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Recension Histoire

L’apocalypse Tchernobyl

À propos de : Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle


par Adèle Cassigneul , le 4 mai 2017


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Galia Ackerman raconte Tchernobyl, région florissante d’Ukraine à jamais transformée en zone interdite. Au fil de ses rencontres avec la population, prise entre trafics mafieux et animaux sauvages, elle décrit une nature empoisonnée qui annonce l’avenir d’après la catastrophe.

Recensé : Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, Paris, Premier Parallèle, 2016, 236 p., 18 €.

« Je n’ai pas lu de livres sur cela. Je n’ai pas vu de films, non plus… », déclare l’une, et l’autre de répondre en écho : « Je n’ai rien lu de tel nulle part ». L’ensemble des récitatifs tragiques que Svetlana Alexievitch a recomposé pour sa Supplication a donné forme à la mémoire dramatique d’un chœur-témoin en quête de sens après la catastrophe nucléaire de 1986. Il articule l’ « histoire manquée » de celles et ceux qui (sur)vivaient alors à Tchernobyl, afin de rendre compte des sensations et sentiments des « individus qui ont touché à l’inconnu » [1].

20 ans plus tard, alors qu’une arche pharaonique confine depuis peu les restes du réacteur détruit et qu’une jeune génération persiste à demeurer dans cet enclos au chronotope extraordinaire [2], Galia Ackerman revient sur sa propre traversée de ce territoire contradictoire et déconcertant. À l’approche eschatologique de l’écrivaine biélorusse nobélisée, dont elle est la traductrice assidue, l’essayiste d’origine russe oppose un récit pudique et anti-spectaculaire. Elle envisage de se confronter à une vérité historique qui contredit parfois les discours et images officiels.

Souhaitant témoigner et transmettre, elle raconte l’incommensurable Tchernobyl, « petit pays jadis florissant » à jamais « transformé en une ruine inhabitable », cette zone interdite d’Ukraine où, comme en témoigne l’herbier photographique d’Anaïs Tondeur, fleurit désormais une vie mortifère.

Exposer la catastrophe

Écrire sur l’accident nucléaire et ses conséquences écologiques et économiques, tout autant que sociales et morales, c’est l’exposer au triple sens du mot. Avec l’acuité d’un regard bienveillant, Traverser Tchernobyl retrace 20 années passées à hanter ce monde inconcevable aux allures de conte apocalyptique.

Il s’agit d’abord de raconter, pour faire connaître et éclairer cet univers de science-fiction étrangement bucolique. Le mouvement des voyages et enquêtes, rythmé par de multiples rencontres, emporte le récit que Galina Ackerman ponctue, quand cela est pertinent, de parenthèses mémorielles qui éclairent la socio-culture de ce lieu hors du commun ou nous immergent dans la jeunesse soviétique de l’auteure.

Elle nous conduit à Pripiat, ville survivante et contaminée qui frappe par sa spectralité onirique. Là, vivant avec la population qui la guide dans les environs, partageant conversations et repas frugaux, elle découvre un univers autonome, avec ses habitants et leurs rituels, ses histoires et ses mythes. On lui parle de la jeune Maria, enfant illégalement née dans la zone. Vladimir lui offre des noix poussées aux alentours, délicieux fruits empoisonnés. De vieilles babouchkas partagent leurs souvenirs avec elle en sirotant du tord-boyaux local, baptisé « cognac de Tchernobyl » (p. 122).

Mais exposer, c’est également révéler et, parfois, dénoncer. Ainsi fait-elle un état des lieux des sales secrets de la zone enfouis depuis l’époque soviétique, ses villes fermées et sa pyramide de privilèges bien structurée, jusqu’à aujourd’hui. Espace protégé, Tchernobyl abrite une vie clandestine où rôdeurs et voleurs règnent en maîtres. Il est question de trafic de bois et de métaux, de braconnage, de toute une organisation mafieuse à la tête de laquelle trône Valéra, maître autoproclamé de Tchernobyl, que Galia Ackerman rencontre par accident et avec qui elle partage frileusement quelques verres.

Exégète des traces recueillies après l’explosion, la journaliste fait également la critique des textes poignants de Svetlana Alexievitch et les photos volées à la catastrophe par Igor Kostin. Elle dénonce le « rapt de douleur » (p. 177) que l’auteure de La Supplication, avide de témoignages sensationnels, aurait perpétré. Puis elle revient en détail sur la première photo du réacteur attribuée à Kostin, mais prise par le photographe salarié de la centrale Anatoli Rasskazov. Prudente, elle en tire une conclusion simple :

C’est ainsi que se construit, avec des éléments objectifs et subjectifs, des vérités et des contre-vérités, la trame de l’Histoire où rien n’est définitivement acquis et tout peut être réécrit et remanié. (p. 194)

Mesurée et consciente de la gravité du sujet, Galina Ackerman s’en tient rigoureusement aux faits avérés, faisant le tri entre preuves historiques et affabulations parfois extravagantes [3].

La zone palimpseste

Tous ces éléments – objets, images, histoires – ici regroupés pour faire récit et transformer l’expérience sensible en connaissance transmissible ont également été mobilisés pour l’exposition de 2005, Once Upon a Time Chernobyl, pour laquelle Galia Ackerman a assuré le commissariat au Centro de Cultura Contemporania de Barcelone. C’est à cette occasion qu’elle a dû élaborer une vision singulière de la catastrophe et guider le spectateur dans un monde paradoxal.

Forte d’une double culture, à la fois au cœur de la matrice soviétique par son éducation et mise à distance par sa vie d’exil en France, Galia Ackerman compose un texte libre qui, faisant acte de témoignage, s’attache à rendre Tchernobyl à son histoire et à en révéler quelques facettes occultées. Entre lectures savantes et souvenirs de famille, elle fait revivre la bourgade juive d’avant la révolution.

Tous ces souvenirs de mes lectures sur l’histoire de Tchernobyl m’assaillent, alors que je me tiens devant la synagogue en ruine, avec son étoile rouge rouillée. (p. 66)

À la recherche des anciens lieux du shtetl, elle déterre une mémoire douloureuse : pogromes, famine staliniennes et Shoah.

Espace complexe, Tchernobyl est également dépeint comme une Atlantide au patrimoine culturel englouti. Rencontrant archéologues, poètes et artistes, l’essayiste s’intéresse à ce qui, de la vie du lieu, reste vivant. Elle lit dans l’existence de celles et ceux qui demeurent là les vies dépeintes par Kouprine, Gogol ou Dostoïevski et, par là, s’attache à inscrire le territoire dévasté dans une culture populaire et littéraire ancestrale.

Tchernobyl se voit alors traversé de temporalités contradictoires. Symbole du rêve glorieux d’un futur soviétique resté hypothétique, la Zone est désormais figée dans un passé en ruine, un passé que l’on visite comme un parc d’attractions, à la recherche d’émotions inédites et extrêmes. Dans le même temps, l’étendue sauvage et paisible de cet endroit entièrement rendu à la nature – loups, renards et chevaux repeuplent le territoire – semble annoncer l’avenir incertain d’après la catastrophe. Devenu laboratoire, la Zone semble incarner le terrible monde qui nous attend.

Une traversée

« Tchernobyl est mon monde » (p. 213). Réunissant souvenirs, textes, entretiens et images, Galia Ackerman relate sa plongée dans un univers hors du commun et fait de cette immersion l’occasion de confidences d’autant plus touchantes qu’elles se dévoilent avec retenue. L’honnête autoportrait qu’elle ébauche prend forme au travers de réminiscences émues – il y a la cousine Nelly et la grand-mère Olga –, de ce qu’elle retient d’une enfance laissée en Russie : l’enfance d’une petite fille livrée à elle-même, aventurière et avide lectrice.

Sobres et graves, les confidences enfantines se muent en confession, celle d’une dissidente indignée dont l’esprit contestataire et engagé est à l’origine de la traversée qu’elle dépeint. Car il a fallu franchir frontières et barrières, abandonner un monde et s’assumer orpheline pour se frayer un passage et donner forme à un parcours aussi rare que singulier. Galia Ackerman se dit appartenir à l’espèce « Fahrenheit 451 » [4], celle qui, malgré tout, préserve la mémoire et la culture des peuples.

C’est ce que rappellent les poignantes pages sur la journaliste assassinée, Anna Politkovskaïa, ou sur le trio de savants qui incarnent la « conscience de Tchernobyl » (p. 159). Écrire, c’est « remuer en travers » [5], savoir faire bouger les lignes et aller à contre-courant pour mieux comprendre « cela » : l’expérience-Tchernobyl.

par Adèle Cassigneul, le 4 mai 2017

Aller plus loin

Bilan actualisé de la catastrophe
 « Tchernobyl, 30 ans après l’accident nucléaire », Institut de Radioprotection et de Sureté Nucléaire

Documentaires, conférences et fictions radiophoniques
 « Paysages de Tchernobyl » (5 épisodes), Un autre jour est possible, France Culture
 « Tchernobyl en héritage » (3 épisodes), Sur les docks, France Culture
 Galia Ackerman, « Ma traversée de Tchernobyl », France Culture/MRSH
 « 86, année blanche de Lucile Bordes » (10 épisodes), La vie moderne, France Culture

Reportages photographiques
 Anaïs Tondeur, Chernobyl’s Herbarium (2011-2016)
 Arthur Bondar, Land /4/ – Shadows of Wormwood (2016)
 Guillaume Herbaut, Chernobyl (2001-)
 Niels Ackermann, L’ange blanc. Les enfants de Tchernobyl sont devenus grands (2016)
 Gerd Ludwig, The Long Shadow of Chernobyl (1993-2015)

Pour citer cet article :

Adèle Cassigneul, « L’apocalypse Tchernobyl », La Vie des idées , 4 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-apocalypse-Tchernobyl

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Svetlana Alexievitch, La Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Paris, Lattès, 1998, respectivement p. 107, 115, 30. Pol Cruchten vient d’adapter l’ouvrage au cinéma. Une installation récente revient sur la vie d’un couple de samossioly, tchernobyliens revenus habiter sur leurs terres : Zvizdal [Tchernobyl, si loin si proche], crée par le collectif BERLIN fin 2016.

[2Voir le travail de Niels Ackerman sur la jeunesse ukrainienne contemporaine, L’Ange blanc. Les enfants de Tchernobyl sont devenus grands, qui s’intéresse à leur vie quotidienne dans la zone contaminée.

[3Sur les hypothèses plus ou moins complotistes liées à la catastrophe, voir le documentaire de Chad Gracia et Fedor Alexandrovich, The Russian Woodpecker, primé au festival de Sundance en 2015.

[4By Heart de Tiago Rodrigues (Les Solitaires Intempestifs, 2015) travaille ce même motif : la préservation d’une culture et d’une mémoire comme acte de résistance artistique autant que politique.

[5«  Traverser  » vient du latin transversare, «  remuer en travers  ».

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