Recensé :
Zhu Xiao-Mei. La Rivière et son secret. Des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach : le destin d’une femme d’exception. Robert Laffont, 2007, 340 p., 20 euros.
La musique et la vie
Empare-toi d’une idée, et fais-en ta vie, a dit Vivekananda. Le livre de Zhu Xiao Mei en est la parfaite application. Contre tous les obstacles, des lavages de cerveau aux conseils d’amis, elle est resté fidèle à un amour : la musique. Et la musique l’a, littéralement et dans tous les sens, sauvée.
Et pourtant, tout destinait cette femme à être broyée par la Révolution culturelle qui lui tombe dessus au moment où elle s’apprêtait à donner son premier concert au conservatoire de Pékin. En ce temps-là (de 1966 à 1974), être de « mauvaise origine » (bourgeoise) ; posséder un piano, instrument bourgeois ; posséder un livre autre que le petit livre rouge ; un disque d’un musicien occidental, « bourgeois » ; prétendre qu’on peut être un bon révolutionnaire tout en aimant sa famille « de mauvaise origine », tout cela et bien d’autres motifs encore font encourir la mort. Dans ces conditions absolument folles, où l’honnêteté, la lucidité, la franchise, la nature enfin sont systématiquement persécutées, où le Conservatoire de musique est vidé de ses professeurs réduits à l’esclavage le plus vil, puis de ses élèves envoyés en camp de rééducation, et enfin transformé en morgue, peut-on être et rester artiste ? L’histoire exceptionnelle de Zhu Xiao Mei le prouve, de manière bouleversante.
Son livre va jusqu’à suggérer (mais sans jamais l’affirmer) que sans ces abominations, l’artiste n’aurait pu, sans doute, atteindre aux plus hauts accomplissements ; elle n’aurait été, peut-être, qu’une enfant douée pour la musique comme tant d’autres. Du jour au lendemain, les maîtres vénérés, les autorités les plus hautes sont jetés littéralement aux cabinets par la Révolution culturelle. Sevrage extraordinairement brutal, qui contraint Xiao Mei, après des années de silence et de déni, à reprendre tout par elle-même. Plus tard, elle reprendra le travail avec le premier maître, puis avec d’autres en Occident : mais sa personnalité est alors forgée, ce qui lui permet d’apprendre encore, à l’âge où la plupart des pianistes ont entamé leur carrière depuis longtemps – ou renoncé à elle. On est à la fois terrifié et ravi de constater qu’il faut tant d’épreuves pour modifier, épurer un art, comprendre qu’il n’est pas un moyen de briller, de laisser des traces, de faire œuvre, ou quoi que soit de ce genre ; mais que « l’humanité est la vérité de la musique ».
Copiant cette formule, je m’aperçois qu’il est difficile de faire une recension de ce livre car, sorties de leur contexte, les diverses considérations philosophiques ou artistiques dont il est émaillé peuvent paraître (et sont d’ailleurs) d’une parfaite banalité. Et pourtant, replacées dans la pulsation générale qui les rend nécessaires, elles bouleversent et éblouissent. De même que la musique n’est jamais faite que de notes, toujours les mêmes, mises bout à bout, qui pourtant ont le pouvoir de nous conduire au plus haut. Xiao Mei a de très belles pages sur la respiration, le tempo, la manière dont il faut se pénétrer d’une œuvre dans le moindre détail et dans sa globalité avant de pouvoir en donner une interprétation digne de ce nom ; et cela peut se dire aussi de son livre, où c’est sa vie même qu’elle envisage avec une sorte de sérénité mêlée de rage, mais sans la moindre acrimonie. Ce livre parvient, en vertu de sa grande simplicité, à transposer dans notre langue, avec les moyens occidentaux, et à propos de la musique occidentale, l’essence de l’art chinois.
Mort et transfiguration
Mais d’abord, c’est un document terrifiant sur la Révolution culturelle. La plupart des documents sur les totalitarismes nous ont habitués à la position, confortable (du moins pour le lecteur !) du martyre : le témoin victime, opposé à ses bourreaux bêtes et méchants. Ce témoignage échappe à la règle puisque Xiao-Mei a partagé entièrement les convictions de la révolution prolétarienne : née à l’avènement du régime communiste, endoctrinée dès son plus jeune âge par la propagande maoïste, rompue à l’autocritique et à la dénonciation obligatoires dès l’école primaire, elle s’est refusée à compatir face aux enfants arrachés aux mères, devant l’avilissement des professeurs et des anciens ; elle a trahi ses camarades, abandonné sa grand-mère chérie pour espionner son père faussement accusé par le régime. Pas plus qu’elle ne s’est apitoyée sur son propre sort, lorsqu’à la suite d’une simple plaisanterie, elle est dénoncée par une camarade, condamnée à faire son autocritique au lieu du concert prévu, et mise définitivement sur la touche. Car en Chine, sous le règne de Mao, la paranoïa d’État gagnait toute la population sans exception. Les seuls à garder le sens de la dignité se suicidaient. C’est l’histoire de la lente, sourde remontée d’un être fanatisé, asservi au culte de Mao et à ce qui fut, dit-elle, pire que la privation de la liberté et la misère matérielle : « le déni d’éducation. L’absence de livres, de partitions, de dictionnaires, même : un supplice pire que les souffrances physiques endurées, un vide qui abolit l’avenir et rend la mort préférable à la vie ». La rédemption (s’il est permis d’employer ce mot) se fait par l’art.
La prise de conscience et la révolte ne naissent pas, en effet, de la Raison. Au contraire, dès que la militante Xiao Mei « se raisonne », c’est précisément pour opposer les diktats du régime à ses sentiments naturels (la pitié devant les victimes de la barbarie, l’amour pour ses parents, le respect de ses professeurs, etc.). La révolte ne vient pas non plus de l’émotion même, constamment bafouée et bâillonnée par l’idéologie. Elle vient de la musique, parce que celle-ci exprime l’émotion avec la force de la certitude et conteste violemment, en dépit de tous les raisonnements, la tentative d’acculturation et de déshumanisation mise en œuvre par le régime maoïste. La découverte d’un vieil accordéon dans le camp de rééducation, suivie de la décision folle de faire venir jusqu’aux frontières de la Mongolie, dans le lieu même où elle a été envoyée pour l’oublier à tout jamais, son piano, l’organisation enfin, au nez et à la barbe des gardiens, d’un concert de musique occidentale qui sert de révélateur commun pour toutes les consciences abusées, est un des sommets de l’ouvrage, un épisode qui revêt immédiatement une grandeur allégorique.
Comme chez R. Antelme, l’humanité s’est manifestée dans ce qui résiste aux plus folles tentatives de déshumanisation. « Sans doute ai-je senti, avec mes compagnons, que le régime nous avait poussés à un point de déshumanisation tel, dans sa folie, que nous ne pouvions aller plus loin. La Révolution culturelle était sur le point de nous ôter toute humanité et cela, ce n’était pas possible. Sur le point d’être transformés en animaux, un réflexe nous a secoués. Au fond de nous, il restait une lueur d’humanité, celle que les régimes totalitaires, qui mésestiment les ressources de l’homme, oublient toujours, pour leur perte. C’est cette lueur que la musique a ravivée. » S’accomplit alors ce que le Communisme, tout occupé à monter les individus les uns contre les autres au nom du « Peuple », et à ruiner toute confiance en l’avenir, s’acharnait en vain à nier : la communion des âmes. La conspiration de l’amitié ne cessera plus de soutenir Xiao Mei, de Pékin aux États-Unis, jusqu’à Paris, ville de promeneurs solitaires, mais où l’on respecte les artistes au lieu de les considérer comme des ennemis du Peuple.
Le contrepoint des cultures
C’est donc avant tout de l’humanité qu’il est question dans ce livre, l’humanité universelle que Xiao Mei découvre en faisant « dialoguer les cultures ». Dialogue des cultures, ou plutôt contrepoint. Curieuse petite fille, qui s’ennuie à l’opéra de Pékin et s’émeut à la rêverie de Schumann. S’étant initiée à la culture occidentale en Orient (très jeune, elle lit Tolstoï, Flaubert, Balzac... sur les conseils de ses professeurs, avant de devoir les répudier comme auteurs bourgeois), il lui faudra attendre l’exil en Occident pour découvrir la culture de son propre pays, occultée par le régime communiste.
Pour autant, le passage à l’Occident n’est pas la découverte de la liberté. Sans doute pourra-t-elle commencer à comprendre un peu ce qu’elle a vécu, notamment en lisant Hannah Arendt dont les analyses éclairent a posteriori son expérience du totalitarisme (la sélection arbitraire de victimes innocentes, préalable à l’embrigadement de la population dans le crime d’État). Néanmoins, les occidentaux ne comprennent pas plus que son pays son ambition artistique, et des années de « galère » l’attendent aux États-Unis. On lui conseille d’être « raisonnable », c’est-à-dire, à présent, de travailler pour gagner de l’argent et d’oublier le piano, on l’emmène à Disneyland, qu’elle juge comme une torture morale pire que celle qu’elle a connue dans les camps de rééducation ! La seule liberté est intérieure.
Finalement, l’artiste ballottée à travers le monde semble trouver la paix de l’âme en désespérant de la trouver, à l’instar de Shijiamoni (p. 239) dont l’exemple évoque celui de Pyrrhon découvrant l’ataraxie au moment où il y renonce. De même, le lecteur philosophe sera intéressé de voir Épictète répondre à Bouddha (p. 270 : toute chose a deux anses). On trouvera aussi un texte admirable de Victor Hugo sur les crimes de l’occident à l’endroit de la Chine, ainsi qu’un brillant condensé, dans un verre d’eau, des trois grandes sagesses orientales qui animent tous à la fois la vie de Xiao Mei : confucianisme (le culte de la famille), bouddhisme (l’examen de soi), taoïsme (le sens du vide).
C’est dans l’avion pour les États-Unis qu’elle entend parler pour la première fois, par une sinologue américaine, du sage qui lui apportera autant que Bach : Lao Tseu.
« La bonté suprême est comme l’eau
Qui favorise tout et ne rivalise avec rien.
En occupant la position dédaignée de tout humain
Elle est tout proche du Tao »
D’abord interdite par cette formule, car pour elle, à ce moment de sa vie, « la vie est faite de luttes pour réussir », elle finira par en faire la pierre de touche de l’interprétation musicale, et au-delà, de la vie. La notion de vide, dont le Taoïste fait le fondement de sa pensée, conduit sa réflexion sur l’art de l’interprétation : l’interprète doit s’effacer entièrement, disparaître derrière le compositeur. C’est en créant ce vide que le public peut entrer dans l’œuvre, au lieu d’être ébloui par la virtuosité de l’interprète. Et c’est justement par et dans l’échec de la lutte que se produit la réussite la plus profonde. Son premier professeur, Maître Pan, le lui avait dit dès sa première leçon : toute faiblesse peut se retourner en force. En occident, sans travail, sans contrat, sans carrière aucune, l’exilée n’a plus rien à faire que jouer, découvrir les œuvres pour le plaisir, activité purement ocieuse qui est le vrai travail de l’artiste. Qui a entendu la pianiste Zhu Xiao Mei sait d’ailleurs que son art tient tout entier dans l’absence d’effets, de conclusions trop attendues ou visibles, de triomphes faciles. Transparence, limpidité : sagesse de l’eau.
Ce vide, c’est aussi ce qui permet d’envisager les crimes du passé. Là encore, Xiao Mei est partagée en Orient et Occident. Les Chinois, fidèles à la philosophie du Yi Jing, le Livre des mutations, ont préféré passer l’éponge, sans chercher à se venger sans fin, à ruminer les rancœurs du passé ; à la justice des hommes ils préfèrent une sorte de justice naturelle. De l’autre côté, l’absence de jugement trahit une faiblesse, et le « plus jamais ça » des occidentaux, les procès qu’ils ne cessent d’organiser pour juger les crimes du totalitarisme favorisent la vigilance pour l’avenir. Le livre est le résultat de cette double postulation.
Dans les choux : variations sur une basse profonde
Et le plus haut de la culture chinoise rejoint et éclaire le plus haut de la culture occidentale. L’ouvrage est divisé en trente chapitres, précédés et suivis d’un ‘aria’, selon le modèle des Variations Goldberg de J.-S. Bach. Rien de formel ou d’artificiel : l’idée de variation domine la vie de la pianiste, qui en élabore dans certains chapitres méditatifs, une conception très belle et très riche. La variation n’est pas évolution, encore moins conflit suivi de résolution : elle est la transformation du même, qui se découvre à travers ses multiples métamorphoses. Comprendre et interpréter une œuvre, ce n’est pas s’y projeter, mais en accueillir les moindres détails, apprendre à les aimer, jusqu’à en saisir la respiration profonde. L’essentiel en effet, c’est le tempo général d’une œuvre, ou, en d’autres termes, son « sens » – entendez par là, à la fois sa direction et sa signification. D’où la volonté obstinée de donner un sens, une direction unique aux multiples aberrations d’une existence chaotique, dont chaque événement a l’air de répéter que la vie n’a aucun sens et que les ambitions humaines sont vaines. Car les piliers de l’existence : l’affection des proches, la confiance en ses amis, en soi, en un mot : l’humanité, sont systématiquement sapés, démolis, bafoués par la Révolution culturelle avec une pertinacité démoniaque ; une sorte de doute méthodique appliqué aux valeurs humaines les plus élémentaires. Délation, autocritique, espionnage de ses parents, parodies de procès : Xiao Mei raconte cela avec lucidité, sans indignation ni complaisance. Certes, elle éprouve des remords pour ce qu’elle a pu être conduite à faire ; mais ce remords lui-même est replacé dans l’ordre naturel des affects, et n’attend aucun pardon, aucune absolution ou rémission venue d’en haut ; ce n’est qu’un épisode, une variation nécessaire, pas un dépassement, pas un aboutissement. Même la mort, qui rôde sans cesse autour de Xiao Mei, ne parvient pas à dire le dernier mot. L’essentiel est que, comme dans les Goldberg, tous les sentiments humains soient là et, comme dans le Yi Jing, qu’ils se transmutent les uns en les autres, continûment.
Ainsi chaque détail finit par s’organiser selon une sorte de providence personnelle, qui ne descend pas du ciel mais naît de l’évolution affective de l’héroïne. Les épisodes se répondent mystérieusement les uns aux autres, par la magie d’une mémoire d’artiste qui transforme tout en harmonie et leitmotive. Entre cent exemples : un flacon de parfum venu de Paris conservé pieusement par la mère, brisé violemment par les gardes rouges, enferme et libère la destination ultime de Xiao Mei : Paris. Sans nul accomplissement eschatologique : ainsi, lorsque enfin elle peut faire venir sa mère à Paris, et lui montrer le Louvre et ses trésors, la mère, atteinte d’Alzheimer, n’est pas à même d’apprécier ce qui aurait dû apparaître comme une ultime rétribution. Occasion d’amertume ? Tout au contraire, occasion d’une nouvelle leçon de vie : ne jamais s’attarder à l’ornière des achèvements, des conclusions attendues.
Ou encore, les choux que la fille de « mauvaise origine » doit cultiver et ingurgiter cinq ans durant dans le camp de rééducation et qui resurgissent bien plus tard, lorsqu’aux États-Unis elle découvre les Variations Goldberg. Dans la trentième et dernière variation, qui est « comme une sorte d’hymne à la gloire du monde », elle apprend que Bach a introduit une chanson populaire qui dit : « Choux et navets m’ont fait fuir »... Et l’horreur du camp de rééducation, à jamais associée aux choux, est comme transfigurée par la beauté de la musique, « le profane donne naissance au sacré, le contrepoint le plus savant à la plus grande simplicité ». Ainsi résumé, cet épisode peut paraître insolite ou fabriqué ; lorsqu’il surgit dans le livre, la gorge du lecteur se serre et ses pupilles s’élargissent. Il y en a d’autres : celui des retrouvailles avec le vieux compagnon, adulé et honni, le piano, n’est pas des moindres, mais il faut avoir traversé l’épaisseur romanesque de l’ouvrage pour en goûter la saveur ; le chroniqueur doit s’arrêter à ce seuil.
La métamorphose la plus précieuse est celle que connaissent les premières leçons de musique reçues par l’enfant de ses maîtres, d’abord reniées, et qui prennent au fil des variations un écho de plus en plus élargi et humain, en expansion indéfinie comme cela se déploie dans la musique de Bach.
L’art du trait
Cette absence résolue d’effets est la base de l’art très marginal qui se manifeste ici, à rebours du goût de l’époque. Art de la neutralité, « fadeur » du ton, qui laisse parler l’essentiel dans le vide du discours, selon la leçon du Tao. Ne croyons pas que ce soit la gravité du sujet qui rende ce livre passionnant, en dépit de sa forme. Non, La rivière et son secret est un grand livre, même s’il n’en a pas l’apparence. Le dossier accablant qu’il instruit contre le fanatisme politique est léger comme une calligraphie. C’est qu’aucun affect de ressentiment ne baigne l’ensemble (même s’il a sa place, comme les autres).
Captivant de bout en bout, ce récit pourrait fournir un scénario de film idéal. Mais quel scénariste, quel cinéaste serait capable de rendre sa vigueur et sa sérénité ? À certains égards, le récit rappelle certain film récent, inspiré d’une bande dessinée sur l’Iran des Ayatollahs. Mêmes personnages : la grand-mère bienveillante et hors normes, l’enfant naïve et ardente... Mais ici, pas d’acrimonie, nul manichéisme ni d’arrogance. La famille, bien que d’origine cultivée, adhère au mouvement comme les autres ; la grand-mère, malgré son franc-parler et sa sagesse, n’a pas un mot contre les fanatiques. La famille n’incarne pas le bon camp contre celui des imbéciles. Peut-être parce qu’en Chine la famille est directement attaquée et démantelée de l’intérieur. Le témoignage de Zhu Xiao Mei, ponctué de fables chinoises, se situe à un tout autre niveau.
C’est le niveau de l’eau, au plus modeste, au plus humble – au plus humain. L’eau de la rivière, Bach en allemand.