La littérature a-t-elle vocation à nous guérir du monde ? Alexandre Gefen examine la passion des romans du XXIe siècle pour la sollicitude, et en interroge les motifs.
La littérature a-t-elle vocation à nous guérir du monde ? Alexandre Gefen examine la passion des romans du XXIe siècle pour la sollicitude, et en interroge les motifs.
« Réparer le monde », écrire et lire pour panser les plaies individuelles et collectives, telles seraient les principales caractéristiques de la littérature française contemporaine selon Alexandre Gefen. C’est une sorte de portrait-robot de cette littérature thérapeutique que nous propose l’auteur, spécialiste de la littérature française du XXIe siècle, directeur de recherche au CNRS et fondateur du site Fabula. La recherche en littérature. Le livre, tiré d’une thèse d’HDR, a l’ambition d’embrasser un corpus romanesque sinon exhaustif, du moins extraordinairement vaste, ainsi qu’en témoignent l’épaisseur de la bibliographie (45 pages) et la densité de l’appareil critique (49 pages).
La notion de réparation sur laquelle s’appuie A. Gefen est empruntée à Joan Tronto, théoricienne de l’éthique du care, qu’elle définit ainsi : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et “réparer” notre monde » [1]. Cette théorie éthique, à la croisée de la philosophie et de la psychologie, forgée par la féministe Carol Gilligan dans les années 1990 [2], connaît une fortune croissante dans les sciences humaines depuis une vingtaine d’années, de la philosophie à la littérature [3]. En France, ce sont surtout les philosophes Sandra Laugier et Fabienne Brugère qui s’en sont emparées [4], tentant à leur tour de cerner la fécondité de cette notion volontiers traduite par « sollicitude » (quoique le care désigne à la fois la sollicitude et le soin) et de mettre en lumière ses enjeux politiques.
Certains romanciers et romancières l’endossent à leur tour, telle Maylis de Kerangal dans Réparer les vivants (2014). Le titre de ce magnifique roman, abondamment cité ici, maintes fois récompensé, et porté à l’écran en 2016 par Katell Quillévéré, est en fait tiré d’une phrase du Platonov de Tchekov — « Enterrez les morts, réparez les vivants » — que l’auteur ne reprend curieusement pas dans son essai, mais qui n’en est pas moins devenu le credo de toute une génération d’écrivains.
Cet essai cherche à mettre en évidence un constat simple qui en fonde le parti-pris épistémologique, comme le dit l’auteur dans l’introduction : qu’on la désapprouve ou qu’on la méprise, cette tendance forte de la littérature française contemporaine mérite d’être pensée plutôt que d’être systématiquement dénigrée sous le prétexte qu’on ne ferait pas « de bonne littérature avec de bons sentiments », selon le mot cinglant, devenu célèbre, d’André Gide. C’est donc bien une « cartographie de la sensibilité contemporaine » (p. 269) à laquelle s’essaie Alexandre Gefen à travers un exposé très riche, abondamment nourri et référencé.
L’auteur montre finement que tous les textes de cette littérature qui affronte le fracas du monde et les blessures de l’homme n’ont pas exactement le même enjeu thérapeutique. Aussi Philippe Forest, par exemple, se singularise-t-il par un refus obstiné de « faire son deuil », d’enterrer pour ainsi dire sa défunte fillette, et plus encore, de réconforter ceux qui restent à la pleurer, assumant ainsi un rejet de la résilience :
la conception psychanalytique fait de la répétition une manière d’incorporer l’objet mort engendrant une mélancolie elle-même mortifère, mais au lieu de refuser cette répétition (…), Philippe Forest s’y accroche en affirmant que « l’écrivain retient en lui la forme hallucinée de ce qui a été ». (p. 140)
Si l’essai s’attarde sur la fêlure existentielle que représente pour l’homme la perte d’un être cher, à travers les topoi de la maladie et du deuil, ses chapitres déploient en réalité un éventail remarquablement ample des grandes épreuves auxquelles l’homme du XXIe siècle est confronté : les traumas (de la guerre ou de « catastrophes »), l’écologie (« face au territoire ») et l’histoire (« face au temps »). Cherchant à comprendre les raisons de la mobilisation de tels topoi, il synthétise les idées (re) devenues en quelques années des lieux communs sur le fait littéraire :
que la littérature favorise l’empathie et rend meilleur, que l’expression littéraire du trauma libère en permettant une réappropriation inventive de l’expérience, que l’écriture et la lecture permettent la reconstruction de soi, que la représentation romanesque fonctionne comme un laboratoire pour la pensée, que l’une des fonctions premières de la littérature est mémorielle et commémorative. (p. 257)
Cette enquête le conduit à analyser certaines des caractéristiques les plus évidentes de la littérature narrative contemporaine, telles que « l’ère de l’hypermnésie » (p. 240), qui désigne l’ensemble des textes relevant de l’« obsession mémorielle » (p. 239), à savoir les biographies, les témoignages et tous types de textes arrimés à l’archive. Il propose alors une interprétation convaincante de l’avènement, voire du triomphe, des textes relevant de cette « fièvre archivistique » (archive fever) pour reprendre les termes du théoricien de l’art Hal Foster, qui, il y a 15 ans, y voyait déjà plus largement une tendance contemporaine caractérisant tous les domaines artistiques [5]. Selon A. Gefen, la littérature française contemporaine se ferait l’ultime porte-voix du seul discours eschatologique encore audible dans notre société sécularisée où elle ne souffrirait désormais plus de concurrence avec la parole sacrée :
la littérature est conçue comme une transposition sécularisée de l’espoir de vie éternelle au cœur du christianisme (…). Elle se donne comme une forme d’assomption.
Il fait ainsi sienne l’analyse de Dominique Rabaté, pour qui le livre « prend la place ou le relais du religieux » (Rabaté cité par A. Gefen, p. 241), et en conclut que le point commun entre les écritures du témoignage (notamment celles axées autour du trauma) et les récits d’enquête de terrain est de « proposer, à la place d’une religion et ses prêtres, des rituels d’accompagnement et de commémoration, si ce n’est un horizon eschatologique en forme de bibliothèque, comme si la crainte de la mort généralisait celle de l’injustice » (p. 249).
Aussi noble soit l’objectif quasi thaumaturgique que se donne cette littérature, il ne va pas sans poser quelques limites éthiques. En effet, à force d’offrir des textes hommages et tombeaux comme pour braver la finitude et incessamment panser les plaies des âmes souffrantes, cette littérature ne court-elle pas le risque de confisquer la parole de ceux au nom desquels elle prétend parler ? Autrement dit, comme l’écrit Alexandre Gefen, empruntant une formule de Jacques Rancière :
le mémorial s’expose alors au risque de ressembler à une charité de patronage (…) et d’offrir cette forme d’anoblissement piégé consistant en un « art de faire parler les pauvres en les faisant taire ». (p. 235)
L’interprétation, par la psychanalyste Laurie Laufer (spécialiste de la question du deuil et elle-même inspirée par l’idée de vulnérabilité), du silence littéraire de Mallarmé face au deuil de son fils Anatole permet à A. Gefen d’aller plus loin dans la critique de cette littérature. De ce fait, corroboré par la publication d’un poème à Anatole à titre posthume par Jean-Pierre Richard en 1961, A. Gefen pose que
loin d’être inutile ou autotélique, l’écriture de la négativité est un dispositif psychique autothérapeutique qui participe d’une remédiation du deuil (…) ; la distance ou l’intransitivité de l’art sont des aussi des réponses à des traumas. (p. 265)
Faut-il donc en conclure que toute littérature aurait, par définition et comme intrinsèquement, vocation à être thérapeutique ? Que les auteurs en auraient plus ou moins conscience, quitte à en abuser à des fins autrement plus prosaïques, ainsi que nous le rappelle ce trait acerbe de Jules Renard :
Beauté de la littérature. Je perds une vache. J’écris sa mort et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache. (Cité p. 266)
Si plusieurs passages du livre laissent ainsi clairement transparaître la perplexité de l’auteur quant aux intentions de certains auteurs (lisibles tant dans leurs textes que dans leur discours méta-littéraire), le livre se présente néanmoins davantage comme un camaïeu des différentes modalités de « réparation du monde » que comme une analyse critique de fond. Il est vrai que l’ambition exhaustive de la revue bibliographique (véritablement impressionnante) va difficilement de pair avec la possibilité de développer une analyse critique très approfondie, sauf à écrire une thèse en plusieurs volumes. Or la force de cet ouvrage tient précisément à la rigueur de sa structure et à sa concision. Les différentes parties sont bien équilibrées, aucune d’entre elles n’est trop longue, ni obscurément verbeuse. Au contraire, on appréciera non seulement le caractère pédagogique de ce livre, mais aussi la plume alerte, précise et élégante de l’auteur, qui rend la lecture particulièrement agréable et fluide. Le fait qu’en outre chaque partie soit flanquée d’un appareil critique fort riche et agrémenté d’un index très utile, en fait un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à cette thématique et aux théories du care, ou tout simplement à la santé de la littérature française contemporaine.
par , le 13 juin 2018
Maëline Le Lay, « L’écriture dans la plaie », La Vie des idées , 13 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-ecriture-dans-la-plaie
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[1] Joan Tronto, Un monde vulnérable pour une politique du care, traduit de l’anglais par Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 [1993], citée p. 157.
[2] Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, traduit de l’anglais par Annick Kwiatek et Vanessa Nurock, Paris, Champs-Flammarion, 2008 (1982).
[3] Pour son application dans le champ des études littéraires, voir les travaux de Marielle Macé qui reprend la notion de « formes de vie » à Wittgenstein : Styles. Critiques de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
[4] Mais aussi Pascale Molinier, Patricia Paperman et Marie Gaille. Voir notamment : Fabienne Brugère, L’éthique du care, Paris, PUF, 2017 ; Sandra Laugier, Pascale Molinier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009 ; Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, éditions de l’EHESS, 2005 ; Marie Gaille et Sandra Laugier (dir.), « Grammaires de la vulnérabilité », Raison publique, n°14, avril 2011, remis en ligne le 6 janvier 2016.
[5] Hal Foster, « The Archival Impulse », October, vol. 110, 2004, p. 3-22.