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L’historienne des socialismes

À propos de : Madeleine Rebérioux, Pour que vive l’histoire. Écrits, Belin


par Alain Chatriot , le 14 février 2018


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L’œuvre de Madeleine Rebérioux ne souffrira plus de sa dispersion. Une riche anthologie rassemble une quarantaine de ses textes, dont une série de contributions méconnues sur la littérature et les arts, qui donnent à voir comment cette spécialiste du long XIXe siècle a su concilier histoires sociale et culturelle.

Ce fort volume, publié un peu plus de 10 ans après la disparition de Madeleine Rebérioux (1920-2005), permet de (re) découvrir l’œuvre de cette historienne de la gauche, engagée dans la vie de la cité. Directrice de la revue scientifique Le Mouvement social de 1971 à 1982, professeur à l’université de Vincennes (aujourd’hui université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) qu’elle contribua à fonder, elle présida la Société d’études jaurésiennes de 1982 à sa mort et participa activement au Dictionnaire du mouvement ouvrier français lancé par Jean Maitron.

Une intellectuelle militante

Dans leur présentation de Pour que vive l’histoire, Gilles Candar, Vincent Duclert et Marion Fontaine rappellent à raison que Madeleine Rebérioux réussit une « carrière universitaire complète à une époque où l’accès des femmes à l’enseignement supérieur restait une exception » (p. 10), bien qu’on puisse rapprocher sa trajectoire de celle d’une autre historienne du travail et des ouvriers : Rolande Trempé [1]. L’activité de M. Rebérioux ne se limita jamais à l’enseignement et à la recherche. Syndicaliste, elle s’engagea contre la guerre d’Algérie et présida la Ligue des droits de l’homme de 1991 à 1995. Spécialiste du socialisme, elle s’est aussi intéressée de très près à l’histoire culturelle et fut vice-présidente du Musée d’Orsay entre 1981 et 1987. Au sein de l’académie comme en dehors, M. Rebérioux ne cessa jamais de militer ; elle valorisa le travail collectif (colloques, collaborations, rédaction de nombreux textes d’escorte) et fit en sorte de bâtir une œuvre ouverte, mêlant aux travaux d’érudition des conférences grand public et des ouvrages de vulgarisation qui font encore référence. Elle ne publia certes pas la « grande » biographie de Jaurès que beaucoup attendaient, mais son Jaurès : la parole et l’acte, publié dans la collection « Découvertes » chez Gallimard en 1994, reste l’une des meilleures introductions à l’œuvre du grand tribun.

Des socialismes

Recueillir des textes de Madeleine Rebérioux parfois difficiles à trouver est une initiative d’autant plus salutaire qu’elle préférait le format court - l’article, le texte d’intervention, le papier pour un colloque ou un volume collectif, le compte rendu critique - à l’écriture de livres. La quarantaine de contributions rassemblées ici permet de mieux saisir les pistes dégagées par cette historienne à l’œuvre diverse et originale. On se confronte surtout à une écriture très libre dont le style procure un véritable plaisir de lecture.

L’ouvrage est organisé en 3 grandes parties, dont l’auteure elle-même avait choisi les titres avant son décès ‒ « Parcours engagés dans la France contemporaine » ; « La République des droits » ; « Les arts et la culture en partage ». Les deux premières ont déjà donné lieu à des publications [2], la troisième est inédite dans le regroupement des textes proposés (et l’introduction de Pierre Georgel qui la présente).

Le volume regroupe d’abord des textes consacrés aux socialismes, à Jaurès et aux travailleuses et travailleurs. Loin de toute proclamation épistémologique, on y voit Madeleine Rebérioux passer de l’échelle individuelle au collectif, du local à l’international, et s’attaquer à des objets rarement abordés à l’époque où elle écrit : histoire du réformisme, histoire des femmes, histoire de la santé au travail. C’est donc une histoire des socialismes non idéologique, très ouverte sur des fonds d’archives et des sources imprimées méconnus (ainsi le journal d’un groupe de paysans socialistes vivant en Saône-et-Loire en 1905-1906 ou L’Encyclopédie socialiste de Compère-Morel) et dont plusieurs textes gardent toute leur actualité face à l’évolution de l’historiographie (ceux sur Albert Thomas, sur George Sand et Flora Tristan ou sur le mouvement syndical et la santé en France entre 1880 et 1914, par exemple).

Les textes de Madeleine Rebérioux sur Jaurès ont été publiés sur près de 40 ans. Si certaines thématiques à son sujet sont assez classiques et marquées par les débats des années 1960 et 1970 (son rapport au marxisme, à la nation, au parti, au prolétariat), les articles sur Jaurès devant le « problème de la croissance industrielle au début du XXe siècle » ou sur son engagement dans l’affaire Dreyfus restent très actuels.

Les lieux de mémoire de la gauche française

L’ensemble d’études intitulé « La République des droits » fait une large part à l’affaire Dreyfus, moment crucial pour la République encore en formation, qui passionna tant l’historienne. M. Rebérioux s’intéresse à l’engagement des historiens dans l’Affaire et n’hésite pas à expliquer à la première personne le caractère fondateur de cette crise pour les républicains et les défenseurs des droits de l’homme :

L’Affaire n’a pas terminé son cours. Le choix moral, l’exaltation des premiers dreyfusards - on naissait antidreyfusard par amour de l’Armée et de l’Ordre, on devenait dreyfusard - n’ont pas cessé de nous toucher. Périodiquement, la République se ressource dans l’Affaire. (p. 412-413)

Le volume republie aussi l’importante contribution sur le mur des Fédérés donnée par Madeleine Rebérioux au collectif des Lieux de mémoire piloté par Pierre Nora, et publié en 1981 dans le premier volume de la série. Elle retrace l’histoire de cette partie du cimetière du Père-Lachaise, et étudie avec finesse les évolutions de la mémoire militante qui s’y attache, de la Commune (qui vit y mourir ses derniers espoirs) au 14 novembre 1983, où le mur fut classé monument historique. La partie se clôt sur un texte revenant sur la confrontation de la deuxième Internationale avec la question coloniale, en quelques pages pénétrantes qui restituent bien l’ampleur des débats portés par le socialisme à l’échelle mondiale au tournant des XIXe et XXe siècles, évitant de laisser croire que les débats théoriques et politiques de l’Internationale n’auraient concerné que l’Europe [3].

Une histoire sociale de la culture

Mais c’est sans doute la dernière partie du volume qui peut surprendre le plus le lecteur, tant la réflexion de Madeleine Rebérioux sur les arts et la culture a été parfois un peu oubliée. Les premiers textes proposés portent sur l’histoire des intellectuels, sur laquelle l’auteure est souvent revenue, en conservant un questionnement marqué par l’histoire sociale. Différentes approches se font donc écho dans ses recherches, comme dans ce texte portant sur les liens (et les oppositions !) entre avant-garde esthétique et avant-garde politique dans les milieux socialistes et socialisants français entre 1890 et 1914 ou cet autre, sur la critique littéraire et le socialisme (où l’on retrouve Jaurès, bien sûr [4]). Croisant histoire des arts et histoire du travail, M. Rebérioux écrit aussi sur les représentations de l’ouvrier dans l’art et la littérature.

Les derniers textes rassemblés dans une sous-partie « Art et société » sont particulièrement intéressants et méritent d’être lus aussi bien par les historiens « généralistes » que par les spécialistes d’esthétique. Le premier, rédigé pour un catalogue d’exposition, porte sur « ces demoiselles » d’Avignon, en référence au célèbre tableau de Picasso datant de 1907. Sans remettre en cause les acquis des recherches pointues de l’histoire de l’art, Madeleine Rebérioux y ouvre une riche piste complémentaire d’analyse sur la question du « péril vénérien ». Publié initialement dans Le Débat en 1987, l’article « Orsay, un autre XIXe siècle. L’histoire au musée » relève d’un autre registre. Écrit d’une plume alerte, ce texte ne cache rien des vives polémiques qui ont entouré les débuts du musée d’Orsay, où M. Rebérioux a tenu un rôle certain. L’article ferait sans doute encore débat chez certains conservateurs de musée… On en retient en tout cas, sur le plan de l’écriture de l’histoire, une phrase qui résume une part de sa démarche :

l’avenir est à l’histoire culturelle saisie dans ses dimensions sociales. (p. 685)

Une postface émouvante et juste est donnée par Michelle Perrot [5], qui rappelle certaines des expériences partagées avec Madeleine Rebérioux, dont la plus célèbre reste sans doute la collecte de sources pendant Mai-68, laquelle donna lieu dès l’automne de la même année à un numéro du Mouvement social : « La Sorbonne par elle-même. Mai-juin 1968 ».

La richesse des archives déposées par la famille de Madeleine Rebérioux (pour une large part au Musée de l’histoire vivante de Montreuil) a déjà permis plusieurs études historiennes, dont une thèse en anglais [6]. Cette œuvre militante et scientifique mérite d’être découverte ou relue, et l’on peut se réjouir que les nouvelles générations d’universitaires y trouvent des objets de réflexions et de débats. Mêlant rigueur érudite et goût pour l’écriture, le tout éclairé par un engagement politique, les textes de Madeleine Rebérioux ont pour la plupart remarquablement « vieilli ». Ils rappellent qu’au delà des effets de mode historiographique, un travail de recherche de ce type permet de mieux comprendre notre monde contemporain. À un moment où les gauches françaises s’interrogent non sans difficulté sur leurs projets et même leurs avenirs, le détour par l’histoire n’est pas superflu, et Madeleine Rebérioux reste une guide enthousiasmante.

Recensé : Madeleine Rebérioux, Pour que vive l’histoire. Écrits, Paris, Belin, 2017, préface de Gilles Candar, Vincent Duclert et Marion Fontaine, postface de Michelle Perrot, 800 p., 26 €.

par Alain Chatriot, le 14 février 2018

Aller plus loin

 L’après-midi de débats organisée lors de la sortie de ce livre à l’EHESS le 31 mai 2017.

Pour citer cet article :

Alain Chatriot, « L’historienne des socialismes », La Vie des idées , 14 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-historienne-des-socialismes

Nota bene :

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Notes

[1Rolande Trempé, «  Souvenirs et histoire, la traversée d’un siècle (1916-2016)  », Le Mouvement Social, n° 255, 2016/2, p. 137-159.

[2Madeleine Rebérioux, Parcours engagés dans la France contemporaine, Paris, Belin, 1999 et Vive la République  !, Paris, Demopolis, 2009.

[3Voir Georges Haupt et Madeleine Rebérioux (dir.), La Deuxième internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967.

[4Voir Jean Jaurès, Œuvres, 16, Critique littéraire et critique d’art, édition établie par Michel Launay, Camille Grousselas et Françoise Laurent-Prigent, Paris, Fayard, 2000.

[5Voir, sur cette autre historienne française majeure, le récent dossier «  Michelle Perrot : l’histoire ouverte  », Critique, n° 843-844, août-septembre 2017.

[6Ellen Crabtree, The Historical Militancy of Madeleine Rebérioux, 1920-2005, Ph.D., University of Durham, 2016, thèse présentée dans «  Madeleine Rebérioux dans les archives  », Cahiers Jaurès, n° 217, juillet-décembre 2015, p. 21-33.

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