Répertoires, annuaires, fichiers, inventaires, compilations : les listes prolifèrent, à tel point qu’en faire la liste relève de la gageure. Pour Umberto Eco et Bernard Sève, la mise en liste du monde et de l’existence dit quelque chose de notre civilisation — de notre rapport à l’accumulation, à la mémoire, à l’invention.
Recensé :
– Umberto Eco, Vertige de la liste, traduction de Myriem Bouzaher, Flammarion, octobre 2009, 408 p., nombreuses illustrations, 39 €. (Ouvrage publié à l’occasion de la manifestation « Vertige de la liste » au Musée du Louvre, sous la direction d’Umberto Eco, Grand Invité du Louvre en novembre 2009.)
– Bernard Sève, De haut en bas. Philosophie des listes, Éditions du Seuil, « L’ordre philosophique », mars 2010, 238 pages, 19 €.
D’où vient l’intérêt actuel que l’on observe pour cette forme élémentaire, ou cette anti-forme, qu’est la liste — intérêt dont témoigne la publication, à moins de six mois d’intervalle, de deux ouvrages importants consacrés à un sujet sur lequel la bibliographie en langue française était jusqu’ici fort mince [1] ? On s’étonne qu’il ait fallu tant de temps pour qu’une pratique aussi commune que la mise en liste, à l’origine d’une tradition littéraire et philosophique aussi riche et ancienne, devienne objet d’enquête, d’interrogation et de réflexion. Sans doute la migration d’une part toujours plus importante de notre activité intellectuelle vers les outils informatiques (qui ont opéré une formidable démultiplication de la puissance d’archivage, de collecte et de tri de données de toutes natures) et Internet (véritable empire de la liste et de l’hyperliste) nous a-t-elle fait prendre conscience de l’importance d’un objet qui semblait jusqu’ici insignifiant ; nous incitant à revenir sur son histoire, et à interroger son statut.
Corpus de listes & définitions
Deux items suffisent à constituer une liste. Celle que forment le titre du premier de ces livres et le sous-titre du second, Vertige de la liste et Philosophie des listes, a déjà quelque chose d’exemplaire : elle illustre bien la conjonction d’unité et de disparate qui affecte les relations entre les éléments de toute liste. L’unité est assurée par la présence du même mot-thème dans l’un et l’autre intitulé ; la disparate tient au fait que la liste est caractérisée ici comme cause d’un vertige, là comme objet d’une philosophie — et aussi, plus subtilement, au jeu sur le singulier ou le pluriel. Les deux ouvrages, s’ils partagent le même sujet, l’envisagent donc selon des perspectives sensiblement différentes ; et l’on devine qu’ils s’écartent déjà sur la définition qu’ils en donnent.
La communauté de sujet se traduit par la circulation des mêmes exemples d’un livre à l’autre : ici et là, on retrouvera les catalogues homériques, les listes rabelaisiennes, les énumérations perecquiennes, l’inventaire de Prévert, le recensement des végétaux du Paradou dans La Faute de l’abbé Mouret de Zola, la collection de tableaux représentés dans la Galerie de l’Archiduc Leopold Guillaume de Téniers le Jeune, l’air du catalogue de Don Giovanni, le répertoire des œuvres perdues de Théophraste, dressé par Diogène Laërce, d’autres encore. Ces exemples parallèles invitent à comparer la façon dont ils sont exploités et commentés ; comme l’écrit Pascal disputant des idées de Montaigne : « Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » On laissera chaque lecteur arbitrer pour lui-même ces échanges de haute volée : à titre d’échantillon, il pourra comparer les réflexions inspirées ici et là par la célèbre liste des catégories d’animaux [2] que Borges prétendait copier d’une improbable « encyclopédie chinoise » (Eco, p. 395-396/Sève, p. 43-45). Les exemples communs font aussi ressortir par contraste les unica qui n’apparaissent que chez l’un ou l’autre auteur, et contribuent à donner à chaque essai sa couleur propre : les nombreuses références à Calvino ou le chapitre entier consacré à La Lunette aristotélique (Il Cannochiale aristotélico, 1665) d’Emanuele Tesauro chez U. Eco ; les exemples puisés chez B. Sève aussi bien chez Agatha Christie que chez Chateaubriand, Ponge ou Montaigne. Même si pèse sur toute liste la menace de l’incomplétude, on a le sentiment qu’il n’est guère de texte de référence qui ait échappé à l’érudition déployée dans ces deux ouvrages additionnés [3].
Mais la forte coïncidence entre les corpus d’objets considérés ne doit pas laisser croire que les deux auteurs s’accordent tout à fait sur la définition du mot liste. Il faut noter d’abord qu’aucun d’eux ne bride sa réflexion en le définissant de manière trop étroite. Une telle latitude était indispensable au projet d’U. Eco : son livre, richement illustré, accompagnait à l’origine une exposition au Louvre ; il est donc en partie consacré à des œuvres plastiques qui ne sauraient être qualifiées de listes au sens strict (puisqu’en toute rigueur, une liste est une séquence qui « ne contient que des mots ou des items assimilables à des mots » : Sève, p. 17). Significativement, Vertige de la liste s’ouvre non point sur une tentative de définition préalable, mais sur un exemple prestigieux, la liste des scènes et des figures contenues dans la célèbre description homérique du bouclier d’Achille. Cet exemple permet à U. Eco d’opérer d’emblée un premier glissement : puisque cette liste constitue une ekphrasis, une description d’œuvre d’art imaginaire, il est facile de considérer en retour certaines œuvres plastiques qui juxtaposent des éléments multiples comme des traductions picturales de listes, des « listes figuratives ». B. Sève, quant à lui, consacre tout un chapitre à ce qu’il qualifie d’« allures de listes » : « toutes sortes de pratiques et d’objets ressemblant par tel ou tel trait à une liste, sans pourtant pouvoir être proprement appelées “listes” », qui présentent « une saveur de liste » ou « un air de liste », et provoquent donc « le genre d’effet que suscitent les listes, de l’ennui à la jubilation » (p. 65-66). L’examen de ces limites non-frontières du concept est éclairante ; et la lecture parallèle des deux livres est ici d’un intérêt particulier, puisque les réflexions de B. Sève légitiment certaines licences qu’U. Eco s’autorise tout en négligeant de les justifier !
Mais on relève dans Vertige de la liste un second glissement conceptuel, plus contestable. Après l’ekphrasis du bouclier d’Achille, dont les éléments juxtaposés visent à suggérer la totalité du cosmos, U. Eco cite comme second exemple l’énumération des chefs de guerre et des navires de l’armée grecque qui occupe quelque 350 vers du chant II de l’Iliade. Ces listes, certes, ont quelque chose de vertigineux ; pour autant, suffisent-elles à établir que cet effet de vertige est un trait définitoire de toute véritable liste ? U. Eco franchit hardiment le pas, en inférant de ces premiers exemples une définition de la liste inspirée de celle du sublime selon Kant : « L’infini de l’esthétique est un sentiment qui découle de la plénitude finie et parfaite de la chose que l’on admire, tandis que l’autre forme de représentation dont nous parlons nous suggère presque physiquement l’infini, car, de fait, il ne finit pas, il ne se conclut pas dans une forme. Nous appellerons cette modalité de représentation liste, ou énumération, ou catalogue. » (p. 17) Ce faisant, il écarte du champ de sa réflexion les listes qui se limitent à un petit nombre d’items (voire les listes constituées d’un seul élément et les listes vides) : il est révélateur que son ouvrage n’évoque pas les célèbres listes poétiques de Sei Shōnagon, qui ne visent guère à produire cette impression de démesure… U. Eco déporte ainsi son sujet du côté de l’accumulation, la surabondance, la copia verborum, ce qui l’entraîne parfois assez loin de la liste proprement dite — comme quand il évoque, tout au long d’un chapitre, le « topos de l’indicibilité » (la liste éludée parce qu’impossible à dresser), ou dans un autre chapitre (d’ailleurs passionnant) « des réceptacles de listes infinies, ou des dispositifs destinés à produire une liste infinie d’éléments », chimères combinatoires dont la bibliothèque de Babel de Borges offre l’exemple le plus célèbre.
Comparée à la définition de la liste par le vertige et le sublime que propose U. Eco, l’approche de B. Sève dans son chapitre initial, « Qu’est-ce qu’une liste ? », semble plus modeste. Elle procède par développement d’une série d’assertions élémentaires (« toute liste est produite par une série d’opérations essentiellement graphiques » ; « une liste contient des mots séparés et décontextualisés » ; « une liste s’écrit de préférence de haut en bas » ; « une liste n’est ni nécessairement finie ni nécessairement infinie » ; « une liste n’est pas nécessairement ordonnée »), avant d’en déduire un certain nombre de « marqueurs de listes » fondamentaux (item, etc.) et de distinguer différents types et les différentes formes de listes. Cette approche offre cependant un meilleur point de départ pour envisager dans leur diversité les listes, de toutes natures et de toutes fonctions, et pour comprendre comment elles sont produites, pensées et utilisées.
Érudition, vertige & vanité
C’est en effet sur la façon dont ils appréhendent leur objet que les deux ouvrages diffèrent le plus profondément. Pour caractériser cette différence, on pourrait recourir à la distinction cartésienne (rappelée par B. Sève, p. 164-166) entre ordre des matières et ordre des raisons.
Vertige de la liste est indéniablement organisé selon l’ordre des matières. C’est un livre qui mime son objet : plutôt que comme un essai, il faut l’envisager lui-même comme une vaste liste, puisqu’il se présente à la fois comme un catalogue, une bibliographie et une anthologie. Catalogue d’exposition, on l’a dit, l’ouvrage reproduit de nombreux tableaux que l’auteur invite à considérer comme autant de listes picturales ; bibliographie-anthologie, il se présente aussi comme une impressionnante collection de références et d’exemples, dont de longs extraits sont cités en annexe de chaque chapitre. Le mouvement de la pensée vise d’abord la recension, l’énumération, voire l’accumulation.
L’ouvrage est en fait une liste à la puissance trois : une liste de listes de listes, un compendium prodigieux dont on n’ose imaginer combien il recense d’items de toute nature, pour peu que l’on totalise toutes les listes littéraires et visuelles citées ou reproduites dans ses 400 pages. U. Eco a collecté un vaste ensemble de listes, littéraires, philosophiques ou « figuratives » ; il les a classées, et donc listées, selon un certain nombre de catégories ; et la liste de ces catégories forme la table des matières du livre. On notera que cette hyperliste n’est pas sans analogie avec la liste borgésienne des catégories d’animaux selon l’encyclopédie chinoise, puisqu’elle propose des catégories tout aussi hétéroclites :
(chap. 1-2) listes homériques · (3) listes visuelles · (4) listes d’anges et de démons · (5) listes de choses · (6) listes de lieux · (7) litanies, généalogies & listes de saints · (10) listes de mirabilia· (11) collections & listes de trésors · (12) inventaires de wunderkammern · (13) listes de propriétés, opposées à la définition par essence · (14) énumérations de Tesauro dans sa Lunette aristotélique· (15) listes rabelaisiennes · (16) listes par excès cohérent · (17) énumérations chaotiques · (18) énumérations des mass media · (20) listes poétiques vs. listes pratiques, et échanges entre les deux catégories
– sans oublier (19) liste de vertiges, qui remplit un peu dans le plan de l’ouvrage la fonction de mise en abyme de la catégorie « inclus dans la présente liste » dans la liste de Borges. On le voit, ce vertige est ici plus qu’un objet d’étude : il est aussi bien la finalité même de l’ouvrage, l’effet que celui-ci vise à produire sur le lecteur.
Bien sûr, U. Eco traite au passage force questions théoriques, mais c’est le plus souvent de façon incidente, sous forme de distinctions binaires esquissant une typologie non-systématique (liste close/ouverte, énumération conjonctive/disjonctive, liste pratique/poétique, etc.). Le cœur même de son projet, on le sent bien à la lecture, est avant tout le rassemblement de toutes ces listes, énumérations et accumulations. Additionnées, elles proposent une mise en liste du monde et de la culture qui produit une impression de livre-microcosme : Vertige de la liste s’inscrit ainsi dans la lignée des grands modèles célébrés dans ses pages — le bouclier d’Achille, la somme médiévale, le cabinet de curiosités, l’Aleph de Borges… Et peut-être est-ce d’abord le traité baroque de Tesauro, cette Lunette aristotélique qui fascine U. Eco de longue date (il l’avait déjà mise à contribution en 1994 dans son roman L’Île du jour d’avant), qui inspire secrètement son ouvrage : ce qu’il écrit de celle-là s’appliquerait aussi bien à celui-ci : « Dans ces listes, l’absence d’esprit systématique témoigne de l’effort de l’encyclopédiste pour échapper à une classification aride […] Cette accumulation encore désordonnée (ou à peine ordonnée […]) permettra ensuite la découverte de relations inattendues entre les objets du savoir. Le fatras est le prix à payer, non pour atteindre la complétude, mais pour éviter la pauvreté de toute classification arborescente. » (p. 237)
Ce « fatras », cette « accumulation à peine ordonnée » ne suscitent pas seulement le vertige du lecteur : ils lui inspirent aussi, je crois, un sentiment de vanité. Curieusement, U. Eco ne s’attache guère aux natures mortes de l’âge classique qui portent ce nom, où un ramas d’objets en désordre vise à exprimer allégoriquement le caractère dérisoire de toute thésaurisation des biens de ce monde. Son livre n’est-il pas pourtant, d’une certaine façon, une vanité contemporaine ? Comme certaines œuvres plastiques du XXe siècle reproduites dans ses pages, qui jouent sur l’accumulation d’objets identiques ou la démultiplication d’une même image, il donne en miniature une image accablante du monde où nous vivons : un monde encombré de marchandises de toutes sortes, matérielles et immatérielles, un monde écrasé sous le poids de ses archives pléthoriques et de sa mémoire culturelle saturée, un monde qui apparaît au mieux comme un immense musée, au pire comme un supermarché ou comme un dépotoir… U. Eco cite un texte écrit par Valéry en 1923, « Le problème des musées », où déjà ce sentiment se fait jour : « notre héritage est écrasant. L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l’excès même de ses richesses. […] Un capital excessif et donc inutilisable. » (p. 169) Même si U. Eco n’explicite jamais cette intention, Vertige de la liste se donne à lire comme le reflet d’un moment de la civilisation où le processus d’accumulation est parvenu à un point tel, y compris dans le domaine de la culture et de l’art, que l’inventaire prend le pas sur l’invention.
Usages, fonctions & constitution des listes
Si Vertige de la liste se conforme plutôt à l’« ordre des matières », De haut en bas, Philosophie des listes suit-il a contrario l’« ordre des raisons » ? Pas tout à fait : on n’a certes pas affaire à un traité de la liste, qui viserait à épuiser son objet en l’étudiant de façon systématique selon un de ces plans arborescents dont Tesauro dénonçait l’aridité. Pour partie, l’organisation du livre de B. Sève relève également de l’inventaire thématique : « la liste en littérature » (chap. V), « les listes comme armes de combat » (VI), « les philosophes et les listes » (VII). Mais ces chapitres sont plus fortement problématisés que ceux de l’ouvrage d’U. Eco, quelque peu bridé par sa visée anthologique ; ils font suite à une série de chapitres généraux qui donnent à l’ensemble une armature théorique plus solide — outre l’essai de définition (I) et le développement sur les « allures de liste » (III) déjà cités, un exposé des problèmes et paradoxes liés à la forme-liste, en particulier la question des intrus et des absents (II), et une réflexion sur l’énonciation dans les listes (IV) ; enfin ils conduisent à un chapitre conclusif qui n’est rien moins qu’une (brève) « anthropologie de la liste » (IX).
En fait, De haut en basse présente plutôt comme une série de courts essais envisageant le sujet sous différents angles, selon un ordre assez souple pour en mieux saisir le caractère protéiforme et complexe. Cette démarche n’a rien d’étonnant, si l’on considère la figure tutélaire qu’a choisie B. Sève : tandis qu’U. Eco consacre un chapitre à part à Rabelais, emblématique d’un « excès énumératif » auquel lui-même cède volontiers (il y a dans sa « gloutonnerie » de la liste, pour reprendre un mot qu’il emploie, quelque chose de gargantuesque), c’est à Montaigne, « cas exemplaire », que B. Sève dédie un chapitre monographique (chap. VIII). Cette partie de l’ouvrage est comme le foyer où se condensent l’essentiel de ses réflexions [4], dans son analyse des divers usages de la liste qui se rencontrent dans les Essais : leçon de relativisme ou de scepticisme, dérision, indignation, jeu, qui s’ajoutent à d’autres usages philosophiques ou polémiques analysés précédemment (usages constructifs ou réfutatifs, listes comme support d’un exercice spirituel). Et sans doute est-ce là que se situe la différence de perspective fondamentale entre Philosophie des listes et Vertige de la liste. U. Eco, appliqué à constituer une collection de listes, les considère avant tout comme des objets dont on peut identifier les propriétés, que l’on peut classer, ou entre lesquels on peut établir des filiations, des liens de parenté. B. Sève, quant à lui, s’intéresse aux processus de constitution des listes et aux fonctions qui leur sont assignées au moins autant qu’aux listes en elles-mêmes.
À ce titre, le chapitre qui présente les réflexions les plus neuves est sans doute celui consacré aux questions énonciatives. Qui parle dans une liste ? pour s’adresser à qui ? Les listes, observe B. Sève, « effacent la première personne. Elles ne sont pas faites pour être oralisées ou verbalisées ; leur visée exclusivement pragmatique les met hors du royaume de la parole parlante. […] La liste pourrait donc être ainsi définie : un texte dont l’auteur ou le producteur s’est retiré. […] Résumons tout cela d’un mot : dans la liste, personne ne parle. » (p. 88-89). Ces textes objectifs, sans auteur, n’en sont pas moins énoncés voire proférés dans certaines situations de parole particulières ; il faut alors s’interroger sur le processus d’actualisation opéré par le locuteur, puisqu’un sujet « peut s’affirmer dans la liste par l’intention dont la liste est porteuse » (p. 102). Pour cela, il faut s’interroger sur les destinataires de l’énonciation : B. Sève introduit une distinction aussi subtile qu’opératoire en montrant que les listes peuvent être destinées et adressées à des personnes différentes (soi-même, autrui, les items de la liste, une institution, personne) ; il s’interroge aussi sur les rituels d’appel et les lectures cérémonielles de listes, où le locuteur n’est pas toujours le sujet d’énonciation de ce qu’il lit, mais simplement la voix impersonnelle d’une communauté. Autant d’analyses, fondées sur des exemples nombreux et très diversifiés, qui éclairent d’un jour neuf les réflexions subséquentes sur les usages littéraires et philosophiques des listes.
Dans l’ultime chapitre, « Anthropologie de la liste », la perspective s’élargit jusqu’à distinguer quatre grandes périodes dans l’histoire universelle des listes, ou plutôt quatre usages fondamentaux des listes plus ou moins marquées aux différentes époques de l’histoire : « la liste a servi à classer et à mémoriser [5], à tenter d’épuiser la variété des choses, puis, dans un retournement inévitable, à railler les prétentions classificatrices et encyclopédiques de l’esprit, à contrôler et jouer, enfin. » (p. 206) Il y a dans ces pages quelque chose du Caillois des Jeux et les hommes, tout comme il y a quelque chose de Borges dans le livre d’U. Eco.
B. Sève s’attache pour finir à la dimension la plus actuelle de son sujet : la production de listes par ordinateur, et la prolifération des listes induite par Internet. Il se garde toutefois (est-ce l’effet d’un optimisme qu’il tiendrait de Montaigne ?) de peindre sous un jour trop inquiet un certain devenir-liste du monde et de l’existence. « Toute une grouillante activité de mise en liste bruisse sans cesse dans nos machines presque silencieuses », note-t-il pourtant (p. 207). Or cette activité se traduit concrètement par une réduction toujours plus poussée de la vie des hommes à leur inscription dans une série de répertoires, d’annuaires, de fichiers, de listes d’émargement et de palmarès ; et eux-mêmes ont par ailleurs de plus en plus tendance à se définir par l’inventaire de leurs possessions, par des listes de particularités et d’inclinations, et par la somme des items qui figurent dans leur curriculum vitæ. Dans le panoptique numérique où se transfèrent peu à peu nos existences, où nous sommes à tout moment, au sens propre, enrôlés, cette réduction en listes facilite considérablement le contrôle d’une part croissante de nos activités, de nos opinions et de nos pensées. Face à cet impérialisme des listes, les défenses de la conscience et de la pensée libres se trouvent affaiblies : le savoir lui-même connaît une forme de réification qui tend à le ramener à un simple répertoire, un stock de connaissances disponibles en ligne. La capacité de résistance des individus à l’emprise des sociétés modernes se mesurera sans doute à leur capacité à se mettre hors-liste : c’est une des libres interprétations que l’on peut donner d’une formule aussi forte qu’elliptique de B. Sève, le sage et le saint sont au-dessus des listes.
Boris Donné, « L’ère du catalogue »,
La Vie des idées
, 28 juillet 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-ere-du-catalogue
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Elle comportait certes de stimulants travaux sur la liste dans la littérature de telle ou telle période, voire dans l’œuvre de tel ou tel auteur, mais peu ou pas d’ouvrages de synthèse. B. Sève souligne l’importance séminale des réflexions de Jack Goody dans son ouvrage La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, dont la traduction française a paru en 1979 aux Éditions de Minuit.
[2] Citons-la pour mémoire : « a) appartenant à l’Empereur · b) embaumés · c) apprivoisés · d) cochons de lait · e) sirènes · f) fabuleux · g) chiens en liberté · h) inclus dans la présente liste · i) qui s’agitent comme des fous · k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau · l) et cætera · m) qui viennent de casser la cruche · n) qui de loin ressemblent à des mouches. »
[3] Mentionnons-en tout de même un, pour allonger la liste d’un etc. qui n’est pas quantité négligeable : si les deux essais citent la Ballade des dames du temps jadis de Villon, aucun ne fait un sort à son Testament – une liste poétique qui eut pourtant le mérite de donner au terme juridique item sa dignité littéraire dans notre langue.
[4] Ce chapitre ne serait-il pas d’ailleurs le premier noyau du livre ? On imagine volontiers B. Sève entreprenant cette étude des listes chez Montaigne dans la foulée de son précédent ouvrage (Montaigne, des règles pour l’esprit, PUF, 2007) avant d’élargir son propos à une réflexion plus générale sur l’objet liste
[5] On peut s’étonner, au passage, qu’aucun des deux ouvrages n’ait fait un sort à l’usage des listes dans la tradition des arts de mémoire, ni ne se soit intéressé aux listes extraordinaires qui figurent dans les traités mnémotechniques de Giordano Bruno. On aurait aussi pu attendre, dans l’étude du rapport des philosophes aux listes, une référence aux 900 conclusions philosophiques, cabalistiques & théologiques de Pic de la Mirandole.