Recensé : Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, 21,90 €.
Depuis la fin des années 1980, les ouvrages d’historiens sur la « mémoire », la « commémoration » et autres « rapports au passé » se sont multipliés au point de constituer aujourd’hui un genre à part entière. Un domaine de recherche largement internationalisé existe désormais : les memory studies. En son sein, la production hexagonale revêt une double spécificité : contrairement à l’univers anglo-saxon, les historiens y sont majoritaires et nombre d’entre eux y entretiennent une relation ambiguë à leur objet. Ils s’intéressent à la « mémoire » et autres « usages publics de l’histoire », sans jamais cesser de réaffirmer leur illégitimité. En 2006, sous la plume de plusieurs historiens défendant la Liberté pour l’histoire – dans une pétition du même nom –, la qualification de « mémorielles » servait ainsi à disqualifier un ensemble de lois votées par le Parlement et jugées « indignes », par les auteurs de ce texte, d’un régime démocratique.
Ce paradoxe sous-tend l’ouvrage d’un autre historien, Marc Olivier Baruch. Indigné par cette indignation, celui-ci s’interroge sur « ces termes de péjoration » (p. 213) et ce « genre déploratoire » : « celui du rapport au passé comme pathologie sociale. [...] l’infinie répétitivité d’ouvrages poussant le respect de la métaphore jusqu’à calquer leur construction sur le processus médical – étiologie, sémiologie, diagnostic, thérapeutique, pronostic – aboutit à un effet de saturation inverse du but recherché : on lit et relit beaucoup, on comprend peu, car cette littérature manque souvent de réflexivité » (p. 279).
À partir d’une réflexion sur la controverse autour de ces lois dites « mémorielles », Marc Olivier Baruch procède ainsi à un retour critique sur cette littérature dont il n’est pas un des acteurs mais qui ne lui est pas complètement étrangère. En 1997, historien spécialiste des rouages de l’administration française sous Vichy, il avait accepté de témoigner au procès Papon. Il avait alors été vivement critiqué par certains de ses collègues, au premier rang desquels Henry Rousso, historien spécialiste de la « mémoire ». Cette controverse posait déjà la question du rôle social de l’historien. Cette expérience nourrit sans nul doute l’écriture du livre et explique pour partie qu’il s’agisse d’un « essai » (p. 24). Ce choix du pamphlet éclairé, affranchi des canons de l’académie, permet à cet ouvrage original d’interroger plusieurs évidences supposées que sont, parmi une longue liste, l’« inflation mémorielle », la « concurrence des mémoires », la « montée des communautarismes », ou bien encore celle du « clientélisme ». En rupture avec la plupart des analyses dominantes chez les historiens, et prenant appui sur de récents travaux de juristes, Marc Olivier Baruch défend ainsi la thèse que les « lois mémorielles », « naturalisées » à tort comme « un ensemble homogène » (p. 20), recouvrent en réalité « non un concept mais un amalgame » (p. 108). Si ce regard décalé a pu inspirer plusieurs travaux de sociologues ou d’anthropologues, il est rare sous la plume d’un historien. Il n’en est que davantage stimulant.
De la boîte de Pandore à la boîte noire de l’État
Le point de vue adopté est donc celui d’un spécialiste de l’administration et de l’État sur un phénomène qui, avant d’être « mémoriel », est bel et bien législatif. Empruntant davantage au droit qu’à l’histoire, Marc Olivier Baruch s’étonne ainsi de « ce refus de chercher à comprendre les modalités de fonctionnement de l’appareil de pouvoir […] caractéristique d’une faiblesse majeure de bien des analyses, historiques ou juridiques, du contemporain : en se désintéressant des pratiques effectives d’État, elles s’interdisent de comprendre les relations de pouvoir qui s’y jouent, partant le fonctionnement politique des sociétés contemporaines. Ce travail perçu comme excessivement austère est délaissé au profit d’un recours à des analyses dont l’intitulé même éclaire la part de mythe qu’elle recouvrent : le terme de “boîte de Pandore” est ainsi devenu un lieu commun des écrits remettant en cause les lois mémorielles » (p. 123).
En portant attention à la « boîte noire » de l’État, c’est-à-dire aux mécaniques procédurales et aux pratiques professionnelles des acteurs, l’auteur invite à regarder autrement le rapport entre État et société qui se déploie dans la constitution récente de la « mémoire » en enjeu contemporain. Il montre, par exemple, comment des facteurs ordinaires, telle l’impossibilité procédurale pour le Parlement d’adopter des résolutions, ont pu jouer un rôle moteur dans le vote de ces lois, plus encore que les fameux « clientélisme » ou « communautarisme ». Ailleurs, commentant l’avis d’assemblée rendu par le Conseil d’État en février 2009 « sur la responsabilité de l’État dans la déportation résultant des persécutions antisémites », il souligne que « le juge suprême de l’État [a] fait entrer dans le droit positif le “souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, les souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites”. De fait, ce fut une voie nouvelle qu’il choisit en reconnaissant que la parole institutionnelle – dans le cas d’espèce le discours prononcé le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac – pouvait avoir une fonction symbolique d’une ampleur telle qu’elle en devenait un élément de l’ordre juridique » (p. 184).
Alors que plusieurs chercheurs tentent aujourd’hui de cerner et de comprendre la dimension symbolique des politiques publiques, les réflexions proposées ouvrent une voie pour repenser la nature même de l’action publique. Non seulement, et comme le montre la littérature sur les policy feedbacks, les instruments d’actions publiques les plus matériels ont souvent des effets symboliques, presque toujours inattendus, mais les mesures étatiques d’ordre symbolique peuvent elles aussi avoir en définitive des conséquences budgétaires. Ici la mise en perspective de l’ordre juridique par le temps long de l’histoire élargit indéniablement la perspective.
Si cet essai pourra donc intéresser un lecteur non historien, c’est toutefois au cœur de l’histoire comme discipline que se situe le véritable enjeu du livre, largement implicite. Il faut ainsi attendre la page 253, sur un total de 293, pour constater que, au travers d’une analyse personnelle des lois dites « mémorielles », il s’agit pour Marc Olivier Baruch de plaider pour une autre histoire de France, différente de l’approche en termes de Lieux de mémoire, forgée par Pierre Nora dans les années 1980. Remarquant, au détour d’une note, que « la question de l’État apparaît nettement comme l’un des parents pauvres des Lieux de mémoire » (p. 259, note 94), l’auteur revient ainsi aux années 1980 et à la publication de l’Histoire de France dirigée par André Burguière et Jacques Revel pour « regretter que la concordance, peut-être voulue, de son calendrier éditorial avec celui des Lieux de mémoire ait empêché cette entreprise de marquer autant qu’elle aurait dû le paysage historiographique. Car nulle construction historique d’envergure apparue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne place, comme elle le fait, l’État au cœur de sa démonstration. Il est révélateur [...] que ces deux grandes entreprises des années 1990 se présentent explicitement l’une et l’autre comme des réponses à la question, rappelée plus haut, de savoir “comment écrire l’histoire de France”. Chronologiquement, ce sont André Burguière et Jacques Revel qui y répondent d’abord ».
C’est pourtant la seconde entreprise, celle des Lieux de mémoire, qui est passée à la postérité non seulement universitaire mais aussi, et peut-être surtout, sociale et médiatique, en France comme sur la scène internationale, un succès dont la controverse sur les « lois mémorielles » n’est finalement qu’une manifestation de plus. À juste titre, Marc Olivier Baruch dénonce à plusieurs reprises l’entre-soi de certains historiens qui adoptent une posture de propriétaires dès lors qu’il est question d’usages publics de l’histoire. Il reste que, à son tour, il cantonne finalement une large part de l’enjeu au sein de la discipline historique, fût-ce pour défendre une autre histoire politique de la France.
Un essai qui reste à transformer : au-delà de l’histoire
En effet, nourris d’intuitions éclairantes, le propos rencontre ici ses limites. Un détour par des disciplines étrangères au face-à-face entre les deux parties prenantes au débat que sont l’histoire et le droit aurait permis non seulement d’aller plus loin, mais aussi d’emporter davantage la conviction. Il est ainsi étrange que presqu’aucune référence ne soit faite aux travaux de sociologie et d’anthropologie qui, depuis quelques années déjà, en France comme à l’étranger, prennent à bras le corps, et à partir d’un matériau empirique, plusieurs des questions abordées dans l’ouvrage. Marc Olivier Baruch y aurait ainsi découvert que plusieurs de ces recherches ont d’ores et déjà confirmé certaines des hypothèses qu’il formule.
Il s’agit certes d’un essai et non d’un ouvrage de recherche. Mais la forme choisie empêche finalement l’auteur de convaincre celui qui ne serait pas déjà convaincu. L’ouvrage reprend des données de seconde main largement connues. Et tout en formulant à plusieurs reprises des esquisses de recherche empirique, il en écarte d’emblée l’utilité (p. 105). En définitive, l’appel à la complicité morale et indignée du lecteur sert trop fréquemment de support à la démonstration comme le montre, par exemple, le recours répété à la fiction et à la démonstration par l’absurde (p. 11, 106 et 169). Au bout du compte, tout comme les signataires de la pétition Liberté pour l’histoire que fustige l’ouvrage, Marc Olivier Baruch est indigné, et c’est cette indignation qui tient le plus souvent la plume, fût-ce pour défendre une position opposée. Personne ne peut nier que les questions de « mémoire » soient chargées de considérations éthiques, mais en faire un objet d’écriture éclairée, si ce n’est de recherche, nécessite précisément de les considérer comme des questions « ordinaires » en sortant de cette lecture morale univoque. L’ouvrage de Marc Olivier Baruch s’inscrit indéniablement dans cette voie salutaire, sans toutefois s’y engager pleinement. À cet égard, l’essai reste inachevé.