Dévoilant des alternatives de vie jusqu’alors maintenues dans l’ombre, Constance Rimlinger montre que les utopies écoféministes sont une réalité et qu’elles répondent à une quête d’émancipation du capitalisme et du patriarcat.
Dévoilant des alternatives de vie jusqu’alors maintenues dans l’ombre, Constance Rimlinger montre que les utopies écoféministes sont une réalité et qu’elles répondent à une quête d’émancipation du capitalisme et du patriarcat.
« Que fait le féminisme à la ruralité, et la ruralité au féminisme ? » (p. 26). Dans le contexte effervescent d’un renouveau des enjeux féministes et écologistes, qui se manifeste notamment par une renaissance de l’écoféminisme en France et un regain d’intérêt pour les spiritualités associées [1], Constance Rimlinger nous invite à la suivre dans une enquête aux résultats particulièrement précieux pour qui s’intéresse aux manières d’ancrer ses convictions écoféministes dans le réel. Entre 2015 et 2021, la sociologue a mené un travail de recherche original, à partir de la comparaison d’expérimentations concrètes de retour à la terre par des femmes et des personnes non hétérosexuelles développées en Nouvelle Zélande, aux États-Unis et en France. Mettant au jour « différentes manières d’articuler un projet féministe émancipateur et un projet de reconnexion à la nature et aux activités de subsistance » (p. 12), l’ouvrage de Constance Rimlinger permet ainsi d’apprécier toute la richesse et la diversité de la « nébuleuse écoféministe néorurale » (p. 22) sans occulter les difficultés qu’implique la mise en œuvre d’une telle ambition.
La fraîcheur de l’ouvrage de Constance Rimlinger émane d’abord d’une volonté de « penser la société à partir des marges » (p. 16). En faisant le choix de se concentrer sur les expériences de femmes et de féministes non hétérosexuelles pour étudier le phénomène de retour à la terre, la sociologue défriche un premier angle mort de la recherche sur le sujet. L’autrice propose d’ailleurs sa propre définition du retour à la terre, qui désigne selon elle « tout projet qui s’inscrit dans une volonté individuelle ou collective de réappropriation de l’espace rural en vue de valoriser un milieu vivant et d’opérer une (re)connexion à la terre, aussi bien d’ordre sensible et/ou spirituel que matériel, avec une recherche de subsistance, notamment sur le plan alimentaire » (p. 14). Plutôt que de s’en tenir à un travail analysant les conditions socio-économiques des « néo-ruraux » avant leur exode rural et la réussite ou l’échec de leurs trajectoires, Constance Rimlinger propose de mettre au premier plan les enjeux d’identité de genre et d’orientation sexuelle. Son travail dévoile alors les expériences concrètes d’une « minorité au sein de la minorité » (p. 257), en ce qu’il ne se concentre pas sur les femmes hétérosexuelles, mais sur celles dont le retour à la terre est concomitant à une remise en question des normes de genre et de sexualité.
Dans le contexte d’une campagne qui se conjugue au pluriel en tant qu’ « espaces polymorphes » (p. 13), il s’agit donc d’analyser différents projets politiques et les variations de leurs conceptions du genre, de la sexualité, de la non-mixité choisie, de la nature, de la société et du travail (p. 16). Par cette approche localisée et comparatiste, Constance Rimlinger rend visible une pluralité d’alternatives au capitalisme patriarcal [2] dont la vivacité n’est pas circonscrite aux années 1970 ni même au monde anglo-saxon.
L’originalité du travail de l’autrice tient également à son entreprise de (re)définition de l’écoféminisme. Constance Rimlinger fait en effet le choix de qualifier d’écoféministes les initiatives de retour à la terre sur lesquelles elle enquête, et ce même lorsque les personnes et les communautés ne mobilisent pas expressément cette étiquette. L’écoféminisme étant resté discret en France jusqu’en 2015, et demeurant parfois difficile à identifier, la sociologue met en lumière la nécessité de dépasser la question de l’auto-définition des individus et des groupes. Inspirée par l’écoféminisme vernaculaire de Geneviève Pruvost et par l’écologisme des pauvres de Joan Martínez Alier, elle justifie cette décision par une volonté de sortir de l’ombre « tout un éventail d’expériences passées et présentes » en analysant « l’espace complexe des croisements entre écologie et féminisme en regroupant ses acteur [3].
trices pluriel les sous un vocable commun » (p. 21). À ce titre, le livre de Constance Rimlinger met à l’honneur un « écoféminisme populaire » (p. 34) porté par des personnes « ordinaires » (p. 20), en particulier les femmes rurales et les femmes agricultricesS’intéresser à ces initiatives qui entremêlent féminisme et écologie, et les inscrire dans la nébuleuse écoféministe, c’est remettre en question un certain nombre de prénotions qui peuplent l’imaginaire commun selon lesquelles l’écoféminisme n’aurait pas pris en France et qu’un lendemain du capitalisme serait impossible. L’enquête de la sociologue montre ainsi qu’en faisant un pas de côté, en se détachant de l’analyse de l’écoféminisme comme mouvement social, « on peut brosser un portrait plus nuancé de sa première réception » (p. 47).
Sur la base de données récoltées au cours de son travail sur sept terrains de recherche principaux, dont elle offre un tableau de présentation détaillé en annexe de son livre, l’autrice identifie trois idéaux-types sur le continuum écoféministe rural : la configuration écoféministe « différentialiste séparatiste », la configuration écoféministe « queer intersectionnelle » et la configuration écoféministe « holistique intégrationniste ». S’il ne s’agit pas ici de détailler chacune de ces configurations, qui font l’objet de chapitres exhaustifs dans Féministes des champs, il importe de revenir brièvement sur cette typologie qui constitue sans nul doute l’apport principal de l’enquête de Constance Rimlinger.
Il est aujourd’hui admis qu’il n’existe pas un écoféminisme, mais des écoféminismes. Toutefois, il demeure plus rare, dans la recherche française, de trouver des travaux qui analysent en profondeur les tensions internes à cette nébuleuse. La sociologue consacre une partie de son travail aux questions épineuses, souvent mises de côté, de la blanchité des utopies écoféministes et de l’exclusion des personnes transgenres et non-binaires. Les communautés écoféministes n’étant pas exemptes de la reproduction des logiques de discrimination et de domination propres à une société capitaliste patriarcale et coloniale, se posent alors – entre autres – les questions du racisme et de la transphobie en leur sein. Par ailleurs, Constance Rimlinger note également des divergences eu égard au sujet de la cause animale (faut-il promouvoir, voire imposer, le véganisme ?) et du rapport à la spiritualité (est-elle nécessairement essentialiste et coupable d’appropriation culturelle ?) qui témoignent d’un continuum écoféministe non sans tensions internes.
Dans la tradition (éco)féministe de remise en question de la dichotomie public-privé et d’incitation des novices du politique à acquérir une confiance et une légitimité nécessaires à l’action, Féministes des champs constitue un exemple enthousiasmant de redéfinition du politique. L’ouvrage confirme que « le privé est politique » et qu’une formation théorique et militante n’est pas indispensable pour agir. L’autrice insiste donc sur la nécessité de ne pas considérer uniquement les moyens d’action politique traditionnels. Pour comprendre l’écoféminisme, attaché à ses racines libertaires, il ne faut pas simplement étudier l’engagement classique des militant [4], l’enquête de Constance Rimlinger réaffirme combien le quotidien est politique et que la campagne est le théâtre d’expérimentations multiples, concrètes et actuelles [5]. Contrairement aux idées reçues, la ruralité n’est donc pas par essence hostile aux populations féministes et LGBT+, mais devient « un nouvel espace depuis lequel penser et vivre l’émancipation » (p. 46).
es, mais bien examiner leur engagement quotidien (p. 45). Constance Rimlinger montre alors la pluralité et la diversité des répertoires de l’action politique. Le retour à la terre écoféministe et non hétérosexuel - qui n’est pas toujours queer en ce qu’il concerne également des féministes lesbiennes radicales opposées à ce concept – traduit ainsi une quête de sens en marge du capitalisme patriarcal. Cette quête implique pour les enquêtées de Constance Rimlinger de construire un quotidien alternatif et radical remettant en question le rapport au travail, à l’alimentation, à l’habitat et à la famille. Pour certaines, il s’agira de se former à la permaculture, pour d’autres d’adopter un régime végétarien ou de pratiquer des rituels inspirés de diverses spiritualités féministes. L’ouvrage de la sociologue apporte d’ailleurs sur ce dernier point de nombreuses clarifications et la perspective comparatiste n’en est que plus intéressante, dévoilant les différences entre le mouvement de la Déesse étasunien et le féminin sacré français. Dans la lignée du travail de Geneviève PruvostSi Féministes des champs offre en premier lieu un contre-discours à l’idée d’une France hermétique aux cultures écoféministes, l’ouvrage permet également de penser le futur de l’écoféminisme. Le livre déborde de pistes de réflexion et l’on serait presque frustré
es de ne pas pouvoir continuer la discussion avec l’autrice. Quid de la compatibilité de l’écoféminisme avec le concept d’intersectionnalité, dont les résultats de l’enquête nous montrent qu’elle n’est pas toujours acquise ? Constance Rimlinger s’interroge ainsi sur l’évolution d’un écoféminisme « moins blanc » (p. 40) et d’un retour à la terre « explicitement (éco)queer » (p. 263).On regrettera peut-être un point de vue plus tranché sur la question des logiques d’exclusion reproduites par certaines autrices et communautés, bien que l’on comprenne l’empathie de la sociologue pour ses enquêtées et le ton choisi pour cet ouvrage. L’adoption ou le rejet d’une approche intersectionnelle, impliquant la reconnaissance de types spécifiques d’oppressions, et d’une perspective queer, considérant la fluidité des identités, met en question la définition même de l’écoféminisme. Cette définition fluctue si l’on considère que le sujet politique du mouvement est uniquement la femme cisgenre – comme c’est le cas de certaines des enquêtées – ou que les personnes transgenres et non binaires sont également concernées. Féministes des champs s’impose toutefois déjà comme une référence, notamment pour la jeune recherche [6] en quête de critique interne sur le sujet [7], et son écriture accessible captivera tout autant le grand public.
par , le 7 octobre
Maureen Bal, « L’écoféminisme des personnes ordinaires », La Vie des idées , 7 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-ecofeminisme-des-personnes-ordinaires
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] En témoigne par exemple la parution prochaine du livre Spiritualités radicales. Rites et traditions pour réparer le monde de Yuna Visentin en août 2024 aux éditions Divergences.
[2] L’expression « capitalisme patriarcal » est généralement associée au travail de Silvia Federici mais elle est commune aux (éco)féminismes, qui voient en l’association du capitalisme et du patriarcat la matrice de la domination des femmes et de l’exploitation de la nature.
[3] En 2024 est paru sur ce sujet le livre Gardiennes de la nature de David Happe aux éditions Le Pommier brossant les portraits de sept femmes travaillant la terre, dont des forestières, des paysannes et des maraîchères.
[4] Voir la recension de son livre Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance paru en 2021 aux éditions La Découverte.
[5] Sur ce point, voir l’entretien de Geneviève Pruvost relatif à son dernier livre La Subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, publié en 2024 aux éditions La Découverte pour Médiapart.
[6] Je pense notamment aux travaux de thèses en cours de Cassandre Di Lauro (« Transmettre une terre lesbienne : création et préservation d’une communauté lesbienne dans l’Oregon du Sud au xxie siècle »), d’Angèle Ducatillion (« L’écologie au prisme des minorités sexuelles et de genre, entre ville et campagne française ») et de Bénédicte Gattère (« Défaire le genre pour refaire nature : alliances queer et écoféministes des années 1980 à nos jours »).
[7] Pour aller plus loin, je renvoie ici au livre Des paillettes sur le compost. Écoféminismes au quotidien de Myriam Bahaffou paru en 2022 aux éditions Le Passager Clandestin.