Guerres et commerce de céréales à l’époque pré-industrielle
Nous aurions tort d’attribuer l’augmentation des prix des céréales, et du blé en particulier, uniquement à la guerre en Ukraine, et donc à l’insuffisance de l’offre, comme le suggère la théorie économique standard. Ce résultat est lié en effet aux relations longues entre marchés, spéculations et tensions géopolitiques au sein desquelles la Russie, l’Ukraine et la mer Noire jouent aujourd’hui un rôle tout à fait singulier. Les pages qui suivent chercheront à démontrer cette thèse.
Sur le plan de la théorie économique déjà, une piste assez répandue pour sortir de l’explication simple en termes d’offre et de demande consiste à distinguer entre mauvaise récolte et famine, effets climatiques et action du marché. Une mauvaise récolte, éventuellement liée à des facteurs climatiques, mais pas forcément (une guerre peut en être à l’origine) ne se traduit pas nécessairement en disette. Cette dernière peut aussi résulter de spéculations marchandes. Le prix Nobel d’économie Amartya Sen avait initialement bâti sa réputation sur ces distinctions [1]. En même temps, Sen considérait que sa théorie était valable pour les économies marchandes avancées ; or, médiévistes et modernistes contestent depuis plusieurs décennies déjà cette interprétation en montrant que les marchés contribuent à déclencher les famines dès le XIIe siècle, précisément du fait de l’importance des marchés internationaux et des composantes géo-politiques d’une part, politico-sociales intérieures de l’autre [2]. Jean Meuvret, en bon précurseur, constatait dès les années 1960 et 1970 que jamais autant de blé ne circulait sur les routes qu’en période de disette.
Ces mêmes constats sont faits pour les cités italiennes dès le XIIe siècle, pour l’Angleterre, les Flandres, l’Espagne tout au long de la période tardo-médiévale et moderne. Les historiens de la Chine, de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est parviennent à des conclusions semblables pour ces mêmes périodes [3]. En d’autres termes, à l’époque pré-industrielle déjà, en Europe comme dans plusieurs régions d’Asie, une mauvaise récolte ne peut se transformer en famine que si les marchés et les spéculations s’en mêlent. Bien entendu, à la différence des spéculations des époques ultérieures, celles de l’époque moderne dérivent aussi du fait que le pourcentage des récoltes entrant sur le marché était limité, entre 2% et 10% suivant les cas. Les spéculations intervenaient donc sur un socle d’autoconsommation qui risquait à tout moment d’être défaillante.
En même temps, il ne faut pas croire non plus que capitalisme et spéculations aient été des constantes depuis le XIIe siècle. Comme Polanyi et beaucoup d’autres l’ont montré, ce qui change, ce n’est pas le marché en soi, mais ses formes, son extension et le rôle des institutions. Plusieurs institutions interviennent dans la régulation des marchés agricoles et alimentaires à l’époque pré-industrielle, précisément pour faire face aux aléas climatiques, aux spéculations et, dès lors, à l’instabilité sociale. En Europe, où le blé domine, classifications des céréales et ordre social sont étroitement liés ; les élites ont accès au froment et au pain blanc, surtout en France et dans certaines régions d’Italie, alors que les autres groupes sociaux doivent se contenter de blé mélangé à d’autres céréales, voire à des succédanés. Ce qui explique les changements simultanés des prix de ces denrées : la hausse du prix du blé entraine celle des autres céréales, puis des succédanés tels que les châtaignes, les glands et les racines [4].
C’est là où le stockage des céréales est fondamental : non seulement en Europe, mais aussi en Chine, en Inde et dans les principales régions d’Asie, les villes et les autorités étatiques mettent en place un système de réserves céréalières. Ces dernières sont cogérées par les institutions centrales et locales, mais également par les communautés locales et requièrent l’accord des seigneurs, des propriétaires fonciers et des marchands. Ces accords sont certes politiques, mais pas seulement : en Europe occidentale, une économie morale du « juste prix » se met en place ; elle reflète une hiérarchie qualitative des marchandises qui, elle, renvoie, à une hiérarchie sociale déterminée [5]. Tel pain ou telle viande pour tel groupe social, avec une distribution qui ne passe pas seulement par le prix et le marché, mais par les institutions. À chaque groupe social, son marché et sa viande ou son pain. Ce principe ne vise pas à adapter la société suivant des règles d’efficacité économique, comme ce sera le cas à partir du XIXe siècle mais, au contraire, il cherche précisément à limiter l’emprise de l’économie sur la politique et sur la société. La discipline du marché relève de l’ordre public parce que les intérêts individuels ne trouvent un sens que dans le cadre de l’intérêt général et que ce dernier naît de la convergence entre économie et morale, profit et justice. [6]
Dans ce cadre régulationniste, la Russie ne fait pas exception ; des réserves de grains sont mises en place dès la seconde moitié du XVIIe siècle ; avec l’organisation de la société en ordres d’ancien régime, elle présente une variante des solutions adoptées dans d’autres pays européens à cette époque. Sauf que la Russie cherche à bâtir un Empire à partir précisément du contrôle des céréales. Son expansion dans les steppes, en Asie centrale, puis en Pologne et en Ukraine vise précisément ce but : le blé est certes vu comme un instrument apte à garantir l’ordre social intérieur, comme en Europe, mais il constitue également un outil de conquête de vastes territoires, avec l’expulsion ou la soumission des « nomades » présumés d’Asie centrale et des propriétaires insoumis de Pologne et d’Ukraine [7]. Dans cette configuration, la production et le contrôle du blé sont envisagés comme des outils de pression sur l’Europe en cas de guerre ou de mauvaise récolte. Depuis Pierre le Grand jusqu’à Catherine et après elle, la Russie commercialise son blé suivant des modalités qui ne correspondent en rien à ce que Wallerstein avait avancé, à savoir, une quasi-périphérie à la botte de l’Europe en train de s’industrialiser [8]. Tout au contraire, son extension territoriale et l’importance de son blé pour l’Europe offrent à l’Empire russe de formidables outils de pression [9]. C’est vrai pour l’équilibre social et politique, mais également pour l’effort militaire.
Blés et céréales plus généralement obligent en effet toutes les puissances de l’époque à chercher un difficile équilibre entre nécessité d’alimenter des armées (hommes et chevaux) de plus en plus imposantes, alliance avec les élites foncières, approvisionnement des villes et gestion de la paysannerie, cette dernière étant à la fois productrice, source de revenu pour les seigneurs et pour l’État, mais aussi indispensable base du recrutement militaire. Ce qui distingue les différents pays c’est l’équilibre entre ces éléments. La Russie asservit et protège en même temps les paysans contre les ambitions excessives des seigneurs, tandis que la Chine et l’Inde laissent davantage de latitude à ces derniers. La France, elle, se place à mi-chemin entre des solutions régulationnistes, des ambitions géopolitiques et la tentative de garder une alliance entre le pouvoir monarchique et les propriétaires fonciers. Les bouleversements institutionnels et géopolitiques des années 1750-1820 (chute de l’Empire moghol, crise de l’Empire ottoman, Révolution française, révolutions et indépendances en Amérique latine) reflètent la rupture de ces équilibres socio-politiques bâtis autour des céréales [10]. Le manque de farine et de pain à Paris, la perte de contrôle des empereurs moghols et ottomans sur les propriétaires foncières et la production céréalière, la rupture des trafics entre les pays ibériques et l’Amérique latine, tous ces bouleversements montrent bien le rôle des céréales dans les équilibres politiques et sociaux à ce moment.
Les pâtes de tous les jours
Le XIXe siècle apporte alors des nouveautés significatives. Les guerres napoléoniennes et le blocus produisent un effet inattendu : non seulement le blé russe envahit l’Europe, mais il contribue, surtout le fameux taganrog d’Ukraine, à la première véritable révolution alimentaire globale sur fond d’industrialisation (celle du maïs, également importante, de l’Europe à l’Afrique concernait le bétail ou alors des cultures de subsistance, en Afrique). Le blé dur est en effet à l’origine des pâtes industrielles qui, en Italie, prennent de l’essor précisément à ce moment, s’ajoutent aux pâtes fraîches et à celles faites à partir de blés tendres [11]. Les blés durs étaient jusqu’alors utilisés pour panifier, tandis que la nouvelle variante ouvre les portes à l’industrialisation de l’alimentation. La nouvelle variété venue d’Ukraine permet aux pâtes de tenir, d’être vendues pour les repas hors domicile liés à l’urbanisation et à la prolétarisation grandissante. Au cours du XIXe et plus encore du XXe siècle, urbanisation, industrialisation et pâtes de blé dur deviennent rapidement des processus globaux et interconnectés. Imaginons notre monde urbanisé et industrialisé sans pâtes ni pizzas (ni nouilles instantanées en Asie ou tortillas en Amérique latine). Un tel monde serait simplement impossible tant il priverait de « fuel » ses travailleurs n’ayant guère accès à la viande jusqu’à très récemment.
Cette solution semble alors donner raison à la Russie et à ses stratégies impérialistes en Asie, en Ukraine et jusqu’aux confins de l’Empire ottoman : le blé est le nerf des hiérarchies géopolitiques et économiques globales. Pourtant, c’est précisément lorsque le monde lui semble acquis que la Russie commence à perdre du terrain, et cela malgré l’abolition du servage en 1861. La raison en est que d’autres puissances ont décidé, comme les Russes, de s’approprier les terres des populations « nomades primitives » et les mettre en culture. Les États-Unis, le Canada et l’Australie produisent massivement des céréales à moindres coûts, grâce à une mécanisation précoce, et évincent rapidement le blé russe des marchés européens. Ajouté à la décadence chinoise, cette perte des marchés est fatale à la Russie, privée de son principal atout économique et géopolitique [12]. La guerre mondiale achèvera ce processus. Le blé, pendant des siècles source de la puissance impériale russe, malgré ses grandes limites sociales et politiques, provoque sa chute.
Les blés américains et canadiens engendrent des bouleversements plus importants encore : ils détruisent l’ordre des marchés tel qu’il avait résisté jusqu’alors.
La fracture au tournant du XIXe et du XXe siècles
Si, sur le plan politique et social, le tournant du XVIIIe et du XIXe siècle avait engendré des bouleversements majeurs en bonne partie liés au contrôle des céréales, sur le plan de l’économie et de sa régulation les changements sont moins visibles. Les sociétés « bourgeoises » et capitalistes de la première moitié du XIXe siècle se méfient encore des bourses et de la spéculation. Au XVIIIe comme au XIXe siècle, la surveillance publique des marchés alimentaires est reconnue en France comme nécessaire et, en même temps, contrairement à ce que nous pourrions croire à partir des argumentaires libéraux contemporains, cette discipline n’est pas du tout vue comme étant en opposition au libre marché, mais au contraire, comme un ressort indispensable au bon fonctionnement de ce dernier. Les discussions de l’époque distinguent deux spéculations : d’une part, la spéculation comme désir de faire un profit ; cette ambition est admise et même soutenue par la nouvelle société libérale. Mais, d’autre part, la spéculation est aussi vue comme synonyme de monopole et d’accaparement [13]. Cette spéculation est accusée de fausser le jeu concurrentiel et elle est donc à réprimer. Quant à la bourse, qu’il s’agisse de celle des valeurs ou de celle des marchandises, la réponse est claire pendant une bonne partie du XIXe siècle : les opérations de bourse relèvent de la pure activité spéculative. Pour cette raison, les bourses sont étroitement surveillées et réglementées non seulement en France en Italie et en Prusse, mais même en Royaume-Uni [14] et aux États-Unis.
Cet équilibre vole en éclat à partir des années 1860 en concomitance avec plusieurs facteurs : la guerre de Sécession américaine, l’ouverture du canal de Suez, le déploiement du télégraphe à travers l’Atlantique. Ces éléments joints donnent vie à une réorganisation des filières et à l’essor des bourses des marchandises. Ces organisations, hautement réglementées jusqu’à alors, sont alors libéralisées [15]. Les marchés à terme (achats à l’avance de produits à venir), les spéculations internationales, les échanges de produits virtuels prennent de l’ampleur. Les futures n’ont rien à voir avec les marchés à terme existant depuis le Moyen-Âge. Ces derniers consistaient à acheter à l’avance des produits en espérant réduire le risque et, si possible, engendrer des profits liés à la distance et aux fluctuations des marchés. Ils permettaient également aux agriculteurs d’avoir des avances, des crédits sur les récoltes à venir. Les futures, au contraire, sont des promesses de produits virtuels qui s’échangent contre d’autres promesses de produits qui ne verront peut-être jamais le jour. C’est un pur pari spéculatif qui ne porte pas sur des produits à venir mais sur des promesses autour de produits virtuels.
Dans la plupart des pays occidentaux (France, Angleterre, États-Unis, Allemagne, Italie), de nombreuses voix – socialistes, radicaux, mais aussi représentants des paysans et des artisans – s’élèvent pour demander un retour à la régulation. La stabilisation des cours évoquée par les partisans de la liberté absolue des marchés à terme n’a pas lieu et de nombreuses vagues spéculatives touchent les différentes places commerciales et financières, en France, comme dans d’autres pays, à partir des années 1880 et jusqu’à la Première Guerre Mondiale.
Avec la Première Guerre Mondiale, puis l’après-guerre, des mesures anti-spéculatives fortes sont alors adoptées. Elles restent en vigueur pendant les années 1920, avant la libéralisation du milieu de cette décennie, aussitôt suivie par la crise de 1929. Indépendamment des récoltes aux États-Unis, les fluctuations violentes des cours constituent la constante sur ces marchés. En France, comme aux États-Unis, c’est vers le milieu des années 1930 que de nouvelles politiques de régulation s’imposent. Ces mesures sont reprises après la Seconde Guerre Mondiale lorsque les bourses des valeurs et des marchandises sont soumises à étroite surveillance. Il faudra attendre les années 1980, comme nous le verrons, pour revenir à une libéralisation sauvage.
Mais l’essor des futures ne creuse pas seulement les inégalités au sein des pays développés, il contribue également à accroître le fossé entre ces pays et leurs colonies. À partir des années 1870, des famines répétées frappent plusieurs régions du monde, en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Entre 8 et 10 millions de victimes sont comptabilisées en Inde entre 1876 et 1879, dix autres millions dix ans plus tard, accompagnés de 20 millions de victimes en Chine entre 1876 et 1879, un million au Brésil pendant ces mêmes années et encore deux millions dix ans plus tard [16]. Comment expliquer cette multiplication de famines mondiales alors même que le commerce international et les transports devraient être en mesure de les empêcher ?
La réponse réside justement dans l’essor des futures et des spéculations internationales : des bourses des marchandises sont ouvertes en Afrique et en Asie, et les commerces spéculatifs des céréales et les politiques coloniales de spoliation, loin de s’arrêter devant les mauvaises récoltes, exigent au contraire que davantage de producteurs locaux fassent entrer davantage de produits dans les circuits internationaux. La « révolution des transports », la vapeur en particulier, au lieu de réduire les famines, les aggrave, contrairement à ce qu’affirment les théories économiques libérales ; la raison en est que les marchés ne sont pas concurrentiels et que la loi de l’offre et de la demande est une pure hypothèse théorique. Ces tensions se reproduisent pendant l’entre-deux-guerres où, à côté de la crise financière bien connue, les spéculations sur les denrées de première nécessité s’envolent au « Nord » et accentuent les mauvaises récoltes et les disettes dans les mondes coloniaux [17]. Les négociations sur les promesses de vente de produits coloniaux tels que le caoutchouc, le cacao, le coton et le sucre encouragent la mise en culture de ceux-ci dans ces régions et cela indépendamment de toute considération d’ordre non seulement environnemental, mais même économique.
Des famines politiques
Cependant, le XXe siècle connait aussi une nouvelle source majeure des famines à côté des mouvements spéculatifs : la politique. Ainsi, en Union Soviétique, la terrible famine qui frappe de nombreuses régions russes en 1922, est la conséquence en partie de la sècheresse, en partie de la guerre civile qui avait ravagé le pays au cours des trois années précédentes, en partie des politiques de réquisition mises en œuvre par le pouvoir soviétique [18]. Dix ans plus tard, face à la résistance paysanne et politique en Ukraine, Staline décide d’avoir recours à une méthode semblable : le pouvoir soviétique décide d’enlever aux paysans locaux, frappés par une importante sécheresse, leurs maigres réserves en blé. Les victimes sont estimées entre 7 et 8 millions. Mais la plus meurtrière des famines d’origine essentiellement politique a lieu en Chine à l’époque du grand bond en avant, lorsque Mao laisse périr entre 30 et 33 millions de personnes [19]. Une fois de plus, le contrôle des céréales devient un outil politique ; sauf que cette fois ci, ce sont les régimes communistes qui l’utilisent pour faire plier leurs propres populations. Les Européens avaient utilisé cette méthode dans leurs colonies, au nom du profit et de la spéculation ; les Soviétiques s’en inspirent pour contrôler leur propre empire au nom de la lutte contre la spéculation « capitaliste » des kulaki présumés en Russie et des paysans « anti-révolutionnaires » en Ukraine. La guerre froide devient alors l’opposition de deux logiques dans l’usage des céréales : l’une est spéculative, inégalitaire, éventuellement impérialiste ; l’autre anti-spéculative et totalitaire. Ces mondes se rejoignent progressivement à partir des années 1970.
Spéculations sauvages et denrées alimentaires, des années 1970 à aujourd’hui
Les contrôles de la bourse des marchandises et l’équilibre international sur le commerce des blés et des céréales persistent jusqu’aux années 1980, lorsque le néolibéralisme ouvre les vannes pour une spéculation sauvage. En France, c’est le décret Chirac de 1986 qui marque un tournant dans cette direction. Depuis, la France, s’alignant sur les positions européennes, n’adopte plus aucune mesure limitative des spéculations. Il en va de même en Europe et aux États-Unis ; la dérégulation des échanges virtuels et des marchés à terme des denrées alimentaires s’achève entre les années 1990 et 2000. Ces politiques soutiennent les spéculations sauvages et les profits à court terme ; l’essor des bourses et des actifs financiers oriente les dynamiques économiques globales depuis l’euphorie des années Clinton et Blair jusqu’à la crise de 2008 ; puis, après une petite mise entre parenthèses dans les années qui suivent, elle reprend de l’élan en 2015-16. Comme auparavant, les bourses des marchandises sont au cœur de ces dynamiques [20].
Entre 2002 et 2008, le nombre de contrats à terme sur les matières premières augmente de 500 %, alors que les sommes placées sur les marchés à terme des matières premières passent de 13 à 260 milliards de dollars. Inévitablement, les prix des denrées alimentaires augmentent fortement à partir de 2005 ; cette hausse se poursuit jusqu’au printemps 2008, date à laquelle la spéculation financière entraîne une augmentation vertigineuse des cours. Actuellement, seuls 2 % des transactions sur les marchés des matières premières correspondent à des échanges de produits réels. Pour les 98 % restants, il s’agit de transactions financières portant sur des produits « imaginaires », purement virtuels. Cet environnement ouvre la voie, sur les marchés agricoles, à de nouveaux investisseurs : banques, fonds de placement, caisses de retraites, hedge funds, fonds indiciels, investisseurs institutionnels [21]. La dérégulation des échanges internationaux et du secteur bancaire permet d’investir dans des fonds agricoles et dans les bourses des marchandises. Les banques placent alors une partie de leur argent dans ces opérations.
Le paradoxe de cette situation, mais qui reflète parfaitement la logique d’ensemble, est que pénurie extrême et surproduction de céréales vont ensemble. Les records en termes de production sont battus l’un après l’autre sans que la spéculation et l’insuffisance pour une partie importante de la population mondiale s’arrêtent. Ceci alors même que la pénurie est attribuée bien entendu à la pression démographique excessive. Cet argument était répandu au XIXe siècle et encore à la veille de la Première Guerre Mondiale, puis après elle, parmi les nazis, les soviétiques, les fascistes, et même parmi certains libéraux. Ce même refrain a accompagné certaines politiques dites du développement jusqu’à nos jours. On affirme ainsi souvent que, si en Asie ou en Inde les famines, puis la malnutrition et les maladies sont répandues, c’est que dans ces pays on fait trop d’enfants.
Ce constat est en bonne partie erroné ; d’une part, comme nous l’avons mentionné, la croissance dans la production de céréales dépasse largement celle de la population ; le problème n’est ni technique ni démographique, mais purement distributif. D’autre part, le taux de croissance de la natalité tend désormais à décroitre à l’échelle mondiale, y compris dans certaines régions d’Afrique. Le pic au niveau mondial du taux de croissance démographique a été atteint à la fin des années 1960 (2% annuel) ; depuis, le taux de fertilité s’est réduit de de 4,5 à 2,5% et par conséquent le taux de croissance démographique a lui aussi baissé à 1,2% en 2015. Pour les décennies à venir, on anticipe même une baisse au niveau mondial, avec l’Asie orientale présentant une réduction de sa population à partir de 2040 ; l’Asie du Sud devrait atteindre son pic vers 2060-70, tandis que l’Afrique subsaharienne aura un taux de croissance démographique positif jusqu’à la fin du XXIe siècle, mais avec une décélération qui s’amorcerait à partir de 2050 [22].
En revanche, le bétail, facteur traditionnel de limitation des céréales (en concurrence pour les surfaces agricoles), a acquis un poids nouveau et spectaculaire [23]. Désormais, le cheptel et les mangeurs de viande constituent les pires concurrents des mangeurs de céréales. Cependant, cette transformation n’affecte pas tout le monde de la même manière, les inégalités dans ce domaine étant encore importantes entre les pays développés, une partie de l’Asie, l’Amérique latine d’une part, l’Afrique et des parties d’Asie de l’autre. Ces inégalités en termes de consommation de viande et d’accès aux céréales sont tout aussi significatives entre des couches sociales différentes des populations concernées. [24]
Du fait de ces déplacements en termes d’utilisation des surfaces, les tensions sur les blés sont à la fois plus globales et plus violentes. Actuellement, la production mondiale de blé est concentrée en cinq pays ou régions : États-Unis, Union européenne, Russie et Ukraine, Chine, Inde, les deux dernières puissances ayant opéré un déplacement impressionnant de surfaces agricoles vers le blé afin non seulement de nourrir leur population, comme leurs dirigeants l’affirment, mais aussi et surtout pour participer activement aux spéculations globales, comme en témoignent leurs présences respectives sur le marché mondial du blé après le début de la guerre en Ukraine.
Dans ce cadre, la reconstruction de la Russie après Eltsine s’est appuyée sur des stratégies classiques : d’une part, de la géopolitique et de la diplomatie habilement orchestrée, de l’autre le blé. La production russe n’a cessé de grimper au cours des vingt dernières années ; le contrôle de l’Ukraine ne vise pas juste celui de la mer Noire et de son accès à la Méditerranée, mais aussi et surtout la production céréalière et son rôle crucial dans les équilibres mondiaux. Les pays autour de la mer Noire sont à nouveaux cruciaux : Russie, Ukraine, Kazakhstan, Turquie et Roumanie réalisent 25% des exportations mondiales de blé. Les deux premiers pays sont de loin les acteurs les plus importants ; le contrôle de l’un sur l’autre est dès lors crucial en géopolitique comme en économie.
Conclusion
Les tensions actuelles autour des céréales et du blé, en particulier en liaison avec la guerre en Ukraine, sont à première vue le résultat d’une pénurie. Cette dernière est indéniable, mais il serait réducteur de l’expliquer uniquement par le modèle de l’offre et de la demande. En effet, en partant de notre récit historique, il apparait clairement que la pénurie actuelle reflète non seulement l’évolution conjoncturelle, mais aussi des tendances structurales longues : les ambitions expansionnistes de la Russie s’appuyant sur son rôle dans le commerce international, puis mondial du blé ; la lente évolution des marchés occidentaux, puis mondiaux, vers une dérégulation spéculative globale sur les matières premières et les denrées de première nécessité.
La Russie cherche à mettre la main sur le blé ukrainien suivant une logique impériale à l’œuvre depuis le XVIIe siècle. Dès sa naissance, l’Empire russe a vu dans l’accès à la mer Noire et dans le contrôle des marchés internationaux du blé deux objectifs géopolitiques prioritaires. En même temps, cette stratégie, dans le passé comme de nos jours, ne serait gagnante si, en Occident, puis à l’échelle mondiale, les spéculations sur le blé – depuis les marchés à terme, jusqu’au futures et aux spéculations globales de nos jours – ne lui avaient pas créé un environnement propice. En créant une pénurie en quelque sorte artificielle, malgré les capacités techniques et les transports, les marchands puis les capitalistes internationaux (qui incluent de nos jours aussi des entreprises indiennes, chinoises et brésiliennes) donnent un atout à Poutine.
Finalement, ces deux dynamiques se sont rencontrées grâce à la manière dont la « transition » du socialisme au capitalisme a été gérée en Russie et dans le contexte international au tournant du millénaire : face au dilemme – faut-il commencer par instaurer la démocratie ou des marchés – la majorité des observateurs et des responsables européens et russes avaient opté pour la seconde solution, en oubliant que dans plusieurs réalités historiques, de la Russie tsariste, à la Chine et à certains « tigres » du sud-est asiatique, l’essor des marché ne s’était nullement accompagné de la mise en place d’institutions représentatives. La Russie post-socialiste a emprunté ce même chemin et, de ce fait, son expansionnisme territorial fait écho à l’élimination de toute opposition véritable à l’intérieur. Démocraties en crise, voire absentes, néolibéralisme et anciennes-nouvelles formes d’expansionnisme forment ainsi un tout, dans lequel il paraît difficile de modifier un élément sans toucher aux deux autres.