Recensé : Richard Tuck, The Sleeping Sovereign. The Invention of Modern Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 295 p.
Défendre l’idéal démocratique aujourd’hui implique-t-il nécessairement d’institutionnaliser l’autogouvernement, c’est-à-dire le gouvernement du peuple par lui-même ? Au contraire, ravaler l’autogouvernement au rang des mythes politiques suppose-t-il d’abandonner l’idéal de la souveraineté populaire ? L’une des forces du dernier ouvrage de Richard Tuck, théoricien et historien de la pensée politique, est de renvoyer dos-à-dos les réponses positives à ces questions en mettant en cause le présupposé commun qui les informe, à savoir la conviction que le concept de démocratie repose sur l’assimilation de la souveraineté du peuple et de l’autogouvernement.
Pour R. Tuck, non seulement l’institutionnalisation du gouvernement du peuple par le peuple est pour la démocratie moderne une voie sans issue, mais reconnaître cette indispensable distinction entre souveraineté et gouvernement permet justement de réaliser la souveraineté du peuple au sens le plus authentiquement démocratique. Dans cette version développée des prestigieuses Seeley Lectures, prononcées à l’Université de Cambridge en 2012, le philosophe n’entend toutefois pas établir cette thèse sur le terrain de la théorie politique contemporaine : il plonge dans l’histoire de la pensée politique et constitutionnelle européenne et étatsunienne afin de reconstruire l’évolution de cette distinction entre souveraineté et gouvernement et d’étudier le rôle qu’elle a joué dans la bouillonnante réflexion constitutionnelle qui anime les États en voie de formation pendant et après les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, en France et aux États-Unis.
La distinction souveraineté / gouvernement : condition de la démocratie moderne
« Pièce centrale » de l’ouvrage (p. xi), la distinction entre souveraineté et gouvernement est explicitement décrite comme la condition d’émergence d’une politique démocratique dans les grands États modernes (p. 56), puisqu’elle libère ces derniers de l’idéal archaïque confondant l’action du gouvernement et « l’activité de la démocratie » (p. ix-x). Dans la conception spécifiquement moderne de la démocratie, le peuple est le titulaire du pouvoir souverain – le pouvoir de déterminer ultimement les règles fondamentales qui affectent la structure légale et institutionnelle de la société politique – mais il confie le pouvoir de gouverner à des représentants élus, actant ainsi le renoncement à l’idéal du gouvernement continu du peuple par lui-même, impraticable dans les sociétés modernes. Les démocraties spécifiquement modernes sont donc des sociétés où « la masse des citoyens peut authentiquement participer à la politique tant que leur participation est limitée à un ensemble d’actes législatifs fondamentaux » (p. 249). Quoique souverain, le peuple n’y gouverne pas et la modalité adéquate de sa participation n’est pas la délibération conçue sous le modèle largement fantasmé des assemblées antiques (p. 5), mais le « plébiscite », « simple comptage des têtes dans la population, comptage qui ignore complètement les représentants » (p. 153). Utilisée par certains des États de la Confédération d’Amérique dans l’élaboration de leurs constitutions respectives et envisagée pour la première fois en France en 1789, cette institution est toujours au cœur de la vie démocratique de bien des États contemporains (p. 160-1, 180), lesquels sont dotés d’une « structure constitutionnelle par défaut » où le plébiscite a pour fonction de ratifier la législation constitutionnelle fondamentale, tandis qu’une assemblée d’élus légifère sur des questions « moins importantes » (p. 5).
Avant de se pencher sur l’histoire de cette institution, d’abord dans les projets de Girondins intéressés par les constitutions des premiers États-Unis (p. 146-180), puis dans la pratique constitutionnelle étatsunienne elle-même (p. 181-248), R. Tuck reconstruit ce qu’il prétend être la matrice conceptuelle de cette nouvelle vision de la démocratie : la distinction entre souveraineté et gouvernement.
Cette distinction apparaît pour la première fois au chapitre 6 de la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566, 1572) où Bodin s’efforce, contre la théorie d’Aristote qu’il juge confuse, d’isoler les traits propres de la souveraineté (summum imperium) – droit d’autoriser et de changer les gouvernants, de faire les lois et de les abandonner (p.18-9) – qui ne doit pas être confondue avec « le gouvernement » (administratio) de la république. S’en trouve ainsi clarifié le modèle imprécis de la constitution mixte qui mettait à tort sur le même plan des pouvoirs hiérarchiquement distincts : chaque type de pouvoir souverain (monarchique, aristocratique ou démocratique) peut établir le type de gouvernement de son choix (monarchique, aristocratique ou démocratique) ; ainsi Rome, sous le Principat, était-elle demeurée une démocratie – gouvernée par un empereur. L’autre caractéristique du pouvoir souverain, sa nature « perpétuelle » (Bodin, La République, I, 8), permet également de montrer qu’un pouvoir absolu conféré pour un temps limité – comme l’est celui du dictateur à Rome – doit être considéré comme un simple instrument de gouvernement à la disposition du souverain (p. 23). Alors que cette distinction ne fut pas envisagée pour défendre idéologiquement la démocratie, les partisans du pouvoir monarchique aux XVIIe et XVIIIe siècles en ont rapidement perçu les implications radicales et ont cherché à contester cette innovation (p. 63 sq.).
R. Tuck se penche sur les pages que Hobbes consacre, au chapitre VII du De Cive, à « une analyse approfondie des différentes formes que peut prendre une démocratie » (p. 87). Dans ce passage commenté en détail (VII, 16), Hobbes décrit plus précisément les différentes formes que peut prendre l’élection d’un monarque par un peuple souverain – diversité qui découle des conditions auxquelles le peuple souverain a remis son pouvoir au roi. Si par exemple le peuple a élu un roi à vie tout en prévoyant, avant de se disperser, de se rassembler à la mort du monarque, alors le peuple demeure titulaire de la souveraineté et le roi n’en a que l’usage ; s’il l’a élu dans les mêmes conditions mais pour un temps limité, le roi n’est que le premier magistrat. C’est pour éclairer ce type de configuration, où un pouvoir souverain existe bien qu’il ne soit pas exercé, que Hobbes use de la métaphore du « monarque endormi », adaptée par R. Tuck pour en faire le titre de son livre et le cœur de sa thèse : les intervalles entre les assemblées d’un peuple souverain sont l’équivalent, en démocratie, des moments de sommeil du roi dans la monarchie.
C’est à Rousseau qu’il est revenu de convertir cette distinction conceptuelle en une composante essentielle d’une forme de démocratie adaptée aux sociétés modernes (p. 1-9, 125-145), ce qui suppose, contre Hobbes, de nier que la souveraineté originaire du peuple soit aliénable. Mais, aux yeux de R. Tuck, Rousseau est pour l’essentiel hobbésien (p. 128-141) : comme Hobbes, il place l’origine de la société politique dans la démocratie, envisage la volonté collective créée par le contrat comme le critère du bien et du juste, conçoit une forme de souveraineté qui n’a pas besoin d’être exercée pour exister, pense que les individus sont représentés par le souverain.
Ce sont cependant moins les filiations doctrinales entre les auteurs que les effets intellectuels des innovations conceptuelles qui intéressent R. Tuck, et il s’attache justement à mettre en évidence les implications importantes de la conception rousseauiste de la « démocratie radicale », où les « citoyens pouvaient tous être d’authentiques législateurs sur les questions fondamentales mais laisser les moins importantes à leurs agents » (p. 141). Il prend par là le contre-pied d’une lecture fréquente, qui fait de Sieyès le père du constitutionnalisme moderne : convaincu que la taille et la nature commerciale des sociétés modernes, de même que la nécessaire division du travail rendent la démocratie impraticable, Sieyès a théorisé l’exercice du pouvoir constituant par les représentants et l’abandon par les citoyens du pouvoir de faire la loi eux-mêmes (p. 165-73). R. Tuck s’intéresse au contraire à ceux qui, dans les débats constitutionnels français au cours de la Révolution, ont proposé l’introduction d’un élément plébiscitaire afin d’institutionnaliser une souveraineté sous-tendant la structure du gouvernement (Assemblée nationale comprise) mais indépendante d’elle (p. 143 sq.). En étudiant notamment la constitution de Pennsylvanie (1776), Brissot et Condorcet manifestent un vif intérêt pour la logique plébiscitaire, sans pour autant aller jusqu’à défendre l’idée d’une ratification constitutionnelle populaire consistant en un simple comptage des têtes (p. 146-50).
C’est à Jérôme Pétion de Villeneuve et Jean-Baptiste Salle que l’on doit les premiers projets de plébiscite dans le débat français, formés à l’occasion de discussions sur le veto royal en 1789. Toujours motivés par le souci de maintenir la souveraineté du peuple face au danger du pouvoir des représentants, Pétion et Salle cherchent en même temps à ne pas céder à la pression jacobine qui tendait, interprète R. Tuck, à brouiller la distinction entre souveraineté et gouvernement en exigeant que tout projet de loi pût être renvoyé devant les assemblées primaires (p. 143-60). Ainsi le projet « rousseauiste » de ces Girondins, qui consistait à poser la distinction entre souveraineté et gouvernement afin de « réintroduire quelque chose comme de la démocratie directe dans le monde moderne » (p. 162), apparaît comme directement opposé à celui de Sieyès et fournit les éléments d’une autre histoire de la modernité politique, dont la dernière séquence se déroule aux États-Unis.
En l’espace de moins d’un siècle, note R. Tuck, le recours au plébiscite dans la pratique constitutionnelle interne des États est passé du statut d’exception (Delaware 1776, Massachusetts 1778, New Hampshire 1783) à celui de norme majoritaire (p. 182-198).
Une métaphore piégée pour la démocratie
L’élégante métaphore du souverain endormi est une manière tout à fait singulière d’exprimer le sens de la distinction entre souveraineté et gouvernement que Hobbes entend illustrer par là, à savoir que « les actes de souveraineté cessent mais [que] la puissance est conservée » (De Cive, VII, 16). Un point non relevé par R. Tuck mérite d’être mentionné : l’introduction de la métaphore du sommeil vise chez Hobbes à éclairer la condition d’un peuple souverain gouverné par un roi en la comparant au moment où le monarque souverain dort. Or, l’une des différences importantes entre les deux situations réside assurément dans le type de puissance qui « est conservée » « dans l’un et l’autre cas » (ibid.) : seul le roi souverain est « un naturellement », et donc « possède toujours la puissance prochaine d’exercer les actes de souveraineté » (De Cive, VII, 13), alors que le peuple, lui, n’existe qu’en tant qu’il est assemblé : la souveraineté est inutilisable dans les intervalles séparant les assemblées du peuple. La mise en sommeil de la souveraineté qui, dans le cas du roi, n’en n’altère pas la disponibilité immédiate la rend au contraire hors d’atteinte dans le cas du peuple.
D’autre part et surtout, cette métaphore dit bien plus que l’idée d’un simple non-exercice permanent de la souveraineté. Dormir, c’est être temporairement dans un état de passivité tel que tout exercice ou toute sollicitation d’une quelconque faculté active – de perception, de vigilance, d’analyse, de comparaison, de discussion – est impossible. Suggérer que le peuple souverain pourrait s’assoupir paisiblement une fois le pouvoir confié au gouvernement, c’est alors non seulement négliger complètement un danger inhérent à la politique – à savoir la corruptibilité de tout détenteur d’un pouvoir, celui-ci fût-il simplement commis – mais c’est encore encourager la pente naturelle du gouvernement à abuser du pouvoir qui lui a été confié. De plus, si la démocratie exige que le peuple se prononce, plus ou moins régulièrement, sur les questions politiques fondamentales, n’est-il pas indispensable qu’il se maintienne, dans l’intervalle, éveillé et attentif ? Dans quel état d’ignorance et d’engourdissement sera-t-il au réveil, lorsqu’il lui faudra évaluer, juger et trancher entre plusieurs options qui engagent ses intérêts les plus importants ? S’il y a un sens à parler de mise en sommeil de l’exercice de la souveraineté populaire, ne faut-il pas dans le même temps penser les conditions d’une vigilance citoyenne continue ?
Au demeurant, les inquiétudes démocratiques suggérées par la métaphore du sommeil, pourtant retenue par R. Tuck pour exprimer un réquisit de la démocratie moderne, ne sont pas étrangères à certains auteurs ou courants de pensée évoqués dans le livre. Rousseau par exemple a bien compris le rôle essentiel que doivent jouer les citoyens, individuellement et collectivement, pour limiter la tendance tyrannique inévitable de tout gouvernement. Il défend dans les Lettres de la montagne, texte clef par lequel R. Tuck ouvre son enquête, le « droit de représentation », qui « donne inspection » (éd. Pléiade, vol. 3, p. 843) au peuple souverain, c’est-à-dire le « droit de veiller sur l’administration des lois » (p. 845), de « juger si elle [la loi] est suivie » (p. 854). Sans relever strictement de l’exercice du pouvoir législatif souverain, cette forme de contrôle populaire de l’exécutif est bien une activité civique à laquelle la métaphore du souverain assoupi aura bien du mal à donner sens. De même, R. Tuck souligne le rôle joué, chez ceux qui défendent l’introduction de systèmes plébiscitaires dans certains États des États-Unis, par la tradition radicale anglaise de critique de la corruption parlementaire, qui récusait que le peuple fût « annihilé ou absorbé dans le parlement », selon l’expression de James Burgh (cité p. 202), et insistait sur la nécessité d’un « contrôle populaire sur les activités du parlement excédant largement le simple acte de l’élection » (p. 198-9). Or, si le plébiscite est bien apparu à ses premiers défenseurs comme l’institution permettant de réaliser ce contrôle populaire tout en validant la distinction entre souveraineté et gouvernement, ce n’est vraisemblablement pas avec à l’esprit l’image d’un souverain endormi.
Ces remarques amènent à s’interroger, plus généralement, sur la nature de la démocratie telle que la conçoit R. Tuck. Quoiqu’il disqualifie de façon trop rapide les approches délibératives, lesquelles sont bien moins naïves qu’il le suggère, son enquête historique permet de saisir, mieux que la compatibilité, l’indissociabilité de l’idéal démocratique du peuple souverain et du principe de la représentation, inévitable dans les grandes sociétés contemporaines. Mais en confinant le rôle du peuple à des fonctions de législation ponctuelle sur les questions les plus importantes et en cherchant explicitement à « exclure » de la démocratie une grande part de la délibération collective (p. 5), R. Tuck propose un modèle qui s’affranchit de la nécessité de réfléchir aux conditions institutionnelles, sociales et culturelles qui structurent la vie démocratique d’une société et sont donc susceptibles de faire fonctionner ce modèle de manière satisfaisante. Comment « la masse des citoyens » pourrait-elle cependant « authentiquement participer à la politique » par un « ensemble d’actes législatifs fondamentaux » (p. 249) en l’absence d’un débat public nourri, d’une culture des droits, d’institutions organisant la contestation ? Si l’on admet que le désaccord moral est un trait permanent des sociétés contemporaines, peut-on même si aisément distinguer entre un niveau fondamental, confié au peuple souverain se prononçant par referendum, et un niveau moins fondamental, confié aux représentants élus ?
Ces questions n’enlèvent rien à l’originalité de l’enquête de R. Tuck ; elles suggèrent simplement que s’il a su mettre en évidence l’importance de certains aspects historiques et philosophiques de la logique démocratique plébiscitaire, son livre ne fait pas l’histoire de « l’invention de la démocratie moderne », comme l’avance de façon quelque peu aventureuse le sous-titre.