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L’école Du Bois

À propos de : Aldon Morris, The Scholar Denied : W. E. B. Du Bois and the Birth of Modern Sociology, University of California Press


par Nicolas Martin-Breteau , le 6 avril 2017


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Quand le discours dominant insistait sur l’infériorité biologique et culturelle innée des Noirs, W. E. B. Du Bois s’attachait à révéler les sources économiques et sociales des inégalités raciales. Un récent ouvrage nous invite à réévaluer son rôle dans la naissance des sciences sociales états-uniennes.

Recensé : Aldon Morris, The Scholar Denied : W. E. B. Du Bois and the Birth of Modern Sociology, Oakland, University of California Press, 2015, 282 p.

Avec The Scholar Denied, Aldon Morris offre un livre pénétrant sur le rôle de W. E. B. Du Bois (1868-1963) dans la naissance des sciences sociales états-uniennes.

L’ouvrage se propose trois objectifs. Il s’agit d’abord de réévaluer les origines de la sociologie états-unienne en plaçant le travail de Du Bois et de l’École d’Atlanta au centre d’un récit qui célèbre traditionnellement Robert E. Park et l’École de Chicago. Ensuite, The Scholar Denied cherche à expliquer les raisons pour lesquelles l’œuvre de Du Bois et de ses collègues fut sciemment marginalisée par la communauté scientifique dominante. Enfin, A. Morris évalue les conséquences de cette marginalisation ayant mené, d’après lui, à un appauvrissement durable des sciences sociales états-uniennes [1].

D’une plume passionnée et vigoureuse, l’ouvrage démontre que Du Bois a été le plus grand sociologue états-unien du premier 20e siècle et l’École d’Atlanta la première école scientifique de sociologie aux États-Unis. Fondé sur une recherche archivistique minutieuse, The Scholar Denied propose pourtant une démonstration prêtant le flanc à de sérieuses critiques.

Une révolution scientifique

D’un point de vue théorique, le travail sociologique de Du Bois fut novateur. A. Morris montre de façon convaincante que la naissance de la sociologie états-unienne fut historiquement liée à la situation d’oppression raciale subie par les Africains-Américains (p. 2-3). Entre les années 1890 et la Première Guerre mondiale, Du Bois s’attacha en effet dans ses premiers travaux scientifiques à comprendre les facteurs économiques et sociaux des inégalités raciales, proposant un contre-feu aux discours alors dominants sur l’infériorité biologique et culturelle innée des Noirs.

D’un point de vue méthodologique, Du Bois fut également précurseur. À la différence de la sociologie de son époque, son travail rigoureux dans la construction et l’étude de ses objets de recherche écartait d’emblée les grandes théorisations spéculatives et métaphysiques. Du Bois cherchait à étudier les faits – « any and all the facts » (cité p. 22) – par la collecte systématique et variée de données quantitatives et qualitatives au travers de recensements statistiques, de recherches archivistiques, d’observations participantes et d’entretiens à grande échelle. Son travail s’opposait ainsi à la figure du « sociologue de pare-brise » (« car-window sociologist », p. 41) n’ayant qu’une connaissance très lointaine de son objet d’enquête.

Du Bois appliqua ces positions théoriques et méthodologiques dans plusieurs ouvrages fondateurs de la sociologie états-unienne : The Negroes of Farmville (1898, étude d’une communauté noire rurale en Virginie), The Philadelphia Negro (1899, sur la communauté noire de Philadelphie), puis dans les enquêtes sociologiques qu’il dirigea à l’université noire d’Atlanta entre 1896 et 1914, sur le commerce, l’éducation, le crime, la santé, les Églises, etc., dans la communauté africaine-américaine (p. 75-79) [2].

Ce travail de recherche permit la création d’une multitude de champs et de sous-champs dans la sociologie états-unienne : sociologie urbaine et rurale, sociologie des institutions, de la culture, des relations de genre, du crime, de la santé, du travail, des loisirs, de la religion, etc. (p. xx-xxi, 48-50, 75-76). À l’époque, Du Bois proposa par exemple des analyses d’une remarquable modernité sur l’intersection des causes et des conséquences du capitalisme, du racisme et du sexisme au niveau international (p. 134-135).

L’ensemble de ces travaux avait pour objectif de déterminer scientifiquement les causes de l’inégalité raciale. Dans ce but, Du Bois – et non Park – forma la première génération de sociologues africains-américains, littéralement « effacée » (p. 66) de la mémoire collective : Monroe Work, Richard R. Wright Jr. et George Edmund Haynes notamment. Contrairement à une image répandue, Du Bois ne fut donc pas un savant distant et hautain mais un chercheur inséré dans les réseaux scientifiques de son temps, y compris internationaux, en relation notamment avec Max Weber, dont A. Morris évalue très précisément les dettes intellectuelles à l’égard de Du Bois (chapitre 6).

L’engagement scientifique de Du Bois était donc de part en part politique. Il s’agissait pour lui d’utiliser la science comme une « arme de libération » en vue de l’égalité raciale (p. 134). La sociologie – comme les autres sciences sociales – devait être utilisée comme le support d’une politique de la vérité sur les Noirs qui, en s’adressant à tous les publics, permettrait de fonder le progrès racial (p. 27, 59, 133).

Une marginalisation raciste

Comme son titre l’indique, The Scholar Denied  Le savant dédaigné ») cherche à réparer le tort subi par Du Bois et l’École d’Atlanta en explorant les raisons de leur marginalisation « délibérée » par la profession sociologique dominante (p. xxii). Décapant, l’ouvrage se présente comme un « contre-récit » s’opposant frontalement à l’hagiographie nimbant l’École de Chicago (p. 2).

A. Morris le démontre en proposant une sociologie historique des sciences sociales du premier 20e siècle. Selon l’auteur, le discours raciste à l’intérieur de la profession sociologique états-unienne était si enraciné (jusqu’à une date avancée du 20e siècle) que le travail de Du Bois et de l’École d’Atlanta ne fut pas simplement méprisé (ouvrages non discutés, chercheurs non embauchés, etc.), mais volontairement effacé à cause de la menace qu’il représentait pour l’ordre « scientifique » et social établi.

A. Morris insiste en particulier sur l’alliance conservatrice entre Booker T. Washington et Robert E. Park. Au tournant du 20e siècle, Washington faisait figure de leader de la communauté africaine-américaine, contesté par Du Bois pour sa modération dans la critique de la violence raciale. Présenté de façon caricaturale comme l’exemple de la « coopération des Noirs à leur propre oppression » (p. 9), Washington aurait influencé Park qui, avant de devenir sociologue à Chicago, fut entre 1905 et 1912 son assistant au Tuskegee Institute, l’établissement universitaire technique fondé par Washington dans l’Alabama. De ce long séjour dans le Sud, Park aurait acquis une connaissance approfondie mais biaisée du monde noir, considéré comme « arriéré » (p. 102).

Washington et Park auraient donc eu intérêt à rendre Du Bois invisible, le premier pour assurer sa prééminence politique, le second pour protéger sa notoriété scientifique (p. 136-144). Par exemple, Park utilisa Du Bois sans le citer dans ses propres travaux : son concept d’ « homme marginal » est élaboré à partir de celui de « double conscience » proposé dans The Souls of Black Folk pour décrire l’individu clivé, à la marge de deux cultures et de deux sociétés, sans que la dette envers Du Bois soit nulle part reconnue par Park (p. 145-147).

Dans les années 1930, les grandes fondations philanthropiques à l’origine du financement de vastes programmes de recherche sociologique participèrent également à la marginalisation de Du Bois. A. Morris affirme que si An American Dilemma (1944), la fameuse enquête dirigée par Gunnar Myrdal, et le projet contemporain de Du Bois, Encyclopedia of the Negro, abandonné faute de financements, avaient été publiés en même temps, la première n’aurait pas autant influencé la sociologie des questions raciales, ses postulats racistes la discréditant par rapport à ce qu’aurait été l’ouvrage de Du Bois (p. 198-215) [3].

D’où l’appel d’A. Morris à la réflexivité. D’après lui, l’exemple de Park, de Myrdal et de la grande majorité des sociologues de cette époque témoigne du fait que se dire progressiste ne protège en rien son propre travail scientifique de compromissions racistes impensées. S’inspirant du Bourdieu de Science de la science et réflexivité, A. Morris invite ses collègues blancs et noirs à « engager leurs plus hauts niveaux de réflexivité pour expurger de leurs travaux les biais raciaux enracinés dans la culture et les institutions américaines » (p. 221).

La révolution ajournée

Finalement, l’ouvrage affirme que le mépris dont a fait l’objet l’œuvre de Du Bois eut pour conséquence un appauvrissement théorique et méthodologique durable des sciences sociales états-uniennes, en particulier sur les questions raciales. A. Morris avance qu’il fallut près d’un siècle pour que soient prises au sérieux les innovations de Du Bois et de ses collègues d’Atlanta.

Pour le prouver, l’auteur propose une relecture radicale de la sociologie de l’École de Chicago en explorant ses biais racialisants, voire racistes. A. Morris affirme que le consensus alors dominant sur l’infériorité noire entacha plus ou moins profondément le travail de tous les représentants de l’École de Chicago, de Robert Park à John Dewey. On regrette qu’A. Morris ne discute pas les travaux du sociologue juif Louis Wirth et du sociologue africain-américain Charles Johnson, qui auraient peut-être nuancé cette analyse générale.

L’auteur montre comment le célèbre « cycle des relations raciales » théorisé par Park invite à considérer la violence impériale et coloniale blanche comme un processus de civilisation faisant accéder les « races arriérées » au progrès de l’Occident (p. 103, 125-127). Pour A. Morris, cet exemple illustre les deux principes théoriques privilégiés par l’École de Chicago : la sociologie est une science qui formule des lois abstraites et naturelles confirmant les postulats évolutionnistes du darwinisme social (p. 112-118). Face à celle de Du Bois, A. Morris affirme que la sociologie de Park ne fut en rien innovante mais profondément rétrograde (p. 125, 127, 131-133).

Son institutionnalisation à la marge des positions de pouvoir permit néanmoins à l’École d’Atlanta de traverser le temps. A. Morris l’explique grâce au concept de « capital de libération », c’est-à-dire « une forme de capital utilisé par des intellectuels dominés et sans ressources afin d’initier et soutenir le programme de recherche d’une école scientifique non hégémonique » (p. 188). Un tel groupe, dominé du point de vue de la race, de la classe ou du genre mais uni autour d’un objectif politique de libération, pourrait créer et soutenir une école de pensée alternative et révolutionnaire. À cet égard, l’École d’Atlanta constitua l’exemple-type d’un « réseau intellectuel insurgé » (p. 144, 171, 187-194).

Suggestive, l’analyse est contre-intuitive et aurait donc mérité davantage de précision. Après tout, le degré d’oppression sociale est inversement proportionnel à la dotation des agents et des groupes sociaux en capital. On comprend qu’une position socialement dominée puisse constituer une ressource épistémologique subversive éventuellement rentable sur le marché scientifique. Mais le concept proposé explique moins l’originalité d’une vision du monde que la force d’adhésion au projet d’un groupe dominé – un capital qui ne pourrait apparemment être détenu que par des intellectuels. Sur ces points, l’ouvrage aurait gagné à construire une prosopographie des membres de l’École d’Atlanta afin d’évaluer les formes et les fonctions de ce capital de libération.

Une cohérence rétrospective ?

À de nombreux égards, l’ouvrage cède à la mythologie de la figure de l’homme exceptionnel, génie auto-créé capable de penser seul contre son temps. Pour les besoins de sa démonstration, A. Morris exagère la cohérence intellectuelle de Du Bois et décontextualise son parcours scientifique et politique.

Dès la fin du 19e siècle, Du Bois aurait pu s’extirper, d’après A. Morris, d’un régime de vérité raciste s’imposant par ailleurs à tous et avancer des propositions scientifiques qui n’auraient pas vraiment varié au cours des huit décennies de sa vie intellectuelle (p. 84-85). De multiples passages de ses écrits montrent pourtant qu’il dut penser à l’intérieur des cadres intellectuels évolutionnistes et élitistes alors dominants – ce que lui-même appelait « l’âge de Darwin ». À son corps défendant, A. Morris en fournit un exemple en reproduisant un poster statistique préparé sous la direction de Du Bois pour la galerie « The American Negro » de l’Exposition universelle de Paris en 1900 : le but de l’université d’Atlanta, est-il dit, « est d’élever et de civiliser les fils des Nègres affranchis en donnant aux mieux doués une éducation dans les arts libéraux » (p. 94).
En réalité, toute l’élite africaine-américaine (y compris Booker T. Washington) considérait que les progrès de la « race noire » réfuteraient à terme le déterminisme biologique raciste et garantiraient l’égalité symbolique et civique des Noirs. Autrement dit, vers 1900, la pensée sociologique de Du Bois s’ancrait dans le programme politique d’ « élévation de la race » visant à démontrer la dignité des Africains-Américains.

La stratégie d’élévation de la race cherchait à instaurer l’égalité raciale en transformant la communauté noire et en détruisant par là même les préjugés blancs. A. Morris a donc en partie tort lorsqu’il dit que Du Bois « aurait considéré comme un pur non-sens pour les Noirs d’attendre le changement de la résolution des tensions psychologiques blanches » (p. 214). L’ouvrage manque ici la raison historique pour laquelle la sociologie de Du Bois, et donc la sociologie états-unienne, est née d’une politique de la vérité : détruire la vérité établie par les Blancs sur les Noirs en imposant une autre vérité sur les causes non pas naturelles mais sociales de l’inégalité raciale (p. 88). L’engagement politique de Du Bois en faveur de l’égalité raciale au sein du Niagara Movement (1905-1909) puis de la National Association for the Advancement of Colored People en tant que directeur du magazine The Crisis (1909-1934) s’est fondé sur cette même volonté d’exposer des faits objectifs et, pensait-il, irréfutables sur la « race noire », à l’intérieur de ce qu’il appelait une campagne de contre-propagande.

Ce qui, à mon avis, fait donc de Du Bois un grand intellectuel n’est pas la cohérence de sa pensée, mais le renouvellement incessant de celle-ci en vue d’affûter les armes théoriques et pratiques nécessaires au combat pour l’égalité et la justice. Par exemple, entre les années 1910 et 1930, la psychanalyse et le marxisme notamment lui firent comprendre qu’il était vain de chercher à persuader les dominants de l’immoralité de l’oppression raciale, puisque celle-ci serait hors de portée de la volonté rationnelle, produite et reproduite à l’intérieur des structures de la psyché et de la société blanches. En insistant ainsi sur le fonctionnement systémique de la domination raciale, Du Bois fut l’un des grands précurseurs de la sociologie critique.

par Nicolas Martin-Breteau, le 6 avril 2017

Pour citer cet article :

Nicolas Martin-Breteau, « L’école Du Bois », La Vie des idées , 6 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-ecole-Du-Bois

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Notes

[1L’ouvrage s’inscrit dans une réévaluation de l’influence scientifique de Du Bois et des intellectuels africains-américains. Voir Earl Wright II, The First American School of Sociology : W. E. B. Du Bois and the Atlanta Sociological Laboratory, New York, Routledge/Ashagate, 2016  ; Francille Rusan Wilson, The Segregated Scholars : Black Social Scientists and the Creation of Black Labor Studies, 1890-1950, Charlottesville, University of Virginia Press, 2006  ; Shaun Gabbidon, W. E. B. Du Bois on Crime and Justice : Laying the Foundations of Sociological Criminology, New York, Routledge/Ashgate, 2016 [2007]  ; Reiland Rabaka, Against Epistemic Apartheid : W. E. B. Du Bois and the Disciplinary Decadence of Sociology, Lanham, MD, Lexington Books, 2010.

[2W. E. B. Du Bois, «  The Negroes of Farmville, Virginia : A Social Study  », Bulletin of the Department of Labor, n° 14, janvier 1898, p. 1-38  ; W. E. B. Du Bois, The Philadelphia Negro : A Social Study, New York, Schocken Books, 1967 [1899].

[3Voir Gunnar Myrdal, An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy, New York, Harper & Brothers, 1944  ; Aldon D. Morris, «  Sociology of Race and W. E. B. DuBois : The Path Not Taken  » in Craig Calhoun (dir.), Sociology in America : A History, Chicago, The University of Chicago Press, 2007, p. 503-534.

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