En abordant les paysans du Moyen Âge non plus comme des victimes ou des révoltés, mais comme les agents de leur propre destin, Mathieu Arnoux bouleverse les schémas historiographiques. Une étude qui va bien au delà de l’histoire médiévale.
En abordant les paysans du Moyen Âge non plus comme des victimes ou des révoltés, mais comme les agents de leur propre destin, Mathieu Arnoux bouleverse les schémas historiographiques. Une étude qui va bien au delà de l’histoire médiévale.
« Partout dans l’Europe des Xe-XIIe siècles, les moulins furent l’œuvre et l’outil des laboratores. Il n’y a pas de raison d’en faire a posteriori ce qu’ils ne furent pas alors : l’instrument tyrannique et progressiste du pouvoir seigneurial » (p. 336). C’est sans doute une des raisons de la fécondité de l’approche proposée par Mathieu Arnoux : les paysans ne sont plus abordés comme des victimes d’une société qui les écrasent, quitte à ce que ces victimes deviennent des révoltés, mais comme les agents de leur propre destin, ce que permet un corpus narratif dans lequel les personnages occupent une place centrale. Des agents capables, lorsqu’ils se révoltent, de s’approprier le discours de l’Église : il est significatif que la phrase la plus révolutionnaire de ces siècles soit une référence à la Bible, vision augustinienne bien reçue dans les campagnes : « Quand Adam bêchait et qu’Eve filait / Qui était alors gentilhomme ? » C’est en partie pour cela que ces paysans, qui sont alors la part essentielle de la population du continent, Mathieu Arnoux refuse de les définir de manière négative, comme des non-clercs, des non-nobles, des non-urbains. Et son étude, critique des anciennes approches qu’étayent des sources revisitées, permet de percevoir enfin ce que furent les activités et la vie de la plus grande partie de la population d’Europe occidentale dans les siècles qui ont suivi l’an Mil.
Ce livre est d’abord une histoire du travail au Moyen Âge, parfois présenté comme une période de transition, entre le temps de l’esclavage et celui du prolétariat, entre l’économie antique et l’économie capitaliste. L’auteur part de l’énigme que représente la croissance de la population de l’Occident entre le début du XIe siècle et celui du XIVe, considérable avant d’être interrompue par une série de catastrophes : la faim, la peste, la guerre. Il s’interroge sur les facteurs de cette dynamique démographique, qui joue un rôle fondamental dans l’histoire du monde au cours des siècles suivants, et revient sur les analyses antérieures, ce qui explique l’importance dans ce livre d’une bibliographie sans cesse revisitée.
L’ouvrage est constitué de deux parties. La première, histoires plutôt qu’histoire du laboureur, étudie la question de la croissance, mais cette question nous précise-t-il n’est pas réglée. Puis, après une approche des débats à propos des trois ordres, il examine la dynamique qui fait passer « de la servitude à l’ordre » (p. 59) et met en évidence la lenteur de la disparition de l’esclavage, la traite étant, écrit-il, « le problème de l’an mil » (p. 66). Deux points doivent être signalés, parmi lesquels l’intérêt pour la réflexion philosophique, celle surtout — mais pourrait-il en être autrement ? — d’Augustin d’Hippone dont il ne faut pas sous-estimer l’influence tant ses analyses ont pu être diffusées, singulièrement par les curés. Soulignons encore le rôle significatif des soulèvements de paysans, notamment en Normandie — espace sur lequel ont porté des travaux antérieurs de Mathieu Arnoux — et dans l’Angleterre où la révolte de 1381 a laissé des sources d’une grande richesse.
La deuxième partie examine trois institutions, fort distinctes mais dont la place est essentielle dans la construction de l’ordo laboratorum, la dîme, prélèvement opéré sur les récoltes par le clergé, le marché, aux temporalités précises, et le moulin à eau. Tous ces sujets ont déjà été étudiés, et l’auteur interroge les interprétations, remonte jusqu’aux sources pour comprendre les divergences. Dans le cas de l’impôt, ce sont les positions de l’Église, qui « lorsqu’il est question de la dîme est [...] à la fois maximaliste, indécise et anti-historique, qui explique[nt] le caractère assez conflictuel de l’historiographie qui lui est consacrée » (p. 225).
Une étude sur un temps long et qui ne néglige pas l’usage de la terminologie est pas cruciale en histoire sociale. En s’intéressant aux laboratores, les laboureurs du Moyen Âge occidental, temps d’une exceptionnelle croissance, Mathieu Arnoux fournit une singulière contribution à l’histoire du monde du travail, à l’histoire de l’humanité. L’étymologie n’explique souvent pas grand-chose, si ce n’est l’origine d’un mot. Combien de fois n’a-t-on pas entendu ou lu que le travail serait une abomination car le mot qui le nomme vient d’un terme latin, tripalium, qui a désigné, entre autres, un instrument de torture ? Ce ne serait le cas que pour les francophones, car ni l’allemand (Arbeit) ni l’anglais (labour et work, aux nuances distinctes) ne présentent une telle connotation.
Le travail d’épistémologie doit être remarqué, et se révélera à l’évidence un modèle, ne serait-ce que par la mise en perspective d’une œuvre et de l’œuvre d’un chercheur. Le Duby de L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (1962) n’est pas celui de Guerriers et paysans. VIIe-XIIe siècles, premier essor de l’économie européenne (1973), a fortiori celui de Le Chevalier, la femme et le prêtre (1981). Trente-cinq ans plus tard, Mathieu Arnoux revient ainsi sur un autre livre de Georges Duby, Les Trois ordres et l’imaginaire du féodalisme (1978), qui « reste aujourd’hui un objet singulier dans l’historiographie médiévale, sans précédent ni véritable héritier » (p. 37), et c’est en le situant dans le cadre de son écriture qu’il en dégage tous les apports. Il relit également Marc Bloch, deux articles des Annales dans lesquels celui-ci critiquait en 1936 l’approche trop déterministe de l’histoire des moulins à eau. Mathieu Arnoux souligne que dans nombre de pays européens, le développement économique et même ce que l’on appelle la Révolution industrielle se sont réalisés « dans un paysage largement déterminé par l’énergie hydraulique » (p. 293). Cela lui permet de remonter dans l’Antiquité romaine avec la singulière meunerie de Barbegal, alimentée par un aqueduc, décrite dans les années 1930 mais dont la datation a été récemment modifiée et bouleverse les interprétations antérieures.
L’auteur reprend aussi les travaux d’un médiéviste moins connu, historien du droit dont l’engagement au sein du mouvement syndical a permis la mise en place à Strasbourg du premier Institut du Travail, Marcel David. Dans deux articles de 1959, il se posait la question de l’identité de ce singulier groupe social désigné en latin par le terme de laboratores, dont aucune des deux traductions, « laboureur » et « vilain », n’est vraiment satisfaisante.
Serait-il une monographie, un livre d’histoire nous aide à comprendre bien d’autres sociétés. En travaillant sur un temps long, celui-ci met en évidence des dynamiques, des constantes qui semblent dépasser son seul objet. Une des questions des politiques sociales est celle de leur échelle, nationale en France depuis les réformes des années 1940 mais longtemps demeurées municipale. Pour « tirer les leçons de l’été 1789 », c’est en se penchant sur les débats de la Constituante, en lisant les interventions (peu connues) de Mirabeau et de Sieyès lors de la séance du 11 août 1789, en revenant sur un texte plus ancien de Turgot, que l’auteur place au sein de l’économie rurale la politique d’assistance et de formation, loin d’être négligeable, et qui était financée par la dîme, un impôt dont les paysans n’ont pas demandé la suppression dans leurs cahiers de doléance. Il souligne que, si leurs archives ne nous sont pas parvenues, les vestiges des milliers de léproseries et d’hôpitaux créés au XIIe et XIIIe siècles témoignent de la prégnance de l’assistance dont, en Normandie par exemple, les réseaux étaient proches de ceux du commerce. L’histoire des marchés médiévaux est aussi celle de l’assistance et se déploie sur un temps qui court jusqu’à nos jours, Mathieu Arnoux situant explicitement son approche en amont de l’analyse par Robert Castel des Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (1995).
Les premières catégories que fait éclater l’auteur sont celles de la discipline académique : si son travail fait fi de la périodisation des historiens, il parvient également, par une analyse économique, à bouleverser des approches politiques encore bien établie. Parmi la bibliographie de ce livre, les travaux de Dumézil, notamment L’idéologie tripartite des Indoeuropéens (1958), sont à nouveau examinés et permettent à Mathieu Arnoux, après Georges Duby et Jacques Le Goff, de s’interroger sur la pertinence de ce qui se révèle une nomenclature qu’il faut placer en un temps précis : « Le consensus des hommes qui prient, qui combattent et qui travaillent au service du pouvoir monarchique dure peu de temps et s’efface au cours du XIIIe siècle, au profit des constructions plus sophistiquées que réclament l’Université et la société urbaine. » (p. 342). Les chercheurs qui étudient le travail à l’époque contemporaine, singulièrement au XXe siècle, pourraient avec profit s’inspirer de cette déconstruction. Somme toute, les nomenclatures communément usitées, qu’il s’agisse des trois secteurs de Colin Clark ou des versions successives des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE, puis celles qui sont en cours d’élaboration et tentent d’imposer une vision plus libérale de la société et de la main d’œuvre, quand bien même elles ont pu être pertinentes dans la perspective de leur conception, sont toutes datées, inscrites dans des sociétés caractérisées par des dynamiques économiques et sociales, et restreignent la pensée des chercheurs. Mathieu Arnoux nous montre comment les dépasser.
Les apports de cette recherche sont nombreux. Ce livre extrêmement dense, le lecteur l’aura compris, présente des intérêts qui ne se restreignent pas à l’histoire du Moyen Âge et renouvelle la perception d’un sujet que, depuis plusieurs décennies, l’on peinait à appréhender en fonction de problématiques renouvelées. Loin de se limiter à nous montrer ce que fut le travail à un moment et en un lieu de l’histoire de l’humanité, il permet un regard renouvelé sur nombre de sujets.
par , le 4 octobre 2013
Christian Chevandier, « L’histoire rendue aux travailleurs », La Vie des idées , 4 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-histoire-rendue-aux-travailleurs
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