Recensé : A. Barbero, Barbares : Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain, Tallandier, 2011, 251 p., 23 €.
L’Empire romain est-il mort de n’avoir pas su faire face à l’immigration massive des peuples barbares ? Dans un ouvrage paru en 2006 en italien et republié récemment chez Tallandier, Alessandro Barbero, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’Université de Vercelli, auteurs de plusieurs romans et de nombreux ouvrages historiques sur des sujets aussi variés que Charlemagne, les Croisades et Waterloo, relit les « grandes invasions » à la lumière de la politique de l’immigration romaine.
L’auteur écarte rapidement de son propos l’histoire de l’immigration individuelle au profit de celle des déplacements collectifs, choisis ou forcés, de ceux qu’il appelle « barbares », c’est-à-dire qui vivent en dehors des frontières de l’Empire. Il rappelle que les migrations collectives et les déportations à titre punitif ne datent pas de la période de crise de l’Empire au IIIe siècle ; au contraire, ils sont attestés dans toute l’Antiquité classique. La conquête de la Gaule par César dans les années 50 avant J.-C. entraîne ainsi d’importants déplacements de populations car elle déséquilibre les relations entre tribus gauloises et germaines. Mais déplacements et migrations ne signifient pas toujours violence et oppression : la ville romaine de Cologne, par exemple, est en grande partie peuplée par les Ubiens, un peuple germain qui a migré de la rive droite – barbare – à la rive gauche – romaine – du Rhin. En quelques décennies, les Ubiens deviennent des Romains, tout en conservant le souvenir de leur origine germanique. Dans la même période, des barbares sont intégrés à l’armée romaine, par petits groupes ou individuellement, et se fondent dans les troupes auxiliaires, en principe réservées aux non-citoyens romains – les citoyens romains, eux, combattent dans les légions. Dans l’armée, les soldats dits barbares sont très minoritaires, mais ils sont présents. En outre, durant les deux premiers siècles de notre ère, les autorités romaines répondent positivement à des demandes ponctuelles d’installations collectives d’étrangers dans l’Empire.
Sans nier la violence des déplacements de population, voire l’extermination des peuples qui refusent d’être déportés, A. Barbero met en lumière la grande capacité d’intégration de l’Empire romain et son caractère multiethnique, dès sa formation. Dans cette période, l’intégration concerne moins les barbares que les très nombreux « pérégrins », habitants libres du territoire impérial mais non citoyens romains. Les pérégrins sont les premiers bénéficiaires de la diffusion de la citoyenneté romaine et de l’ascension sociale offerte par la carrière militaire. Or, l’Empire n’a pas d’unité ethnique et l’intégration des pérégrins dans la citoyenneté et l’armée romaines est une intégration d’étrangers de l’intérieur. La société ne se divise pas en Romains et barbares : les pérégrins sont de loin les plus nombreux.
L’immigration, une solution à la crise
C’est peut-être ce qui change en 212, lorsque l’empereur Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire : tous les pérégrins sont désormais des citoyens romains. Quant aux barbares, ils restent susceptibles d’accéder à la citoyenneté romaine une fois installés dans l’empire. Or, c’est précisément dans les décennies suivant l’édit de Caracalla que l’immigration se développe ; elle devient même une solution à la crise que traverse le monde romain au IIIe siècle. L’essentiel de l’ouvrage est consacré à décrire cette politique relativement ouverte des autorités romaines à l’égard de l’immigration des barbares aux IIIe et IVe siècles. Épidémies, guerres civiles, guerres aux frontières ont dépeuplé certaines régions et affaibli l’armée : les empereurs, particulièrement les tétrarques à la fin du IIIe siècle, recrutent en dehors des limites de l’Empire une main d’œuvre agricole et militaire. L’installation de Germains en Gaule, par exemple, permet de repeupler et de cultiver des régions en crise. Il s’agit toujours d’installations négociées entre les autorités romaines et des tribus ou groupes à la recherche de terres : la pression démographique est réelle, mais ce sont des migrations collectives qui la soulagent, et non des déplacements individuels.
En outre, l’armée manque de bras ; le recrutement en dehors des frontières de l’Empire permet de limiter la conscription parmi les citoyens. Les barbares sont intégrés dans les troupes régulières et éloignés de leur région d’origine. A. Barbero montre de façon convaincante que, contrairement à une idée reçue, l’intégration massive de barbares dans l’armée romaine au IVe siècle n’implique pas de « barbarisation » de l’armée : certes, les Romains confient aux tribus indigènes la surveillance de la frontière africaine, mais c’est exceptionnel et, dans la majorité des cas, les barbares sont répartis dans les troupes régulières et envoyés sur des fronts éloignés de leur région d’origine. L’armée romaine conserve donc, aux IIIe et IVe siècles, sa fonction intégratrice : elle est toujours un melting pot qui transforme les barbares en Romains, puisqu’au terme de leur service, les soldats deviennent des citoyens de l’Empire.
Loin de se fermer, le monde romain du IIIe et du IVe siècle montre donc encore une étonnante capacité d’accueil et d’intégration. Le discours politique dominant est un discours d’ouverture : la capacité des empereurs à civiliser les barbares en les intégrant dans l’Empire ou dans l’armée est un lieu commun des éloges de cour. Les panégyristes félicitent les empereurs d’avoir fait renaître des régions en crise en y implantant une main-d’œuvre agricole d’origine étrangère qui, de plus, se civilise en quittant les armes pour le travail de la terre.
La fin d’un monde
Dans ce contexte, la catastrophe d’Andrinople constitue-elle un tournant ? La défaite de l’armée romaine en 378 face aux Goths révoltés qui ont franchi le Danube, frontière de l’Empire, a fait l’objet d’un précédent livre d’A. Barbero [1]. Il s’agit sans aucun doute d’une catastrophe militaire. L’armée romaine en sort considérablement affaiblie et, rétrospectivement, il est tentant de voir dans cet événement le début de la dissolution de l’Empire romain d’Occident. A. Barbero démontre qu’en réalité, les autorités romaines n’ont rien perdu de leur optimisme intégrateur et que les accords conclus avec les Goths quelques années après la bataille d’Andrinople sont dans la continuité de la politique mise en œuvre dans les décennies précédentes. Le monde romain n’est donc pas assailli sous les assauts barbares après Andrinople. D’ailleurs, à cette occasion, l’auteur démonte un autre mythe historiographique : les Lètes, que l’on considérait comme des barbares installés dans l’Empire, sont en fait des prisonniers de guerre romains libérés et réinstallés dans les frontières romaines.
Pourtant, c’est bien dans les décennies suivant Andrinople que la machine d’intégration romaine semble se gripper. Les procédures qui fonctionnaient pour des groupes de taille restreinte s’avèrent inefficaces avec les Goths, beaucoup plus nombreux. Engagés comme mercenaires et non intégrés dans l’armée régulière, ils sont beaucoup plus difficiles à manœuvrer et ont les moyens de jouer leur propre jeu, se vendant au plus offrant. Il leur arrive de plus en plus souvent de se révolter pour obtenir plus de blé et une meilleure solde, comme en 399-400 : c’est en menaçant Constantinople, la capitale orientale de l’Empire, qu’Alaric, à la tête de soldats goths, fait ses premières armes avant les guerres en Italie et le sac de Rome en 410. A. Barbero voit dans « l’échec de l’intégration gothique », titre du dernier chapitre, une cause majeure de la dissolution de l’Empire romain d’Occident : les mercenaires goths, de moins en moins contrôlés, remplacent progressivement les soldats de l’armée romaine, devenue incapables d’assurer la cohésion du territoire impérial. Les « grandes invasions » seraient liées à l’incapacité des pouvoirs politiques romains à gérer une immigration qui a changé d’échelle. La politique intégratrice montrerait ainsi ses limites face aux Goths.
Immigration antique, immigration contemporaine
Cet ouvrage clair, précis et documenté, a le mérite de montrer de façon convaincante que le modèle intégrateur de l’Empire romain, apparu à la fin du Ier siècle av. J.-C., n’a pas disparu au cours de la crise du IIIe siècle. L’idéal défendu par les empereurs et leurs proches reste, jusqu’à la fin de l’Empire occidental, de réussir à intégrer des barbares, c’est-à-dire de les transformer en citoyens romains. Sans minimiser la violence des déplacements forcés et des déportations ni idéaliser le comportement des autorités impériales, l’auteur donne toute sa place à l’intégration de l’étranger dans la conception romaine de la citoyenneté et de la civilisation. Le renouvellement permanent du corps de citoyens est en effet une originalité de la cité romaine dans l’Antiquité, depuis ses origines ; Rome distribue sans réticence son droit de cité aux affranchis, aux Italiens, puis aux pérégrins et même aux étrangers installés dans l’Empire. Comme le rappelle A. Barbero, la citoyenneté romaine est essentiellement politique et dépourvue de toute implication ethnique, géographique ou même linguistique – la moitié de l’Empire romain ne parlant pas le latin, mais le grec.
Mais l’utilisation permanente d’un vocabulaire très présent dans le débat politique contemporain conduit inévitablement le lecteur à opérer des rapprochements entre les choix politiques antiques et les débats actuels. Or, si A. Barbero n’évoque l’actualité que très occasionnellement au cours de l’ouvrage, il introduit pourtant son sujet par un parallèle entre les pays riches du début du XXIe siècle et l’Empire romain, insistant sur « l’importance déterminante que revêt à notre époque le problème de l’immigration » (p. 9). Que l’immigration massive soit aujourd’hui comme à l’époque romaine un « défi » (p. 9), comportant des risques pour la civilisation, est un présupposé implicite de l’ouvrage. A. Barbero semble vouloir montrer qu’une civilisation brillante peut faire le choix de l’accueil et de l’intégration, et non de la fermeture et de la surprotection. Mais cet objectif sous-jacent le conduit à figer des catégories dont on sait qu’elles étaient mouvantes et complexes. Ainsi, qu’est-ce qu’être un « barbare » ? Étonnamment, cette question n’est jamais abordée dans l’ouvrage et la barbarie y est comprise dans un sens uniquement politique, alors que l’historiographie a montré que c’est une notion avant tout culturelle, une façon d’exprimer l’altérité. Ici, sont traités de la même façon les Gaulois ou Germains de la frontière rhénane à l’époque césarienne, les tribus maures chargés de surveiller la frontière romaine en Afrique au IIIe siècle et les Goths de la fin du IVe. Les stéréotypes romains, tels que le port de la peau de bête par les barbares, ne sont pas discutés, encore moins déconstruits ; les travaux d’A. Chauvot ont pourtant bien montré que l’habillement, comme la gestuelle et les caractéristiques physiques, sont, dans les écrits des intellectuels romains, les éléments d’un discours sur l’altérité et non des descriptions réalistes [2].
Cette vision des barbares comme un groupe homogène tend à atténuer un fait majeur : l’immigration telle que la décrit A. Barbero est toujours une installation négociée entre les autorités romaines et des autorités « barbares ». Ces négociations constituent certes une forme de « politique de l’immigration », mais sont aussi un pan des relations diplomatiques entretenues par les autorités romaines avec les peuples frontaliers. Les « barbares » ne sont pas seulement des immigrés potentiels massés aux frontières, mais aussi, et peut-être surtout, des voisins avec lesquels sont établies des relations politiques variables, même s’ils sont regroupés dans une même catégorie dévalorisante dans le discours officiel. L’ouvrage d’A. Barbero aurait gagné à une clarification de cette notion de barbarie : utilisée sans contextualisation et sans définition, elle tend à figer la division entre Romains et barbares alors même que l’auteur évoque à de nombreuses reprises le passage de la « barbarie » à la « romanité ». Paradoxalement, l’usage permanent du vocabulaire de l’immigration massive et de la barbarie finit par réintroduire le spectre classique des grandes invasions : les Goths déferlent sur l’Europe occidentale et submergent la civilisation romaine. En ce sens, la conclusion de cet ouvrage est décevante au regard de l’argumentation fouillée qui la précède ; la volonté de rapprocher les barbares du IVe siècle et les immigrés du XXIe siècle y est sans doute pour beaucoup.