens, la pandémie en a brutalement dévoilé des aspects essentiels : la vulnérabilité de l’existence humaine et notre interdépendance réciproque ainsi que la condition socialement « essentielle » de ces emplois dévalorisés et du care familial et domestique. Ces activités, fortement genrées, participent de ce que H. Helena et P. Zarifian avaient, il y a vingt ans, appelé « la production du vivre ensemble » [3], et qui pourrait aujourd’hui offrir une définition large du care.
Le travail de care renvoie à cette production vitale du social, ainsi qu’à la dévalorisation dont elle est objet et aux inégalités sociales profondes qui la sous-tendent. En tant que perspective, il est invitation à déplacer son regard, à repenser la hiérarchie de ce à quoi nous donnons de la valeur, à prendre en considération les savoirs et points de vue de celles et ceux qui s’occupent concrètement de ces tâches essentielles, souvent assimilées au « sale boulot » et traditionnellement considérées – tout comme les travailleurs – comme subalternes et négligeables. De ce point de vue, la perspective du care poursuit, dans la lignée des contestations des féministes des années 1970 et 1980, la remise en question de nos conceptions sociales et académiques du « travail » [4].
Une fois posés ces enjeux théoriques et sociaux, l’ouvrage introduit la question des comparaisons internationales du travail de care. La recherche porte sur trois métropoles marquées, malgré leurs différences, par la baisse de la fécondité, le vieillissement de leur population et la moindre disponibilité des femmes présentes sur le marché de l’emploi pour prendre en charge ces besoins. L’analyse montre qu’il n’y a pas une manière universelle de répondre à ces enjeux. Chacune des sociétés étudiées témoigne de différentes modalités d’organisation du care en fonction de divers facteurs comme le degré de vieillissement (l’urgence du problème), du poids des différents acteurs sociaux, la division sociale et sexuelle du travail, l’histoire sociale et culturelle et les politiques migratoires. La France se démarque par le poids des politiques publiques, le degré d’institutionnalisation et la surreprésentation, en région parisienne, de la main-d’œuvre issue des migrations. Au Japon, malgré la mise en place d’une assurance pour le care et des taux d’institutionnalisation élevés, les aidants familiaux, et en particulier les femmes, représentent des acteurs centraux dans la prise en charge des personnes âgées. En dépit d’accords bilatéraux, les migrations de caregivers philippines et taïwanaises peinent à surmonter les obstacles institutionnels. Au Brésil, les politiques publiques aux personnes en situation de dépendance et de formation des aidants sont éclatées et négligeables, l’institutionnalisation résiduelle. Dans les secteurs populaires, ce sont les réseaux de sociabilité impliquant la famille, le voisinage, la communauté qui soutiennent les besoins de la dépendance, tandis que les plus aisés font appel à une armée d’employées domestiques (femmes pour 94% d’entre elles), dont les deux tiers sont issues des migrations internes, qui prennent en charge à la fois le ménage et les personnes dépendantes au sein des foyers. À ces organisations sociales du care hétérogènes, s’ajoutent d’autres différences qui touchent à l’organisation du travail, à la gestion de la main-d’œuvre et aux niveaux de salaire. Pourtant, dès lors que l’on se penche sur le travail du care et les travailleuses et travailleurs qui s’y consacrent, apparaissent nombre de similitudes, et non des moindres : le profil des groupes sociaux auxquels ce travail est assigné, sa non-reconnaissance sociale et monétaire, l’absence d’innovations techniques censées soulager le travail, ses effets sur la santé, ou encore le rapport subjectif au travail sur lequel l’autrice revient en détail dans le dernier chapitre.
La question de la prise en charge du care dans les grandes métropoles induit également celle des migrations féminines qui concourent à modeler les profils des travailleuses et affecte la division sexuelle du travail internationale et domestique. Face à la crise du care liée au manque de main-d’œuvre dans un secteur non délocalisable, ce sont des femmes issues de pays ou de régions plus pauvres qui se déplacent. La mondialisation du care affecte diversement, mais sûrement tous les pays et rebat les cartes de la division internationale du travail, basée sur le travail de reproduction. D’une part, ces travailleuses, parfois privées de statut migratoire légal et de protections liées au travail, quittent leur pays pour venir occuper ces emplois peu valorisés et précarisés ; d’autre part, une partie du travail domestique familial est externalisé suivant des rapports de classe et/ou de race entre femmes de classes moyennes-supérieures et femmes issues de classes défavorisées, tandis que la division du travail domestique entre hommes et femmes au sein des foyers demeure en grande partie inchangée. La mondialisation du care s’appuie sur des inégalités intriquées de genre, de classe et de race qu’elle contribue à exacerber. H. Hirata suit donc les processus de précarisation du travail associés à ces phénomènes tels qu’ils se manifestent dans chacune des métropoles analysées. En Île-de-France, où nombre de travailleuses et de travailleurs sont issus de l’Outre–mer, du Maghreb ou d’Afrique Subsaharienne, et à São Paulo, où les cuidadoras proviennent du Nord-Est, le racisme sous-tend des processus de discrimination tandis qu’au Japon, elle repose plutôt sur le statut de l’emploi, entre personnel stable et travailleurs précaires et non réguliers. En outre, dans ce pays à la division sexuelle du travail des plus traditionnelle, le secteur a récupéré nombre de travailleurs expulsés du marché de l’emploi et présente un taux étonnamment élevé d’hommes (40% contre 5% en moyenne ailleurs). Dans les trois pays, la main-d’œuvre est confrontée à la discrimination salariale due à la non reconnaissance de leurs qualifications.
Partant de cette analyse fouillée et étayée par une profusion de données quantitatives et qualitatives, H. Hirata resserre la focale sur les travailleuses et des travailleurs, leurs trajectoires et les rapports subjectifs au travail. Schématiquement, leurs parcours sont marqués par les migrations et processus de déqualification en région parisienne, le travail informel et la multiplication des emplois à São Paulo, des carrières plus stables pour les femmes et des reconversions professionnelles pour les hommes au Japon. H. Hirata nous invite à suivre quelques-unes de ces trajectoires, d’où émergent diverses problématiques tels les rapports entre statuts migratoire et de l’emploi, la disparité des formations, les différentes formes d’imbrication des rapports sociaux, ainsi que l’articulation entre vie personnelle et professionnelle entre femmes (davantage marquées par le continuum des tâches et l’instabilité des trajectoires professionnelles) et hommes (absence de continuum entre activités domestiques et professionnelles, et cohérence globale de la trajectoire professionnelle malgré les ruptures).
La diversité des profils et parcours tranche avec la similitude des situations professionnelles et des rapports au travail. H. Hirata, qui s’intéresse depuis longtemps aux rapports entre subjectivité et travail à la croisée de la psychodynamique du travail et des rapports de genre, introduit un thème central pour les analyses du travail de care : la prise en compte de la subjectivité comme part inséparable du care, en tant que travail sur l’humain, mobilisant la relation à l’autre et les affects. H. Hirata met particulièrement en évidence comment, malgré quelques particularités, les personnes des pays étudiés qui se consacrent aux âgés dépendants présentent des représentations comparables de leur travail. Si la description de l’activité mobilise des références aux dimensions matérielles et pratiques du care, pour chacune et chacun le « travail de care » implique la présence à l’autre, et donc la responsabilité individuelle. Être là, accompagner, écouter. C’est l’antithèse de l’indifférence – trop souvent menacée par les conditions dans lesquelles elle doit être soutenue.
Pour l’autrice, ces similitudes dans les dispositions et pratiques présentées se doivent aux dimensions des affects, non monétaires, du care, indissociables de ses dimensions matérielles. La chercheuse se trouve ainsi confrontée à ce qui fait le quotidien des professionnels et professionnelles du care : la centralité des affects et leur ambivalence, le rapport à la maladie, à la souffrance et à la mort, l’agressivité subie, mais aussi ressentie, les relations aux familles avec leurs craintes et leurs attentes, la dimension sexuelle des relations humaines, le rapport intime à l’autre – âgé, dépendant – médié par le travail. Or trop souvent, toute cette complexité est déniée au profit de discours sur les « bonnes pratiques », la « bonne distance » ou une certaine conception du « professionnalisme » épuré de certaines de ces dimensions humaines – gênantes. D’une certaine manière, ce dernier chapitre fait écho aux questionnements initiaux sur l’approche conceptuelle du care qui, au regard de sa complexité en tant que travail et que rapport social, ne peut être que multidimensionnelle.
Plus qu’un aboutissement, cet ouvrage représente pour H. Hirata un pas (conséquent) sur le chemin de sa réflexion. L’autrice laisse plusieurs pistes d’analyses ouvertes, qu’elle reprendra et approfondira sas doute dans ses futurs écrits. Il aurait été intéressant d’en savoir davantage sur les effets de la mise au travail de femmes (et d’hommes) dans ces secteurs sur l’organisation et l’économie des relations familiales dans les différents pays. Une autre piste concerne le choix de métropoles, qu’il serait important de situer au regard du travail de care dans les villes moyennes et régions péri-urbaines et rurales, aux réalités contrastées, également en prise avec les effets de la mondialisation et qui, en outre, ne sont pas forcément en reste du point de vue des mobilisations naissantes.
En effet, si l’autrice analyse le travail de care de longue date, la parution de l’ouvrage résonne de manière particulière alors qu’en France les travailleuses et travailleurs des secteurs de l’aide médico-sociale aux personnes dépendantes, usés par des conditions de travail précaires et délétères, tentent de se faire entendre. Les aides-soignantes de l’EHPAD des Opalines de Foucherans ont, les premières, jeté dans la mare le pavé de la déshumanisation des soins qu’elles étaient censées prodiguer [5]. D’autres personnels d’EHPAD leur ont emboîté le pas. Avec la pandémie, les aides à domicile sortent de l’ombre, se regroupent, font grève (au niveau local, comme à Blois, Mayenne, Cahors…, puis national), des collectifs voient le jour. Le hiatus entre « travail essentiel » et grande précarité des emplois devient, non sans résistances, de plus en plus visible, s’invite dans l’hémicycle [6]. Helena Hirata observe ces mobilisations naissantes, en France à tout le moins – elles semblent inexistantes au Brésil et prennent la forme de démissions collectives au Japon. H. Hirata ébauche les contours de futures luttes possibles, qui seraient issues de l’émergence d’une « nouvelle figure salariale féminine [7] », et transnationale, amplement représentée par les travailleuses du care. C’est ainsi que tout le long de l’ouvrage, elle nous invite ainsi à replacer au centre de nos réflexions sur nos sociétés, sur l’évolution du travail et sur les diverses formes de luttes sociales et globales, la centralité politique du travail des femmes et du travail du care.
par , le 23 février 2022
Natacha Borgeaud-Garciandía, « L’antithèse de l’indifférence », La Vie des idées , 23 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-antithese-de-l-indifference
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[1] Nous prenons comme point de départ du développement récent et considérable des recherches se réclamant du care en France, l’ouvrage de Patricia Paperman et de Sandra Laugier Le souci des autres (Éditions de l’EHESS, 2005) qui fut suivi de la (re)traduction des ouvrages fondamentaux et pionniers de Carol Gilligan, Une voix différente (2008) et de Joan Tronto Un monde vulnérable (2009).
[2] Outre les travaux d’Helena Hirata, nous pouvons citer à titre d’exemple ceux de Pascale Molinier, Patricia Paperman, Caroline Ibos. Cf. notamment Vers une société du care. Une politique de l’attention, publié par les Éditions du Cavalier Bleu en 2019.
[3] Helena Hirata, Philippe Zarifian, « Travail (le concept de) », in Helena Hirata et al. (coord.), Dictionnaire critique du féminisme, Puf, 2000, p. 230-235.
[4] Pascale Molinier, Le travail du care, Paris, La Dispute, 2013.
[5] Grève de 117 jours dans des EHPAD du groupe les Opalines en région péri-urbaine, amplement médiatisée suite à l’enquête menée par la journaliste Florence Aubenas pour le journal Le Monde (18 et 27 juillet 2017).
[6] Deux députés (F. Ruffin et B. Bonnell) ont présenté fin juin à la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale un rapport d’information sur les « métiers du lien », suivie d’une proposition de loi pour la « reconnaissance des métiers du lien » et l’amélioration des conditions d’emploi. Elle fut refusée. De même, la loi grand âge fut abandonnée.
[7] Terme emprunté à Danièle Kergoat.