Peut-on écrire une histoire de la colonisation par les plantes ? C’est le défi auquel s’attelle Samir Boumediene, dans un livre consacré à la production des savoirs botaniques à l’époque moderne, de part et d’autre de l’Atlantique.
Peut-on écrire une histoire de la colonisation par les plantes ? C’est le défi auquel s’attelle Samir Boumediene, dans un livre consacré à la production des savoirs botaniques à l’époque moderne, de part et d’autre de l’Atlantique.
Le livre de Samir Boumediene s’inscrit dans le sillage de travaux qui explorent, depuis quelques décennies, les façons dont la botanique s’est articulée aux projets d’expansion impériale outre-mer à l’époque moderne [1]. Cette imbrication est ici mise en lumière à travers une étude aux dimensions ambitieuses, à l’échelle de la conquête botanique de l’Amérique espagnole, depuis les premiers contacts lors des voyages d’explorateurs jusqu’aux expéditions scientifiques de la moitié du XVIIIe siècle. Centré sur les espaces mexicain et péruvien, l’ouvrage évoque également l’appropriation des plantes jusqu’en Espagne, ainsi que les circulations et rivalités européennes qui les entourent, notamment en France et en Italie. L’étude se veut aussi ambitieuse par son approche : en conceptualisant la plante médicinale comme un « matériau-savoir » (p. 21), Samir Boumediene porte son regard sur un objet aux multiples facettes. L’identification, l’exploitation, la consommation, la médicalisation ou la marchandisation des plantes impliquent un vaste ensemble de pratiques, de savoirs et d’acteurs, depuis les récolteurs jusqu’aux patients, en passant par les guérisseurs, les botanistes ou les marchands. Ces plantes forment alors un prisme offrant une perspective sur les relations scientifiques, mais aussi sociales, politiques et économiques entre ces acteurs, « susceptible d’éclairer un aspect majeur de l’époque moderne : la colonisation des Indes » (p. 9).
L’ouvrage examine ce processus en trois temps, s’interrogeant d’abord sur la manière dont les Européens appréhendent les plantes inconnues du Nouveau Monde, avant de suivre en détail l’appropriation d’une plante, le quinquina, et les transformations qu’elle engendre, pour se conclure par une étude plus thématique des incompréhensions, du contrôle et des résistances liés aux usages indiens des plantes médicinales.
L’appropriation des plantes américaines commence dans les Antilles au tournant du XVIe siècle, dès les premiers contacts des conquistadors espagnols avec ce « Nouveau Monde médicinal », sur lequel ils projettent immédiatement l’Ancien Monde et ses attentes. Les « nouvelles » plantes comme le bois de gaïac sont avant tout considérées comme des succédanés de remèdes européens et orientaux, substitution qui démontre à quel point cette rencontre passe d’abord par une « réduction de l’inconnu au connu » (p. 52). L’utilité de cette pharmacopée américaine est réévaluée progressivement, dans le contexte de la « pacification » des Indes, et à l’aune de logiques savantes et commerciales dont l’imbrication est illustrée par les travaux de Nicolás Monardes, médecin et marchand de Séville d’où il catalogue les « choses médicinales » d’une Amérique qu’il n’a jamais vue, ou par l’expédition de Francisco Hernández au Mexique entre 1571 et 1577, prise entre projets utilitaires, scientifiques et administratifs. S’il peut se révéler utile, ce savoir reste toutefois ambivalent, voire dangereux, comme en attestent les censures et révisions des écrits d’Hernández à leur arrivée en Europe. En retraçant l’itinéraire complexe de ces manuscrits jusqu’à leur publication à Rome 74 années plus tard, Samir Boumediene souligne à quel point cette appropriation se fait désormais à l’échelle d’une Europe qui se passionne pour ces plantes américaines, dont elle transforme les usages (tabac et chocolat) comme la valeur (collection et curiosité).
Toutefois, les plantes transforment en retour les sociétés européennes, comme le montre l’appropriation du quinquina, « or amer des Indes » (p. 169) pour une Europe alors ravagée par le paludisme. Samir Boumediene s’attaque ici au parcours d’une plante déjà largement étudiée, et dont la circulation au XVIIIe siècle a été revisitée récemment par Matthew Crawford [2]. L’auteur se démarque des études précédentes en se concentrant sur la querelle médicale ayant suivi l’introduction du quinquina en Europe au milieu du XVIIe siècle, l’occasion pour lui d’interroger « la manière de se comporter face à une chose mystérieuse » (p. 210). Le mystère provient tant des confusions entre les différentes espèces de quinquina, que de son action thérapeutique incompatible avec le galénisme, système qui prescrit l’emploi de remèdes universels (comme la saignée ou les purgatifs) pour restaurer l’équilibre des humeurs chez le patient. L’efficacité inexpliquée du quinquina conduit à son adoption comme remède spécifique à une maladie précise, ce qui permet aussi d’identifier cette dernière, renversant ainsi le rapport entre maladie et médicament au sein des théories européennes et aboutissant à un renouvellement du classement des fièvres.
Ces ajustements théoriques ne doivent pas occulter la dimension sociale de l’accréditation du quinquina, processus que Samir Boumediene illustre par son application, en France, au corps du roi Louis XIV, soigné en 1686 par le fébrifuge, et à celui de ses sujets à travers la cour, les hôpitaux et les armées. Cette accréditation se joue aussi dans les relations interpersonnelles entre les acteurs de l’économie du soin, dont l’équilibre repose sur la confiance et se voit fragilisé par l’augmentation des falsifications qui accompagne l’accroissement de la demande. Les puissances européennes cherchent alors la solution à ces fraudes à la racine du problème, en lançant des expéditions scientifiques qui, à l’instar de celle de La Condamine et Jussieu dans les années 1730, ont pour objectif d’identifier la plante, mais aussi de la dérober pour l’acclimater. En réaction, la monarchie espagnole tente de parachever l’appropriation de la plante en établissant un monopole sur le quinquina et son exploitation.
La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux « ruptures de communication » qui trouvent leur origine dans l’incompréhension, l’interdiction ou la dissimulation. L’auteur interroge ici l’appropriation des plantes américaines en négatif, à travers les non-transferts et les disparitions de savoirs, qui touchent surtout les plantes associées aux pratiques rituelles des Indiens, comme le peyotl. Rejetant une dichotomie hermétique et monolithique entre des savoirs européens et « indigènes », il souligne les tensions qui se jouent, entre des acteurs hétérogènes, autour de la séparation du médical et du non médical. Cette porosité apparaît dans les emprunts que multiplient les curanderos (guérisseurs), ou dans la diffusion des pratiques divinatoires aux Espagnols. Cela n’empêche pas l’Inquisition de s’opposer à cette diffusion ni les autorités d’encadrer les praticiens et les consommations. La volonté de ces dernières de contrôler les manières de vivre se trouve cependant souvent écartelée entre des impératifs policiers et économiques, et doit aussi faire face à diverses formes de résistance, depuis la dissimulation jusqu’à l’empoisonnement ou la révolte.
Il est frappant de constater à quel point la dernière partie se distingue des précédentes, non seulement par son objet, mais aussi par sa méthode, transformée afin de rendre compte d’une manière radicalement différente de penser les plantes médicinales. Les cheminements retraçant pas à pas le sillage laissé par les naturalistes et leurs écrits cèdent la place à une approche plus fragmentaire, dépendante des regards normatifs et des œillères des sources inquisitoriales et commerciales. Les propriétés médicinales des plantes, jusque-là placées sous le microscope des botanistes comme de l’historien, s’effacent dans des pratiques plus diffuses, reflétant le déplacement vers un monde dans lequel ces plantes ne sont pas disséquées en éléments autonomes, mais indissociables d’un « ensemble solidaire de gestes » (p. 330). Samir Boumediene donne de cette manière corps à la tension qu’il décrit entre la connaissance comme « savoir vécu », incarné dans des « manières de vivre », et la connaissance comme « objet de savoir » extériorisé (p. 424-425).
Il porte ainsi une attention fine à la construction des connaissances à travers des processus de confrontation, de recomposition, mais aussi de sélection, faisant de la connaissance des plantes américaines l’un des champs de bataille d’une progressive prise de possession des Indes. Les frontispices commentés au long de l’ouvrage témoignent de l’ambivalence manifeste de la transmission de ces plantes qui sont autant un présent qu’un butin, et illustrent les rôles qu’elles peuvent tenir dans les rapports de force entre les quatre parties du monde.
Ces rapports de force sont au cœur même du positionnement historiographique de l’ouvrage. Le choix de parler de « colonisation », mis en avant dans le titre, peut sembler prendre le contrepied de travaux comme ceux de John Elliott qui ont récusé le terme de colonie à l’époque moderne et insisté sur la structure polycentrique de ces monarchies composites. Il s’agit en réalité d’un pas de côté. Samir Boumediene ne s’attache en effet pas tant au cadre juridique et politique qu’à la teneur coloniale des projets liés à ces territoires, considérés avant tout comme des réservoirs de ressources, de corps et d’âmes à accaparer (p. 23). La colonisation est ici objectivation et exploitation du monde, opération intrinsèquement liée à la conquête des savoirs. Ce positionnement historiographique, ancré territorialement dans la domination et les plus fortes inégalités de l’expansion aux Amériques, amène l’ouvrage à prendre ses distances avec l’histoire connectée telle qu’elle s’est développée en étudiant l’impérialisme commercial en Asie (p. 29). Il met ainsi en garde contre une fascination disproportionnée pour les rencontres et les circulations d’une mondialisation dont il souligne qu’elle est ponctuée de connexions rompues. Si l’étude des circulations n’a pas toujours été naïve face aux transformations et appropriations qui les accompagnent [3], la position de l’auteur a le mérite indéniable d’attirer l’attention sur l’examen tout aussi nécessaire des non-transferts. Elle s’inscrit en ce sens dans un courant montant qui exprime une forme de désenchantement vis-à-vis d’une histoire globale trop « béate » (p. 30). En affirmant que la « connexion des mondes n’apparaît jamais mieux que lorsqu’elle est rompue » (p. 242), l’ouvrage pourrait sembler anticiper l’appel récemment lancé par Jeremy Adelman à produire des récits centrés autant sur la désintégration que sur l’intégration des sociétés à l’échelle globale.
Afin de rendre compte de ces ruptures, Samir Boumediene veut également dépasser l’« histoire à parts égales » proposée par Romain Bertrand, à laquelle il reproche d’occulter l’asymétrie des sources, qu’il préfère quant à lui assumer dans une « histoire en contrepoints » (p. 29-30). Cette dernière étudie les tensions, les jeux entre les lignes et les conflits suggérés par le déséquilibre documentaire sans chercher à le combler, ce qui n’empêche pas l’ouvrage de s’appuyer sur l’analyse croisée de sources variées consultées des deux côtés de l’Atlantique. Celles-ci permettent à Samir Boumediene d’étudier l’appropriation des plantes médicinales comme une perturbation et transformation des connaissances, qui modifie en profondeur les « manières de vivre » (p. 28) en Europe comme en Amérique, à travers un processus constamment asymétrique, souvent destructeur, mais jamais tout-puissant.
Au sein de ce processus, l’ouvrage souligne le rôle du questionnaire et de l’enquête comme outils de la conquête et de la transformation des savoirs. Il revient sur l’évolution de ces enquêtes, depuis le travail des missionnaires et des inquisiteurs jusqu’à l’élaboration par le Conseil des Indes de questionnaires envoyés aux représentants de la couronne outre-mer dans les années 1570. Loin d’y voir une simple collecte de données, Samir Boumediene insiste sur l’asymétrie de la relation que l’enquête crée. Tout d’abord par la manière dont elle impose ses questions, et par là le cadre dans lequel les réponses peuvent s’exprimer. Ensuite par sa vocation ambivalente, inscrite jusque dans les termes du prélèvement ou de la question, qui collecte tout en interdisant (p. 93-95). La présélection opérée entraîne donc la méconnaissance de savoirs et de pratiques, dont elle ne peut ou ne veut pas rendre compte, et qui s’éteignent avec la déstructuration et standardisation des sociétés indiennes concomitantes à ces collectes.
En levant le masque de la neutralité du questionnaire, l’ouvrage dévoile la violence euphémisée par les sources lorsqu’elles disent arracher ces savoirs aux Indiens, ou à leurs corps sur lesquels les remèdes sont expérimentés. Il révèle aussi les stratégies de dissimulation et de secret, illustrées en retournant la perspective du topos des relations de voyage qu’est la mauvaise volonté des auxiliaires indiens. À mi-chemin, il souligne le pouvoir transformateur de l’enquête, qui peut conduire un enquêteur comme Francisco Hernández à « penser comme les questionnés » (p. 112) lorsque le nom nahuatl des plantes qu’il récolte l’amène à adopter une nouvelle logique taxonomique, sans que cela l’empêche de disqualifier les savoirs botaniques indiens associés.
Ce questionnement intransigeant sur les modalités et les ressorts de l’enquête, qui irrigue le projet de recherche de Samir Boumediene autour d’une histoire des questionnaires, est à l’image de cet ouvrage marquant, qui démontre à quel point la colonisation des savoirs américains s’est faite par disparition autant que par appropriation.
par , le 8 juin 2018
Pierre Nobi, « L’empire des plantes », La Vie des idées , 8 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-empire-des-plantes
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[1] Voir par exemple le dossier thématique de Marie-Noëlle Bourguet et Christophe Bonneuil (dir.), « De l’inventaire du monde à la mise en valeur du globe. Botanique et colonisation (fin XVIIe siècle-début XXe siècle) », Revue française d’histoire outre-mer, vol. 86, n° 322-323, 1999 ; ou Londa Schiebinger et Claudia Swan (dir.), Colonial Botany. Science, Commerce and Politics in the Early Modern World, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2005.
[2] Matthew J. Crawford, The Andean Wonder Drug. Cinchona Bark and Imperial Science in the Spanish Atlantic, 1630-1800, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2016.
[3] À titre d’exemple : Kapil Raj, Relocating Modern Science : Circulation And The Construction of Knowledge In South Asia And Europe, 1650-1900, New York, Palgrave Macmillan, 2007 ; ou Kathleen Murphy, « Translating The Vernacular : Indigenous And African Knowledge In The Eighteenth-Century British Atlantic », Atlantic Studies, vol. 8, n° 1, 2011, p. 29 48.