Recherche
« Les Trois Âges », B. Keaton (1923)

Recension Histoire

L’archéologue et l’anthropologue

À propos de : David Graeber & David Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité, Les Liens qui libèrent


par Charles Stépanoff , le 9 mai 2022


Télécharger l'article : PDF

L’ouvrage monumental de David Graeber et David Wengrow sur la formation des sociétés et des inégalités rompt les barrières entre archéologie préhistorique et ethnologie pour ouvrir sur un vaste projet anthropologique. Il échoue toutefois à articuler le champ politico-culturel et celui de la nature.

L’ouvrage monumental de David Graeber et David Wengrow est un tour de force qui manifeste avec brio l’intérêt de rompre les barrières entre archéologie préhistorique et ethnologie et de renouer avec un projet anthropologique large, celui de Franz Boas et d’André Leroi-Gourhan, qui embrasse le phénomène humain des origines à nos jours. Wengrow est un archéologue talentueux du Moyen-Orient, Graeber un anthropologue spécialiste de Madagascar, devenu mondialement célèbre par ses travaux sur la dette et sur les bullshit jobs, avant sa mort prématurée en 2020.

Dans un fantastique tour d’horizon de 740 pages qui compulse de multiples études archéologiques et ethnographiques, leur ouvrage nous fait explorer le rôle probable des femmes dans la domestication au Proche-Orient néolithique, la naissance en Ukraine des premières grandes agglomérations humaines au Chalcolithique, les labyrinthes du site mystique de Chavín de Huántar au Pérou, ou encore la géométrie sacrée des gigantesques enceintes élevées par des chasseurs-cueilleurs à Poverty Point en Louisiane.

Une grande partie de l’effort théorique mené par Graeber et Wengrow vise la déconstruction. Il s’agit de réfuter des certitudes profondément ancrées et diffusées par des auteurs à succès comme Robin Dunbar, Jared Diamond, Yuval Harari. Non, en se rassemblant dans des formations toujours plus grandes, les humains ne doivent pas nécessairement se soumettre à un pouvoir toujours plus coercitif. Ainsi les agglomérations géantes des steppes boisées ukrainiennes ne laissent apparaître aucune structure étatique. Non, notre espèce ne marche pas d’un pas inflexible sur une voie prédestinée menant de l’égalité des chasseurs-cueilleurs vers la hiérarchie centralisée des États-nations. D’abord, les Paléolithiques n’étaient sans doute pas si égalitaires, comme en témoigne le traitement funéraire qu’ils accordaient à des êtres d’exception. Et de nombreuses agglomérations ont connu des trajectoires menant de régimes autoritaires à des formations décentralisées, comme la cité de Taosi en Chine, il y a 4000 ans, ou celle de Teotihuacan au Mexique il y a 1700 ans.

Non, contrairement à ce qu’affirment Jared Diamond ou James Scott, la culture des céréales n’est pas un piège empêtrant ceux qui y tombe dans les rets de régimes d’oppression. Les plaines du Mississipi et de l’Ohio où était cultivé le maïs ont vu se succéder tertres monumentaux hopewelliens dont l’usage était cérémoniel, puis le régime centralisé et sanguinaire de la ville de Cahokia, puis un réseau de bourgades gouvernées par des conseils communautaires. Si les Hurons et les Iroquois ont livré des critiques politiques et philosophiques profondes contre l’absolutisme européen aux XVIIe-XVIIIe siècles, c’est parce qu’ils étaient les héritiers d’une histoire politique mouvementée qui avait abouti à l’invention d’institutions démocratiques – avant les Lumières.

Au lieu d’un itinéraire tout tracé, Graeber et Wengrow nous offrent un tableau chamarré, souvent jubilatoire, fait de mille soubresauts, demi-tours politiques et trajectoires sociales imprévisibles. Face à un déterminisme rudimentaire qui enferme la réflexion politique dans un cadre fataliste désastreux, nos auteurs ouvrent un vaste champ des possibles qu’ils veulent porteur d’espoir et ferment d’imagination.

Quelques contestables nouveautés

Évidemment, les découvertes ne sont pas toutes aussi radicales que l’annonce la promesse d’un « tableau totalement neuf de l’évolution des sociétés humaines au cours des trente mille ans écoulés » (p. 16). Que les sociétés autochtones connaissent et expérimentent toutes sortes de modèles de formations politiques possibles, que la démocratie ne soit pas une invention grecque, que les Iroquois l’aient développée en réaction historique au pouvoir autoritaire de Cahokia, tout cela est déjà argumenté par Alain Testart (2004). Le fait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs de l’hémisphère nord sont en grande partie sédentaires et hiérarchisées depuis la fin de l’âge glaciaire est au cœur de sa monumentale synthèse de 1982, Les chasseurs-cueilleurs ou L’origine des inégalités. Que la sédentarité précède l’agriculture au Proche-Orient est un argument décisif de Jacques Cauvin contre le déterminisme écologique des théories anglo-saxonnes dans Naissance des divinités, naissance de l’agriculture paru en 1994. Ce que la presse anglo-saxonne présente comme une découverte bouleversante est pour le lectorat français un savoir établi depuis trente ou quarante ans dans ces ouvrages classiques, malheureusement non cités par Graeber et Wengrow. Cette longueur d’avance de notre anthropologie pourrait être un motif de satisfaction si elle ne démontrait surtout son manque cuisant d’audience à l’étranger [1].

Mettant l’accent sur les processus horizontaux de différenciation délibérée entre blocs culturels, nos auteurs construisent des scénarios de diffusion souvent originaux, parfois peu crédibles. Face à la salve de critiques que les Amérindiens exprimaient contre l’absolutisme et la cupidité qu’ils découvraient chez les colons européens, certains auteurs européens répondirent par un schéma de hiérarchisation des sociétés classant les Indiens dans un stade primitif sauvage. Selon Graeber et Wengrow, Turgot aurait ainsi conçu sa théorie du progrès stadial de l’humanité en réponse aux Lettres d’une princesse péruvienne (1747). Turgot propose en effet en 1751 une séquence de trois stades : les peuples chasseurs, les peuples pasteurs, les peuples laboureurs, auxquels il ajoute plus tard l’âge commercial. Mais ce schéma n’a rien d’une invention originale : on y reconnaît les trois époques du grec Dicéarque reprises par le latin Varron dans De re rustica, à savoir le stade primitif de collecte (« stade naturel », gradus naturalis), puis le stade pastoral et le stade agricole. Nulle influence amérindienne ici : Turgot ne fait que calquer Varron dont il reprend tels quels certains arguments sur la domestication des animaux.

Un tournant théorique : la politique des saisons

Malgré ce genre d’erreurs, les apports de l’ouvrage sont majeurs et incontestables : il démontre de façon définitive que les inégalités et la domination ne sont pas un phénomène homogène dont on pourrait mesurer les progrès sur une échelle unique. Ainsi les inégalités de richesses, sur lesquelles bien des auteurs focalisent leur attention, ne sont pas nécessairement productrices de stratification sociale, les riches ayant dans diverses sociétés plus d’obligations que de pouvoir. La hiérarchie a souvent des fondements non pas économiques mais religieux, comme le monopole sur la communication avec l’invisible (des thèmes que j’ai tenté d’illustrer dans le monde nord-asiatique ces dernières années, Stépanoff 2019). Ce type de contrôle des savoirs ésotériques constitue pour nos auteurs une des trois formes fondamentales de domination, avec le monopole de la violence légitime et la compétition aristocratique pour le pouvoir. Certains régimes sont fondés sur une seule forme de domination, comme la société olmèque centrée sur la compétition, tandis que d’autres en associent deux comme l’Égypte pharaonique qui unit souveraineté et monopole bureaucratique sur le savoir. Quant à l’État moderne, il est la conjonction fortuite et sans doute éphémère des trois formes.

L’apport théorique le plus neuf de l’ouvrage est certainement de mettre en lumière le caractère intermittent et saisonnier des organisations sociales de nombreuses sociétés anciennes et récentes. Alternant chaque année entre organisation clanique et système étatique, des sociétés comme celles des Indiens des Plaines rendent futiles les tentatives de classifications évolutionnistes en stades. Ces oscillations impliquent que les membres de ces sociétés avaient conscience de la possibilité de choisir entre différents systèmes politiques sans s’enfermer dans aucun. Graeber et Wengrow en déduisent de façon convaincante que la question fondamentale n’est pas tant celle de l’émergence de la domination, dont l’existence par intermittence est probablement très ancienne, que celle de l’interruption des oscillations et de la rigidification des hiérarchies.

Or cette question cernée tout au long du livre reçoit seulement dans la conclusion une esquisse de réponse. L’hypothèse suggérée est que le pouvoir politique se serait figé en fusionnant avec le pouvoir domestique dans un mélange de violence arbitraire et de soin paternel. Le modèle en est le despote « père de la nation » qui fait mourir en masse des membres de sa propre société. Ce scénario ne convainc guère car, malgré la rhétorique familiale des souverains, puissance étatique et pouvoir domestique sont en réalité en compétition. Comme l’a montré Testart (2004), la montée en puissance des États centralisés s’accompagne généralement d’une régulation et même d’une disparition des droits des maîtres sur leurs esclaves. Le maître qui tue ses familiers menace le monopole du souverain sur la violence légitime. Et les esclaves soumis à des particuliers sont autant d’hommes que le despote ne peut pas recruter dans son armée, autant de petites armées privées échappant à son contrôle.

Une politique sans écologie

Si Graeber et Wengrow ne parviennent pas à élaborer une véritable proposition, c’est probablement du fait du cadre théorique, trop politique et pas assez écologique, dans lequel ils ont d’emblée enfermé leur investigation. Pour résumer leur message, on peut dire qu’il existe des chasseurs-cueilleurs égalitaires et d’autres esclavagistes, de même qu’il existe des villes démocratiques et d’autres monarchiques. Nos propres sociétés urbanisées pourraient s’organiser sous toutes sortes de formes inconnues qui restent à inventer. Notre capacité d’autocréation sociale est « ce qui nous rend fondamentalement humains ». Alors qu’ils écornent à juste titre la notion de « révolution néolithique » de Gordon Childe, nos auteurs reprennent à leur compte le titre du livre de 1936 de Gordon Childe, Man makes himself  : « c’est exactement l’esprit dans lequel nous nous inscrivons » (p. 22). Le parti pris institutionnel est assumé : « L’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…), si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective » (p. 21). Voilà qui est d’un idéalisme surprenant quand on songe à l’importance déterminante de la propriété sur la terre et au caractère formel du droit de vote dans les sociétés de classe.

Ainsi leur approche des différentes villes anciennes s’appuie sur une archéologie centralisée qui s’intéresse peu à la question du fondement écologique et terrestre du mode de vie urbain et de ses relations avec son arrière-pays nourricier. Ne trouvant pas dans les palais et temples de la Crète minoenne de trace de pouvoir guerrier, les auteurs en viennent à « se demander s’ils incarnent un quelconque régime de domination ». Or les sites minoens étaient des centres de production et d’exportation de textiles de luxe teints à la pourpre selon une technique élaborée dans l’île. L’administration gérait la collecte et la distribution de la laine ainsi que son tissage. La laine brute était échangée dans des centres commerciaux et des ports grâce à un système de poids standardisés (Militello 2014). La Crète minoenne a ainsi contribué à l’avènement d’une industrie du luxe fondée sur la marchandisation de la laine de mouton qui a nécessairement eu un impact sur la vie des bergers crétois. Malheureusement les recherches se sont concentrées sur les palais et leurs fresques élégantes qui inspirent des pages poétiques à Graeber et Wengrow, tandis que l’investigation du pastoralisme et de l’industrie textile demeure balbutiante (Leon 2016).

Uruk idéalisée

Le biais institutionnel suivi par nos auteurs les conduit à idéaliser d’autres cités comme l’Uruk prédynastique, où tous auraient participé de bon cœur aux corvées décidées par des assemblées du peuple, tandis que les femmes se seraient épanouies grâce à un travail émancipateur dans des temples-usines. Dans un inexplicable rejet de ce séduisant urbanisme démocratique, des communautés montagnardes auraient fondé les premières sociétés aristocratiques et monarchiques du monde, dominées par des noblesses guerrières. Ainsi a-t-on mis au jour à Arlsantepe le premier palais et les premières épées vers 3100 avant notre ère, en remplacement d’institutions bureaucratiques bâties sous l’influence d’Uruk (p. 396-398).

Première objection : si la noblesse naît d’un rejet de la ville, comment expliquer alors les fabuleuses parures d’or des princes enterrés dans les nécropoles de Varna en Bulgarie mille ans avant Uruk ? Ensuite, les données de l’archéozoologie et de la paléobotanique sur les relations entre le centre Arslantepe et son arrière-pays dans les hauteurs anatoliennes viennent jeter une autre lumière sur ce tableau. La période bureaucratique urukéenne est dominée par un habitat d’élite et un temple monumental qui contrôle une industrie céramique de masse et une production de nourriture fondée sur un élevage intensif et productiviste de moutons et de chèvres. Après un renversement de ce système centralisé, la vie se réorganise en petites communautés pastorales mobiles vivant dans des huttes. Les animaux sont élevés dans un mode extensif semi-sauvage, tandis que l’irrigation des céréales diminue drastiquement, favorisant des cultivars rustiques (Vignola et al. 2017 ; Iacumin et al. 2021).

Il n’est pas possible de comprendre les transformations politiques du site d’Arslantepe sans prendre en compte cette métamorphose des modes de subsistance de la région. Ce qui se passe à Arslantepe autour de la fin du IVe millénaire avant notre ère n’est pas tant le remplacement d’un modèle démocratique urbain par un ordre guerrier que le rejet d’une agriculture marchande centralisée au profit d’économies agropastorales domestiques, mobiles et résilientes.

Le point de vue du blé

Reprenons donc du point de vue des réseaux de subsistance, la comparaison entre les premières villes du monde, celles d’Ukraine et celles de Mésopotamie que Graeber et Wengrow rangent dans un même « premier monde urbain » porteur de « principes résolument égalitaires » (p. 361, p. 16). Les agglomérations ukrainiennes de la culture Trypillia réunissaient jusqu’à 30 000 habitants dans des centaines de maisons disposées en cercles concentriques autour de vastes places centrales. Ces maisons de taille homogène sont autant de fermes autonomes avec vaches laitières et meules à bras pour préparer la farine. Les agglomérations ne sont pas entourées de villages chargés de les nourrir : chacune vit d’élevage, chasse, cueillette, agriculture sur sa propre région. Ce sont des villes campagnardes ou plutôt des anti-villes, car elles ne sont pas fondées sur une division entre société urbaine et société rurale.

En Mésopotamie, en revanche, les villes émergent dans un processus de division spatiale du travail. Les premières cités sont entourées d’un réseau de villages agricoles qui assurent leur approvisionnement, tandis qu’elles se spécialisent dans des fonctions cultuelles et industrielles (Müller et Pollock 2016). Le rapport de dépendance asymétrique entre ville et campagne est établi sur le plan de la subsistance bien avant qu’il ne se manifeste sur le plan politique par la formation de pouvoirs monarchiques à l’époque dynastique. Graeber et Wengrow ne se demandent pas pourquoi un État oppressif s’est développé à Uruk et non dans les mégasites ukrainiens. Peut-être en avons-nous ici la raison.

Dans leur rejet légitime des hypothèses qui soumettent l’organisation sociale aux lois de l’écologie ou de la démographie, Graeber et Wengrow tombent dans un vieux travers qui est de définir la sphère du social par sa séparation métaphysique d’avec le monde naturel. Par exemple, les oscillations saisonnières des organisations humaines seraient quelque chose de « radicalement différent » des fissions-fusions saisonnières des groupes de primates (p. 141 note 44). L’éthologie nous a pourtant appris que les sociétés animales connaissent elles aussi des drames politiques et des révolutions (Morizot 2016). Ce faisant nos auteurs négligent la question des réseaux de subsistance, des asymétries de dépendance et des modes de relations établis entre humains et non-humains. Pour un ouvrage qui se veut révolutionnaire, on est frappé par la timidité de son cadre philosophique qui reste classiquement et résolument « moderne », soucieux de séparer le domaine politico-culturel du domaine de la nature et d’éviter toute contamination de l’un par l’autre.

Ainsi, à la question de savoir si le blé a un point de vue qui devrait être pris en compte dans la compréhension de la domestication, Graeber et Wengrow répondent que l’hypothèse est « absurde ». Or ce parti pris anthropocentriste est en décalage avec les recherches paléobotaniques actuelles qui envisagent l’intérêt du blé dans son alliance mutualiste avec les agriculteurs qui lui ont permis de conquérir le monde. Quant aux Néolithiques eux-mêmes ils n’avaient sans doute aucune peine à reconnaître une perspective, des intérêts et une agentivité au blé, si l’on en juge par les cultes de l’esprit des céréales si courants parmi les peuples cultivateurs d’Eurasie comme d’Amérique. Par leur anthropocentrisme anachronique, Graeber et Wengrow manquent l’un des buts qu’ils se donnent : « si nous voulons comprendre les débuts de l’agriculture néolithique, c’est du point de vue des humains de cette époque que nous devons nous placer » (p. 293). Or le point de vue des humains de cette époque n’était pas fermé aux points de vue des autres espèces, animales ou végétales.

La liberté de partir

L’impasse du biais institutionnaliste de Graeber et Wengrow devient particulièrement évidente lorsqu’ils abordent la question de la liberté. La première et la plus fondamentale des libertés est selon eux la liberté de quitter son groupe social pour s’établir ailleurs. Pourquoi la liberté de 1789 est-elle « formelle » et celle des Iroquois et des Hurons « réelle », comme le reconnaissent nos auteurs ? Voilà qui est troublant : l’existence de parlements et de constitutions ne seraient donc finalement pas la clé de l’histoire humaine ? Ce qu’oublient nos auteurs en se focalisant sur les institutions politiques, c’est que pour pouvoir partir, il faut avant tout pouvoir survivre : c’était vrai des pionniers néolithiques, cela l’est encore des horticulteurs itinérants amazoniens, ou des chasseurs et éleveurs de Sibérie qui partent vivre dans la forêt à la suite d’une brouille ou pour échapper au pouvoir étatique. Cette liberté n’a rien à voir avec l’existence d’assemblées délibératives, elle tient entièrement au fait que ceux qui font sécession maîtrisent les connaissances écologiques et les savoir-faire qui font de la taïga une maison et un milieu nourricier plutôt qu’un cimetière de glace comme la perçoivent les Occidentaux.

Les Modernes ne peuvent plus partir dans la forêt parce la division du travail les a rendus vitalement dépendants d’écosystèmes artificiels contrôlés par des bureaucraties centralisées. Les Modernes définissent leur liberté par la capacité à créer des institutions humaines en proclamant des constitutions et en signant des contrats sociaux, ; les communautés qui exercent une liberté réelle la définissent dans une intimité avec la terre et dans la disposition à entretenir des pactes avec des cohabitants non humains. La question de la rigidification des régimes de pouvoir, c’est-à-dire du passage d’inégalités labiles et hétérarchiques à des hiérarchies stables, est une question écologique et cosmopolitique plutôt que politique, c’est celle de la désynchronisation des rythmes sociaux, repliés sur eux-mêmes, d’avec les rythmes saisonniers du milieu vivant. Graeber et Wengrow ne s’aperçoivent pas de ce repli du social sur soi : le tenant pour un principe originaire définissant le propre de l’homme, ils ne peuvent en percevoir l’historicité. C’est en élargissant l’analyse à l’interface des organisations sociales et des réseaux écologiques et cosmiques que l’on pourra élaborer une réponse solide aux questions cruciales que pose leur livre.

David Graeber & David Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité. 2021. Traduit de l’anglais par Elise Roy. 752 p., 30 €.

par Charles Stépanoff, le 9 mai 2022

Aller plus loin

Bibliographie

• Iacumin, Paola, F. Balossi Restelli, Antonella Macrì, et Antonietta Di Matteo. 2021. « Animal Husbandry at Arslantepe from the 5TH to the 1ST Millennium BCE : An Isotope Approach ». Quaternary International 574, p. 102‑15.
• Leon, Jeffrey Francis. 2016. Beyond ’counting sheep’ : Isotopic approaches to Minoan and Late Cypriot shepherding. PhD, Cornell University.
• Militello, Pietro. 2014. « Wool Economy in Minoan Crete before Linear B. A Minimalist Position », in C. Breniquet & C. Michel éd. Wool Economy in the Ancient Near East, Oxford, Oxbow, p. 264-282.
• Morizot, Baptiste. 2016. Les diplomates : cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant. Marseille, Wildproject.
• Müller, Johannes, et Susan Pollock. 2016. « Trypillia and Uruk ». in J.Müller, K.Rassmann & M.Videiko éd. Trypillia Mega-sites and European Prehistory : 4100-3400 BCE, New York : Routledge, pp.281‑88.
• Stépanoff, Charles. 2019. Voyager dans l’invisible. Technologies chamaniques de l’imagination. Paris : La Découverte.
• Testart, Alain, 2004 La servitude volontaire. 1 Les morts d’accompagnement. 2. L’origine de l’État. Paris : Errance.
• Vignola, C., A. Masi, F. Balossi Restelli, M. Frangipane, F. Marzaioli, I. Passariello, L. Stellato, F. Terrasi, et L. Sadori. 2017. « Δ13C and Δ15N from 14C-AMS Dated Cereal Grains Reveal Agricultural Practices during 4300–2000BC at Arslantepe (Turkey) ». Review of Palaeobotany and Palynology 247, p. 164‑74.

Pour citer cet article :

Charles Stépanoff, « L’archéologue et l’anthropologue », La Vie des idées , 9 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-archeologue-et-l-anthropologue

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Espérons que le CNL qui a financé la traduction en français du best-seller de Graeber et Wengrow, d’ailleurs bourrée d’erreurs et de contresens, soutienne également les traductions en anglais des ouvrages de Testart. Parmi les bévues de la traduction, citons bridewealth devenu «  dot  » au lieu de «  prix de la fiancée  » (p. 173), native children traduit «  enfants indiens  » à propos des Aborigènes d’Australie (p. 210) ou encore red deer «  cerf rouge  » au lieu de cerf élaphe (p. 371).

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet