Quoi de mieux que de commencer par deux Witzen ? L’humour est toujours apocryphe puisqu’il dit une vérité ne revendiquant pas ce statut. Commencer de surcroît par deux histoires juives, puisque l’ouvrage de Philippe Zard choisit d’interroger cette culture et cette identité. La première met en scène un Robinson Crusoé juif qui, faisant admirer son île à deux visiteurs, indique deux grandes paillotes qu’il présente comme ses deux synagogues. « Pourquoi deux ? – Il y a celle que je ne fréquente pas. » La seconde a pour cadre un wagon de chemin de fer. Un petit juif y voyage et arrive malade à l’arrivée. À son ami lui demandant pourquoi, il répond qu’il a été obligé de voyager dans le sens contraire de la marche. « Pourquoi n’as-tu pas demandé à la personne en face de changer de place ? – Mais il n’y avait personne en face ! » Les deux intrigues, outre qu’elles ouvrent à un absurde dont on ne sait s’il est libératoire ou aliénant, se rejoignent : elles font advenir un réel creusé, accueillant du vide. Le siège de train non occupé est suffisamment pesant de réalité pour n’être pas disputé, et la synagogue, quoique désertée, exhibe sa légitimité. Dans les deux cas, la vérité admet une absence, accepte une incomplétude, adopte donc une logique du doute dans son fonctionnement. Cette logique du doute, le judaïsme la connaît : une seule loi divine et révélée, mais les tables de la loi données deux fois, les premières ayant été brisées par un Moïse dont le courroux a été brillamment analysé par Freud. La tradition midrashique a voulu que les deux tables fussent conservées ensemble dans l’arche véhiculée par les Hébreux dans le désert.
La synagogue vide
Qu’est-ce qu’un texte apocryphe ? Venu de la textologie religieuse, le terme désigne un écrit qui, prétendant être inspiré, n’a pas été retenu par le canon biblique juif ou chrétien et, par extension, un texte discrédité comme un faux. Le fait qu’il soit néanmoins nommé et cité dans une culture le préserve tout en jetant une ombre sur la vérité qu’il semble nier. Le judaïsme apocryphe, c’est la synagogue désaffectée ou la place de train vide. Le tour de passe-passe herméneutique et métonymique de Philippe Zard est d’appliquer le qualificatif au judaïsme, comme culture autant que comme religion du livre. Il y aurait, en marge du récit juif manifeste et admis, un autre récit auquel la marge permettrait d’exercer une fonction critique à l’endroit du premier et de perpétuer la marque d’une certaine vérité occultée – le grec apokruphos signifie « secret » – dont la teneur serait consubstantielle à la visée du judaïsme en tant qu’être-au-monde. La fonction critique s’adresserait pareillement au monde lui-même, à la fois dans son développement autonome et dans sa capacité variable à accepter le fait juif.
Avec De Shylock à Cinoc. Essai sur les judaïsmes apocryphes, Philippe Zard livre un ouvrage magistral, destiné à faire référence, sur cette thématique qu’il aborde par le prisme de la littérature en relisant, entre autres, Shakespeare, Joyce, Thomas Mann, Albert Cohen, Kafka, Gary ou Perec. Le volume est essentiel à la fois pour la compréhension du judaïsme, en tant qu’expérience et en tant qu’ethos, et pour son brio méthodologique qui interroge la relation entre une hétérodoxie identitaire – valable donc pour toute construction identitaire – et des pratiques d’écriture. L’inauthentique gagne, le frauduleux prospère mais lorsque la tradition s’épuise dans ses ressassements, la fausse monnaie vaut mieux que la banqueroute si elle fait encore circuler du sens. Tel se définit pour l’auteur le judaïsme qu’il désigne comme apocryphe : « Parole errante dans le no man’s land entre fidélité et infidélité, différence et répétition, mémoire et oubli » (p. 417) Bref une zone médiane qui ne vaut pas que pour ses sujets scripteurs en mal d’ancrage mais qui informe autant sur le système culturel dominant :
Étudier les écrivains en marge du judaïsme dans la grande littérature européenne, […] c’est apprendre à lire dans les deux sens, examiner les points de jonction, […] observer la zone de partage des eaux. Les marges du judaïsme sont précisément ce lieu où se réinventent les identités et les écritures. (p. 408)
Un des mérites de l’ouvrage est de donner une vue très large de ces expérimentations, d’où l’étonnement du lecteur lorsque l’auteur adopte une position sévère à l’endroit d’un George Steiner qui, par un ferme attachement tant à son origine juive qu’à la tradition européenne, incarne au mieux les tensions engendrées par le croisement entre les deux visions.
L’agencement de l’essai juxtapose en séquence des auteurs choisis pour la place de l’identité, de la culture ou de la mémoire juive ou pour celle de figures juives dans leur œuvre. Les premiers auteurs (Shakespeare, Lessing, Joyce) ne sont pas des écrivains juifs, les autres le sont – en suivant cette précieuse définition selon laquelle un auteur juif ne souscrit pas à un étiquetage biographique ou thématique, toujours extérieur, mais qu’il est « un sujet juif qui écrit » (p. 397) ou, moins concis, celui « qui, au cœur ou en marge de ses œuvres, inscrit le lien qui l’unit obscurément à la condition ou à la culture juive » (p. 414). La première division entre écrivains juifs et non juifs n’est pas tout à fait satisfaisante car elle loupe une seconde opposition entre « le Juif de l’autre » et « l’autre du Juif », sans qu’il soit possible de repérer avec précision le point de bascule et sans que les deux thématiques se referment inexorablement sur elles-mêmes. L’essai rappelle que deux perspectives bâtissent l’identité juive telle que la littérature en donne l’illustration : le regard de la société environnante sur le Juif en son sein et l’autodéfinition du Juif par rapport à ce qu’il perçoit des normes et des valeurs du cadre social intégrant son vécu.
La fin du quant-à-soi
On pourrait voir un renversement lorsque Philippe Zard sous-titre son chapitre consacré à Nathan le sage de Lessing, « la fin du quant-à-soi » (p. 99), parce que ce « soi » est complexe et qu’une telle complexité est l’objet même de l’ouvrage. Érudition, finesse de lecture en close reading, comparatisme aiguisé, rédaction emportée et très séduisante, ampleur et maîtrise des sources critiques, toutes les qualités de l’essayiste sont au service d’un travail de déconstruction, derridienne ou talmudique on ne tranchera pas. Avec en prime, une stratégie de la précaution qui examine tous les arguments, toutes les hypothèses, y compris dans leurs contradictions.
« Grecjuif c’est juifgrec. Les extrêmes se touchent » (p. 141). Le point de bascule est davantage situé dans le chapitre consacré à Joyce et son Leopold Bloom alias Ulysse, « l’œuvre-témoin » occupant une place capitale dans l’étude menée par Philippe Zard, à l’image de celle qu’elle tient dans l’histoire de la littérature occidentale. À lire ce « Joycien de rencontre » (p. 129) qui se dit aussi modestement « Shakespearien du dimanche », on répliquera que la rencontre est la mesure même de la lecture critique et son essai le démontre : sans une rencontre, il n’y a que glose savante qui rate ce qui est propre à l’effet littéraire. Ce principe à l’appui, l’auteur peut entonner une « Haggadah européenne » comme il le dit d’une œuvre de Thomas Mann, un récit sur le modèle de celui ritualisé pour la Pâque juive. Ces judaïsmes apocryphes rédigent un récit du devenir juif non pas saisi dans un absolu prédéterminé théophaniquement mais soumis aux aléas de l’histoire et, par conséquent, déplacé, détourné, dilué :
[…] la question est bien de savoir combien d’opérations de dilution peut supporter le judaïsme en conservant quelques principes actifs… Il ne s’agit nullement, du reste, d’un jugement de valeur […] mais de sémiologie : ce sont les altérations du signifiant juif qui nous intéressent ici, à plus d’un titre. (p. 397)
Si Finnegans Wake reçoit habituellement la prime de l’écriture expérimentale pour sa forme verbale acrobatique et la diffraction de son intrigue, à Ulysse revient celle de l’expérimentation identitaire, réalisée à coups de dissociations et de disjonctions, autant que de bricolages et de raccordements. Son Juif irlandais et odysséen apporte à la fois un éclairage sur le judaïsme apocryphe et sur le prisme que ce dernier offre à toute appréhension du processus identitaire. Il est vrai qu’aujourd’hui une fonction majeure de la littérature est de nous renseigner sur un modèle identitaire de plus en plus répandu dans les sociétés modernes, celui d’une identité fictionnelle – ni fictive, ni fantôme, ni faussée – qui se construit en permanence, sans fixation, sans territoire, sans impérialisme d’un quelconque collectif, entre réel et imaginaire, un modèle à « aimer à distance » (p. 389) comme le pratique Albert Cohen.
Que les pages sur Joyce constituent le cœur du livre est évident : le syntagme « judaïsme apocryphe » y apparaît (p. 211), associé au marranisme et défini comme marqueur paradoxal de continuité et de rupture, « souffrant d’un défaut de légitimité » et « destiné à rester caché » (p. 217). Face à ces pages intenses, le lecteur peut sentir surgir du fond de sa conscience une question. Si Leopold Bloom, un « Monsieur Tout-le-monde », un « Ulysse au petit pied » (p. 251), n’est pas le fétiche d’une modernité qui ne voit l’identité que sous la forme du vide mais un (contre-)héros pleinement juif ou judaïsant, selon des règles idiosyncrasiques, pourquoi le doit-on à Joyce, grand architecte de cet immense temple érigé à l’errance et à la déshérence ? Par rapport à quel canon écrit-il son apocryphe ? Il fallait son génie pour mettre en scène ce scénario impossible qui, en retour, l’installa à demeure dans une marge sociale et métaphysique, propice à poser la question taraudante d’une identité européenne. Car c’est aussi dans ces pages que se creuse l’analogie des destins juif et européen, Ulysse comme « le livre de l’Europe, dans les deux langues, à lire dans les deux sens, gigantesque palindrome » (p. 249), non plus Athènes et Jérusalem mais Dublin et Jérusalem, avec un Leopold Bloom, si peu juif, si peu irlandais, et tant juif, tant irlandais, ni enraciné ni flottant dans le vent, errant entre son île et la planète, ouvert à toutes les incompréhensions. Entre ici et ailleurs, comme l’Europe.
Et Philippe Zard lui-même, où se situe-t-il ? Entre quels pôles ? Quel est le promontoire, épistémologique, de l’auteur, littérature européenne ou judaïsme ? D’où parle-t-il ? La question se pose car le lecteur est frappé à part égale de la connaissance que possède l’essayiste du matériau culturel et cultuel juif, de sa maîtrise des dispositifs de la critique et de son savoir littéraire. À aucun moment Philippe Zard ne se fige en gardien, d’une tradition juive ou d’une école critique. Herméneute acrobate, sa lecture est souple et mobile. Évincée, la tentation topographique ou cartographique – si légitime lorsqu’un corpus n’affiche pas de limites territoriales franches – au profit d’une chorégraphie puisque le regard du lecteur est mené par l’auteur à repérer des « gestes juifs de pensée » (Albert Cohen, cité p. 409) plutôt que des postures ou des programmes.
De Kakfa à Benjamin
Kafka et Benjamin apparaissent dans un chapitre intitulé « Judéité et écriture » qui livre nombre des principes épistémologiques, sur l’écriture comme transgression et sur l’identité juive comme mémoire ou comme trace. Si l’écriture permet l’affirmation d’un sujet, la considération du corpus littéraire juif européen ouvre des perspectives quant aux rapports entre l’individu et ses communautés : « La littérature est un des lieux où les singularités viennent traverser et contrarier parfois l’anthropologie implicite du pacte politique moderne – tel du moins qu’il s’énonce souvent en France – qui est celle de l’indifférenciation des individus ou des groupes » (p. 398). Appartenance de la non-appartenance, marginalité qui récuse l’autorité d’un centre, les revendications des auteurs juifs se chargent d’une portée critique supplémentaire – la littérature est « une liberté prise à l’égard du Livre » (p. 402). De même que le judaïsme (culture ou appartenance) engage son particularisme dans un dialogue avec l’universalisme, il entre aussi en tractation avec le nationalisme actif derrière chaque nationalité. Désavouant l’accusation familière de cosmopolitisme, le Juif en France – pour ne pas dire le Juif français – est différent du Juif en Allemagne, surtout en Allemagne, ou en Irlande. Paris n’est pas Berlin n’est pas Dublin, et les littératures juives qui s’y écrivent divergent. Les marges évoluent selon l’histoire ou la géographie de même que les langues les colorent différemment.
L’auteur introduit une césure historique :
Dans l’œuvre de Kafka, œuvre d’avant la Catastrophe, c’est le judaïsme qui manque ; dans celles de Perec et Modiano, ce sont les Juifs qui ont disparu. (p. 507)
Point nodal, la Shoah fait rupture dans cette généalogie des figures juives, avec Kafka comme œuvre-charnière plus qu’œuvre annonciatrice. Les écrits juifs sont autant de tombes dans le ciel, pour reprendre l’image de Paul Celan. « Condition juive et culture européenne se dévoilent l’une l’autre, pour autant que le sort du Juif soit envisagé comme l’étalon de la modernité politique européenne » (p. 429). Or, du sort du Juif, on sait ce qu’il en a été, l’écriture kafkaïenne en fournissant la grammaire. À déchiffrer, à reconstituer, comme une langue antique, puisque la réalité qu’elle nous aiderait à approcher échappe à la perception immédiate. Réalisme de Kafka qui impose son opacité. Autour des textes de Kafka, comme autour de Joyce, ce sont de véritables embouteillages herméneutiques qui se sont formés sur les routes de la critique tant ils ont été commentés ; pourtant Philippe Zard apporte encore ses interprétations qui, dans le contexte de son essai, acquièrent toute leur pertinence. Ainsi de sa considération du « texte-commentaire » (p. 443) de Kafka obligeant l’Europe à relire ce qu’elle ne sait plus lire ; ainsi de sa lecture de « Devant la loi » qui résumerait les aspects constituants du judaïsme apocryphe : « ancrage approximatif dans la tradition », « déficit de légitimité » et « indétermination des effets de sens » (p. 457).
L’héritage, alors, qui nous revient et dont le contenu redéfinit la notion même d’héritage, énoncerait une vérité fragile mais essentielle : tout judaïsme serait finalement apocryphe, ce qui justifie, en d’autres termes, l’évolution du « Juif charnel » au « Juif spectral » que suit l’auteur ou, pour reprendre le titre de son ouvrage, de Shylock (Shakespeare) à Cinoc (Perec). Et toc, d’époque en époque, le message juif viendrait hanter l’Europe et le monde pour simultanément les désenchanter et les réenchanter, les rappeler à la responsabilité et aux devoirs d’une « hospitalité mémorielle » (p. 551) qu’elle tend trop facilement à effacer – ne le fait-elle pas aujourd’hui en regard des migrants ?
Conclusion
Pour ne pas finir sur une note attristée, un Witz bouclera la boucle. Un monsieur juif après avoir changé son nom originel imprononçable en Dupond, revient vers l’officier d’état-civil pour lui adresser une nouvelle requête de changement onomastique, cette fois de Dupond en Durand. « Mais pourquoi ? – Parce qu’on n’arrête pas de me demander comment je m’appelais avant ». Le nom d’avant, rassurant, car il crée hypothétiquement un avant pacifié, sans menace et sans ombre. Peut-être est-ce cela le judaïsme apocryphe ? La timide croyance qu’il y eut un temps vivable et que ce temps pourrait revenir, une forme de messianisme à en croire Gershom Scholem pour qui ce courant théologico-politique s’est nourri de deux composantes, l’une restauratrice, l’autre utopiste. Mais une croyance timide, un testament à l’encre pâlie, un messianisme désabusé, celui que dessine Benjamin dans ses « Thèses sur le concept d’histoire » : « À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention ». Cette modestie de prudence ou de stratégie, intransigeante quoiqu’à l’écart des messages affirmés de nature religieuse ou politique, Philippe Zard nous montre que seule la littérature pouvait l’épouser en convoquant in fine Cervantès et Calvino, en guest stars apparentés, et en demandant innocemment – tel l’un des quatre enfants du rituel de la Pâque juive : « Toute littérature serait-elle marrane ? » (p. 584).
Philippe Zard, De Shylock à Cinoc. Essai sur les judaïsmes apocryphes, Paris, Classiques Garnier, 2018. 618 p., 44 €