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L’espace du jeu

À propos de : Anne Boissière, Le mouvement à l’œuvre. Entre jeu et art, Mimésis


par Joana Desplat-Roger , le 14 février 2019


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Quel espace se crée entre une œuvre musicale et son auditeur ? Au-delà des questions de spatialisation du son, l’espace acoustique conceptualisé par Anne Boissière fait une place à la dimension affective de l’écoute. Il est le lieu d’un mouvement qui est aussi une manière d’être saisi par l’œuvre.

Le mouvement à l’œuvre se présente comme un assemblage de textes entrecoupés de dessins – pour la plupart de la main de l’auteure. Cet étrange collage donne le sentiment qu’Anne Boissière, par cette œuvre, livre sa pensée sous la forme de morceaux de miroirs brisés : les éléments, apparaissant à première vue épars, trouvent peu à peu leurs liens, se réfléchissant les uns les autres au fil de rencontres et de chemins obliques. Le fil directeur ? La notion « d’espace acoustique », qu’Anne Boissière a forgée à partir de sa lecture d’Erwin Straus et présentée dans des ouvrages antérieurs [1], crée une caisse de résonnance avec le rythme chez Maldiney, le jeu chez Winnicott, la Gestaltung, ou encore les couleurs d’Aloïse Corbaz. Ainsi, Le mouvement à l’œuvre témoigne en premier lieu d’une pensée en mouvement, se formant et se transformant au gré des rencontres conceptuelles.

L’espace acoustique en mouvement

Pour prendre la mesure de ce mouvement en jeu dans l’œuvre d’A. Boissière, il nous faut partir du commencement : la notion d’« espace acoustique », que l’auteure a déjà exposée en 2014 dans Musique mouvement, procède d’une véritable rupture avec l’usage de la notion d’espace dans le champ du sonore. La dimension « spatiale » de la musique, telle qu’on la trouve dans les études musicologiques actuelles, désigne d’une part le mode de diffusion du son dans une salle de concert ; et d’autre part le processus d’écriture dans la musique occidentale, qui a connu un véritable bouleversement au cours de l’histoire de la musique savante. Alors que la notation fut longtemps considérée comme un « aide-mémoire » [2] dont le rôle était uniquement de transcrire et de transmettre œuvre musicale déjà conçue au préalable ; le processus d’écriture, en suivant le destin de la musique savante moderne, participe aujourd’hui à la création et à la conceptualisation de l’œuvre musicale. Mais cette transformation du rôle de l’écriture, qu’A. Boissière nomme le « devenir spatial » de la musique savante occidentale, implique du même coup un phénomène de rationalisation de la musique :

Le tournant spatial de la musique, tout au moins de la musique savante dont il est question ici, est ainsi à mettre au compte d’une évolution interne à la composition, qui va de pair avec un privilège accru voire désormais exclusif de la vue, et une hégémonie toujours plus importante du calcul dans la maîtrise de l’écriture. (p. 38).

Une telle conception du devenir spatial de la musique, aussi passionnante soit-elle, semble pourtant avoir pour conséquence de laisser échapper la dimension fondamentalement vivante et spontanée de la musique. C’est donc pour répondre de cette insatisfaction qu’A. Boissière, à partir de sa lecture du psychologue et phénoménologue E. Straus, invite à repenser l’espace acoustique comme mouvement. De quel mouvement est-il question ici ? A. Boissière prévient : la notion de mouvement « prête à malentendu en raison du privilège de l’optique qui organise implicitement beaucoup de nos conceptions ; le mouvement serait ainsi ce que l’on perçoit d’un corps qui se déplace » (p. 42). L’espace acoustique cherche à rendre compte d’un mouvement qui n’est pas seulement physique ou biologique, mais qui correspond plutôt au « mouvement présentiel » de E. Straus dans Les formes du spatial [3]. Le mouvement présentiel décrit une manière d’« être saisi » dans et par l’expérience de l’écoute, un saisissement qui engage non seulement le corps de l’auditeur, mais plus encore son vécu, sa manière d’être au monde :

« L’espace acoustique est celui ouvert par la musique, en tant qu’elle saisit et configure l’ensemble du rapport au monde sous l’angle d’une vitalité nouvelle. » (p. 46-47).

Cette « vitalité nouvelle », on l’aura compris, désigne une manière d’être affecté dans et par l’écoute. Mais, pour ne pas enfermer cette question de l’affectivité dans l’horizon théorique de la rationalité, A. Boissière, à la suite de E. Straus, préfère parler de « pathique » – un terme qui lui permet de centrer sa recherche sur la résonnance de l’écoute, et non son raisonner  :

C’est d’ailleurs dans cette mesure que [E. Straus] renonce aux termes de sensibilité et d’émotion appartenant à un horizon théorique où plane encore l’ombre du raisonner. […] Avec l’espace acoustique, la réflexion s’oriente du côté d’un résonner, selon une acception de la résonance et de l’acoustique qui n’est pas liée à la science ou à la physique des sons. (p. 33.)

Quand l’espace acoustique découvre le rythme

L’espace acoustique, un « espace vivant, dont la vie n’a rien de biologique » (p. 49.), va venir à la rencontre de la notion de rythme, qui apparaît comme l’une des clés de voûte du Mouvement à l’œuvre. À la croisée de Henri Maldiney et d’Émile Jaques-Dalcroze, la notion de rythme que retient A. Boissière permet de retrouver un rapport sensible à la musique, à « une musique éprouvée plutôt qu’intellectuellement dominée » (p. 39). On perçoit dès lors que la notion de rythme ne sera guère restreinte au domaine musical, bien au contraire : celle-ci apparaît selon A. Boissière comme l’occasion de faire coïncider l’espace acoustique avec le mouvement spontané, l’espace de jeu, la forme achevée – mais non finalisée – de la Gestaltung. C’est en ce sens que le rythme pourrait constituer une « souche commune » entre les arts (p. 54), en permettant de décrire l’expérience primitive au fondement de l’expérience artistique. Si A. Boissière ne donne jamais de véritable définition de ce qu’elle entend par « rythme », elle en donne en revanche plusieurs exemples, tel que le rythme de la main, lorsque cette dernière se laisse aller aux courbes du dessin spontané :

Avec la main, un espace propre se déploie ; un temps inséparablement aussi. Si la main va trop vite, le trait se referme et se raidit ; si elle va au contraire trop lentement, la dynamique se perd. L’intensité est au prix d’un tempo – d’une allure – qui conjoint l’espace et le temps. Ce tempo dépend des conditions de l’ici et du maintenant, il ne se décrète pas. Tel est le rythme. (p. 123).

Si nous ne pouvons que saluer le sens de cette démarche, qui consiste à revenir en deçà d’une catégorisation souvent stérile des arts, nous sommes cependant un peu sceptiques quant à la pertinence de la notion de rythme dans cette intention. Que reste-il de spécifique à cette notion de rythme lorsqu’elle est vouée à embrasser une vocation aussi large ? Cette interrogation en appelle sans doute une seconde, à vocation plus générale : les termes issus du champ musical n’ont-ils pas tendance à perdre une partie de leur spécificité lorsqu’ils sont appelés à décrire l’expérience esthétique en général ? Il semble d’ailleurs que cette question se pose déjà concernant certains écrits de Maldiney, quand il déclare que la notion de rythme est au « fondement de tous les arts [4] » – tout en faisant perdre par la même occasion au rythme une partie de sa dimension musicale. Comme le montre Pierre Sauvanet [5], dans les rares pages de Maldiney consacrées à la musique, il est toujours question de la mélodie et de l’harmonie, mais jamais de rythme – ce qui va l’amener à conclure que « les références artistiques de Maldiney sont toujours des façons de faire vivre le rythme, de le donner à voir – mais précisément, sauf erreur de ma part, jamais de le donner à entendre [6] ». Mais alors, que penser du statut du rythme dans la philosophie d’A. Boissière ? Celui-ci est-il condamné, de la même manière, à perdre de sa teneur musicale lorsqu’il est entraîné dans le mouvement à l’œuvre ? Rappelons tout d’abord qu’A. Boissière est l’auteure d’un certain nombre d’ouvrages majeurs sur la musique (Musique mouvement, Manucius, Paris, 2014 ; La pensée musicale de Theodor W. Adorno, L’épique et le temps, Beauchesne éditeur, Paris, 2011 ; Adorno, la vérité de la musique moderne, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1999) : voilà qui constitue un signe d’une musicalité toujours en présence dans ses écrits. Et en un sens, on peut considérer qu’A. Boissière ne se tient jamais loin du musical, qui ressurgit aussi bien dans le rythme de la main du mouvement spontané (p.121 sq.), que dans la tonalité du monde [7] qui s’exprime dans les couleurs de Van Gogh (p. 63 sq.), ou enfin dans la résonance de la couleur [8] d’Aloïse Corbaz (p. 209 sq.).

Rencontre de l’œuvre en mouvement avec le jouer

Achevons par ce qui nous apparaît comme la découverte exploratoire la plus riche et la plus décisive de l’ouvrage : le jeu, ou plutôt le jouer (playing). Parler de jouer, ou encore de playing, en lieu et place du jeu ne constitue pas une simple coquetterie de la part d’A. Boissière, au contraire il s’y joue là quelque chose de crucial. Ce qui intéresse son propos, ce n’est pas de lister catégoriser les différents jeux existants, mais de comprendre le « sens intransitif du “jouer”, verbe qui peut s’utiliser seul sans qu’on ajoute forcément la notion d’un jeu pour spécifier l’activité en question » (p. 77). C’est donc l’activité de jeu en tant que telle qui est concernée, et plus précisément encore l’activité du playing, que seules les langues anglo-saxonnes permettent de distinguer du game (à savoir, le jeu strictement encadré par des règles, tels que les jeux de cartes, le jeu d’échecs… etc.). Ainsi A. Boissière, dans la lignée de Donald W. Winnicott, utilise la distinction entre le play et le game pour valoriser l’aspect créatif du playing, qui désigne une activité de jeu sans règle, telle qu’on la trouve par exemple chez les animaux (un chat jouant avec une pelote de laine), dans la petite enfance (les jeunes enfants qui détournent un objet usuel de sa fonction pour l’animer de toute la vie d’un personnage), mais aussi dans le jeu d’Élastophile, ce personnage fictif qui joue de manière spontanée et « quasi-machinale » avec un élastique (p. 79). Cette créativité du playing, mise en lumière par Winnicott, tend manifestement vers l’art. Or pour A. Boissière, c’est bien l’espace acoustique, en ce qu’il renvoie au pathique, au mouvement spontané et au sentir, qui permet de mettre en rapport l’art et le playing  :

Dans le jeu, les mouvements relèvent de cette couche du pathique : se livrer au jeu, c’est avant tout être pris ou saisi par des qualités sensibles qui attirent ou repoussent immédiatement, sur fond d’un vécu global marqué par une intensité de la vie. » (p. 86.)

Ce qui lui permet dès lors d’asseoir son hypothèse de départ :

L’espace acoustique, telle serait mon hypothèse, appartient à l’expérience primaire du jeu, en tant qu’il est vivant. Ceci vaut pour le vécu. (p. 23.)

Si cette ultime rencontre de l’espace acoustique avec le playing nous semble parfaitement décisive, c’est avant tout parce qu’elle porte en creux la promesse d’un nouveau champ exploratoire de l’esthétique, tracé par la rencontre de l’art et de l’activité de jeu. L’Art comme jeu [9] de François Zourabichvili, paru la même année que Le mouvement à l’œuvre. Entre art et jeu, apparaît en ce sens comme le signe supplémentaire de cette nécessité pour l’esthétique de se tourner vers le jeu, une notion qui n’a peut-être pas encore livré toutes ses promesses. Bien entendu, la proposition « l’art comme jeu » n’est sans doute pas une idée nouvelle (on en trouve diverses expressions dans les philosophies de Platon, Kant, Gadamer et Fink [10]). Mais comme le montrent F. Zourabichvili et A. Boissière, la question du jeu s’est longtemps laissée arrimer à l’horizon théorique du savoir et de la connaissance – un horizon sans doute inadéquat pour penser la vitalité et l’essentialité de l’art. Aussi, il est peut-être temps aujourd’hui de penser le jeu à l’aune de la résonance (l’araisonnance) de l’art :

L’expérience du jouer, dans le pathique, n’est donc pas entièrement commensurable à celle que théorise la philosophie avec le concept. […] L’expérience « en jouant », ainsi, apporte un savoir que le concept n’atteint pas directement. » (p. 11.)

Anne Boissière, Le mouvement à l’œuvre. Entre jeu et art, Mimésis, coll. « L’œil et l’esprit », 2018.

par Joana Desplat-Roger, le 14 février 2019

Aller plus loin

BOISSIERE Anne, Musique mouvement, Paris, Éditions Manucius, 2014.
BOISSIERE Anne, Chanter narrer danser. Contribution à une philosophie du sentir, Sampzon, Delatour France, 2016.
CHAILLEY Jacques, « Musique pour le papier », in 40 000 ans de musique, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, coll. « Les Introuvables », Paris, 1985, p. 134 sq.
MALDINEY Henri, « Espace et poésie », in Espace et poésie : actes / du colloque Rencontres sur la poésie moderne, dir. M. Collot et J.-C. Mathieu, Presses de l’ENS, 1987.
SAUVANET Pierre, « La question du rythme dans l’œuvre d’Henri Maldiney : approche et discussion », Rhuthmos, 28 octobre 2012. [consulté le 03/10/2018].
STRAUS Erwin, « Les formes du spatial, leur signification pour la motricité et la perception », in Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, études réunies par Jean-François Courtine, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1992, texte traduit par Michèle Gennart, p. 15-49.
ZOURABICHVILI François, L’art comme jeu, texte établi, annoté et introduit par Joana Desplat-Roger, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Collège international de philosophie », 2018.

Pour citer cet article :

Joana Desplat-Roger, « L’espace du jeu », La Vie des idées , 14 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-espace-du-jeu

Nota bene :

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Notes

[1Voir en particulier Anne BOISSIERE, Musique mouvement, Paris, Éditions Manucius, 2014.

[2En effet selon Jacques Chailley, le statut de la notation comme «  aide-mémoire  » court jusqu’à la fin du XVIe siècle. Concernant cette période, nous n’avons retrouvé aucune partition synoptique analogue à celles en usage de nos jours : cela suppose que même dans le cas de la polyphonie, dont la complexité des combinaisons nécessitait sans doute un passage par l’écriture, la «  synthèse sonore se fait à l’audition, nul n’éprouve le besoin de le considérer visuellement.  » Jacques CHAILLEY, «  Musique pour le papier  », in 40 000 ans de musique, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, coll. «  Les Introuvables  », Paris, 1985, p. 134 sq.

[3Erwin STRAUS, «  Les formes du spatial, leur signification pour la motricité et la perception  », in Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, études réunies par Jean-François Courtine, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1992, texte traduit par Michèle Gennart, p. 15-49.

[4Henri MALDINEY, «  Espace et poésie  », Espace et poésie, dir. M. Collot, J.-C. Mathieu, Presses de l’ENS, 1987, p. 88.

[5Pierre SAUVANET, «  La question du rythme dans l’œuvre d’Henri Maldiney : approche et discussion  », Rhuthmos, 28 octobre 2012 [en ligne]. < > [consulté le 03/10/2018].

[6Pierre SAUVANET, «  La question du rythme…  », op. cit.

[7«  C’est dans une “tonalité” ou un “ton” particulier que le monde sonne, qu’il peut se donner dans l’apparition : le jaune, tonalité de Van Gogh, serait une manière globale de dire un rapport au monde autrement indicible. Et le peintre, plus généralement l’artiste, serait celui capable de produire, dans son œuvre, une tonalité qui fait sonner le monde, ouvrant un espace ayant quelque chose cela de musical et de relatif à l’écoute.  » Anne BOISSIERE, Du mouvement à l’œuvre, p. 63-64.

[8«  La couleur sonne, et c’est à ce titre qu’elle rejoint la musique : elle retentit d’une façon qui ne peut être ni mesurée ni quantifiée  ; car dans cette façon de sonner, Aloïse en son entier est présente. Sa stupéfiante aptitude à la couleur n’est pas séparable de son pouvoir de créer une harmonie, ou une consonance, qui agrège la multiplicité éparse dans l’unité fictive de ce qui n’est chez elle ni dessin ni peinture, mais cosmos vibratoire.  » Ibid., p. 211.

[9François ZOURABICHVILI, L’art comme jeu, texte établi, annoté et introduit par Joana DESPLAT-ROGER, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. «  Collège international de philosophie  », novembre 2018.

[10Voir PLATON, Les Lois, 803c-d  ; Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, § 9  ; Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996  ; Eugen FINK, Le jeu comme symbole du monde, trad. d’Hans Hildenberg et d’Alex Lindenberg, Paris, Minuit, 1966.

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