Une vague de nationalisme souffle sur la frontière mouvante qui sépare la Russie de l’Ukraine orientale. La tentation est grande de ressortir les vieux discours issus de la Guerre froide, mais à trop vouloir s’appuyer sur les structures obsolètes de la géopolitique, on porte un regard trop distant sur le monde, quitte à en manquer l’essentiel.
À l’été 2007, l’action gouvernementale russe en Crimée avait pris un tournant identitaire fort. Des concours de poésie aux rassemblements de motards, en passant par les rétrospectives littéraires et les saluts navals, c’était un cortège de festivités apparemment sans fin qui célébrait les attraits de la Russie actuelle. Sept ans avant l’invasion puis l’annexion de cette région, le message était déjà très clair ; il allait jusqu’à prendre le contrôle de l’autoradio de ma vieille camionnette dès que j’arrivais sur la péninsule pour y reprendre mes recherches ethnographiques.
L’un de mes interlocuteurs sur le terrain était en plein dans la cible démographique russe : sexagénaire né en Russie, il était arrivé en Crimée dans les années 1960 en tant que membre des jeunesses communistes, en vue de diffuser le socialisme et de repeupler une région qui se remettait tout juste de la Seconde Guerre Mondiale et des déportations de l’époque stalinienne. Il enseigna l’histoire au lycée jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, qui le plaça soudain dans une Ukraine indépendante. Il n’en garda pas moins des liens forts avec la Russie : sa famille entière habitant toujours au centre du pays, il continuait d’y passer ses étés, même quarante ans après l’effondrement du bloc.
Cette époque de transition se définissait donc par une Ukraine dont l’existence était historiquement improbable, une Russie qui cherchait à étendre son influence, et une Crimée définie comme post-soviétique ; l’aride plateau du sud de l’Ukraine ressemblait de plus en plus dangereusement à un précipice. Sous le soleil brûlant du sud-ouest, je demandai à mon ami de Crimée s’il se sentait russe, ou ukrainien.
« Je suis Ukrainien, me répondit-il sans hésitation. Ma famille en Russie ne comprend pas du tout. Ils pensent qu’il n’y a pas de différence, que c’est exactement la même chose ». Il m’expliqua que pour lui, la différence tenait en quelque sorte au fait que l’Ukraine est indépendante. Si la politique n’était à son sens qu’un jeu joué depuis la lointaine capitale, et la démocratie, un sport dont on ne pouvait être que spectateur, l’indépendance de l’Ukraine l’avait néanmoins transformé. « Ma famille n’y comprend rien, mais nous sommes en fait deux pays complètement différents ». Il se tut un moment, professeur en quête de la tournure de phrase la plus adaptée. « Je dirais : eux, ils ont leur film, et nous, nous avons le nôtre » [1].
La métaphore choisie par ce professeur présente une expérience de vie qui, étonnamment, se base sur des préoccupations citoyennes sans pour autant impliquer de participation politique active. Kyiv [2] ne cherchait ni à fournir un récit cohérent des événements, ni à faire passer quelque message que ce soit ; et pourtant, il se sentait pleinement impliqué dans les événements qui étaient en train de se dérouler en Ukraine. À partir de cet exemple, on peut alors tenter de repenser l’idée de Russie, compte tenu des circonstances actuelles et de leur spécificité dans l’histoire du pays.
Le modèle obsolète de la Guerre froide
À l’époque d’une remise en question des frontières territoriales, et d’une volonté d’expansion qui justifie l’affiliation nationale, l’empirisme n’est sans doute pas la méthode d’analyse la plus évidente. Le public américain, qui fut nourri pendant des décennies de récits de rivalité entre superpouvoirs, et qu’un avenir post-soviétique vient donc prendre par surprise, semble convaincu que la volonté des Russes d’étendre leur influence signifie le début d’une nouvelle Guerre froide. Or l’ancienne Guerre froide, comme le suggère Katherine Verdery, n’était pas seulement une bataille entre superpouvoirs, mais également une forme de production de connaissances et d’organisation cognitive du monde [3]. Demeure encore tout un appareil intellectuel (de la Soviétologie et la science politique à une communauté d’espions capables de faire face à des scénarios dignes de Kennan), prêt à repartir pour un tour. Le terme de géopolitique, qui désigne une série de jugements normatifs habilement présentés comme cadre d’analyse [4], est à nouveau à la mode.
Dans une certaine mesure, il est vrai que le discours de la guerre froide pourrait s’appliquer à une Russie où les vétérans des services secrets soviétiques ont pris les commandes des institutions démocratiques du pays. Mais il cacherait par là même des différences évidentes entre la situation actuelle et l’époque de la guerre froide. En effet, on ne parle aujourd’hui plus de socialisme comme alternative idéologique à la base de l’action gouvernementale. On ne parle plus non plus d’abolir la propriété privée. On assiste au contraire à la montée en force d’un nouveau style politique russe, qui critique de manière directe les démocraties occidentales et leur libéralisme économique, tout en tolérant une concentration extrême des richesses sur le territoire, et en soutenant de manière active les forces nationalistes dans le pays comme en Europe [5]. Ce n’est plus le socialisme, mais le nationalisme qui sert de motivation aux plus ardents défenseurs de cette politique ; et quelle ardeur en effet, si l’on considère les 8000 morts dans le sud-ouest de l’Ukraine au cours des seize derniers mois [6].
Or il semble que la géopolitique n’offre finalement que deux angles de vue : un grand angle qui donne à voir de larges frontières territoriales, ou un zoom très précis sur les micro-scénarios qui se jouent dans les couloirs du Kremlin. En d’autres termes, elle se concentre soit sur les limites de l’État, soit sur les affaires internes de ses membres les plus intimes. Et s’il peut être tentant de remettre au goût du jour un cadre d’analyse connu, ou de se réapproprier la rhétorique trouble de la Guerre froide, on risque alors fort de passer à côté du vrai problème.
Histoire de la Petite Russie
La monographie de Faith Hillis sur l’histoire intellectuelle du XIXe et du début du XXe siècle, parue en 2013 et intitulée Children of Rus’ : Right-Bank Ukraine and the Invention of a Russian Nation (Les enfants de Rus’ : l’Ukraine de la rive droite et l’invention d’une nation russe) offre une nouvelle analyse plus mesurée, et un point de vue plus intimiste sur la question. Hillis montre que la région frontalière du sud-ouest de la Russie (qu’on appellerait aujourd’hui en partie l’Ukraine de l’ouest), ou « rive droite », dont Kiev était le centre administratif régional, joua un rôle essentiel dans l’histoire de l’empire [7]. À l’heure actuelle, il est particulièrement pertinent de s’interroger sur la nature et les origines de ce rôle.
Le concept de souveraineté populaire se diffusa en Europe de l’est à l’époque de Napoléon, soulevant de nouvelles questions à propos de la définition de la nation et du nationalisme. Les intellectuels de la rive droite se servirent des spécificités de la population de cette région connue sous le nom de Malarossiya, c’est-à-dire Russie Mineure ou Petite Russie [8], pour énoncer une liste de revendications basée sur le concept de « nation ». Selon le grand récit historique qu’ils proposèrent, l’empire tsariste trouvait ses origines dans la Kiev du Moyen Âge, ce qui faisait de cette dernière le berceau de la civilisation « slavo-orientalo-orthodoxe », dont le développement se poursuivit ensuite en Russie. Une telle généalogie créait des liens privilégiés entre deux prétendues unités nationales : le peuple de « Grande Russie » et celui de « Petite Russie ».
Selon les intellectuels de la rive droite, cette histoire pouvait servir à définir l’avenir du pays. Ils pensaient que cette « Petite Russie », avait en elle, grâce à l’authenticité de sa culture populaire, un « esprit national » essentiel au réveil de l’empire, ainsi qu’à son combat contre ses ennemis internes. Sur la base de ce que Hillis appelle « le concept de la Petite Russie », la pensée de la rive droite donna naissance à deux camps distincts. Le premier, se qualifiant lui-même de camp « de la Petite Russie », soutenait les idées de nation et de nationalisme, de sorte qu’il servit de point de départ au nationalisme russe, pour ensuite en devenir le principal partisan. Cela inquiétait d’ailleurs sérieusement les tsaristes de Saint-Pétersbourg, pour qui le concept de nation risquait fort de déstabiliser un empire basé sur une société d’ordres fonctionnant grâce à la loyauté et les services rendus. Et c’est là l’un des arguments les plus novateurs, les plus révélateurs, et les mieux documentés d’Hillis, qui avance que les sujets de Kiev, qui s’identifiaient au peuple de la rive droite et de l’Ukraine tout en restant loyaux envers le tsar, jouèrent un rôle essentiel dans le développement du nationalisme russe.
Le second camp considérait quant à lui que les spécificités de la Petite Russie, qui devint par la suite l’Ukraine, ne tenaient pas tant à la relation privilégiée qu’elle entretenait avec la Russie, mais à une identité citoyenne basée sur la tolérance entre les différentes ethnies et les différentes religions en présence. Le second argument fort de Hillis, pour lequel elle apporte à nouveau de nombreuses preuves tangibles, est que ce second mouvement, en faveur d’une autonomie régionale de l’Ukraine en attendant l’indépendance de la région, vit le jour parmi l’élite multi-ethnique de Kiev, où Polonais, Juifs et Ukrainiens jouissaient d’une culture citoyenne conciliant leurs différences. Au début du XXe siècle, ces camps générèrent chacun un mouvement politique de masse, impliquant une plus grande radicalisation et un antagonisme fort. Ils finirent par se battre pendant la guerre civile qui suivit la révolution socialiste de 1917, d’ailleurs particulièrement intense en Ukraine. Il n’y eut pourtant pas de vainqueur clair, du moins pour cette bataille-ci. L’empire russe n’en tomba pas moins à cause du nationalisme russe né à ses frontières du sud-ouest.
Au-delà des parallèles évidents dus à un état du nord aux prises avec un flanc problématique au sud-ouest, cette histoire est très utile pour comprendre la Russie actuelle. En effet, les idées qui animaient la politique à Kiev au début du XXe siècle, différentes versions du nationalisme et différentes visions de ce qui faisait naître l’engagement citoyen, continuent de diriger les actes et la réflexion politique à l’heure actuelle. Parmi les manifestations les plus violentes du sentiment pro-russe à la frontière entre Russie et Ukraine, certaines s’expliquent par un attachement profond à ces vieilles idées ; cela ne va pourtant pas sans un certain degré de résistance, dû à une forte opposition aux prémisses de ces idées. On peut donc analyser les luttes actuelles au prisme du paradigme de Hillis, en reliant les idées à l’action, et l’action à de nouvelles formes d’organisation sociale. Il faut y ajouter le rôle joué par les ardeurs populaires, facteur que son analyse a tendance à minimiser.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule question auparavant sans réponse à jouer un rôle crucial dans la situation actuelle. Hillis voit dans l’idée de nation, telle du moins qu’elle fut concrétisée dans cette région, l’origine d’un mouvement politique de masse qui se manifesta par des élections, par la lecture de journaux, par des rassemblements populaires, des grèves, de la violence de rue, et des pogroms. En d’autres termes, elle considère que la violence de masse fait partie du domaine de la politique de masse. Un siècle plus tard, ceux qui remettent en cause la légitimité du gouvernement de Kyiv, de même que les russophiles désirant faire sécession, posent en fait la question du lien entre l’idée de nation et celui de souveraineté populaire. Et de chaque côté de la frontière, la population est en droit de poser la question du lien entre ces idées-là et la violence de masse. La politique de masse, qui comprendrait donc la violence que Hillis lui associe, est-elle le garant de la souveraineté populaire ? Ou compte tenu des justifications radicales qu’elle emploie, est-elle en fait le signe de la fin de cette souveraineté ?
Ces questions continuent d’animer certaines formes de nationalisme russe de nos jours, et malgré un scepticisme justifié envers certains de ses partisans, elles méritent notre attention. Outre la politique de masse, quels sont les modes d’engagement qui pourraient émerger d’une souveraineté populaire et de l’idée de nation ? La tolérance peut-elle donner naissance à sa propre version de la nation ? Le cosmopolitisme, c’est-à-dire une identité citoyenne basée sur le respect mutuel, a-t-il une chance face aux discours simplificateurs du nationalisme ? Reste enfin la difficile question de savoir si la tolérance et le cosmopolitisme ne sont pas inextricablement liés à un libéralisme menaçant d’exploiter d’une manière ou d’une autre les populations issues du socialisme.
L’idée d’une nation russe, et la ferveur qu’elle génère auprès du public, sont un facteur d’unification dans une Russie tiraillée par des divisions entre villes et campagnes, par de grandes différences de niveaux de vie, et par un fossé économique énorme entre un petit groupe d’exploitants pétroliers ultra-riches, et une majorité de la population si pauvre qu’elle peine à subvenir à ses besoins. Le nationalisme virulent qu’on injecte actuellement le long de la nouvelle frontière incertaine entre Russie et Ukraine est donc censé prévenir toute menace libérale ou fasciste en provenance d’Occident. À l’heure actuelle, il est absolument indispensable de considérer le nationalisme dans toute sa complexité : ses origines, les tensions internes qu’il génère, et ses conséquences potentielles. Comme dans le cas de la famille russe de mon ami de Crimée, l’idée d’une identité citoyenne ne dépendant ni des choix politiques, ni des liens du sang, ni des questions religieuses est loin de faire l’unanimité en Russie aujourd’hui.
De l’écran à la salle de projection
L’ouvrage de Hillis présente le nationalisme comme un cadre d’analyse particulièrement saillant à l’heure actuelle. L’histoire des origines du nationalisme russe, ainsi que celle de la Kiev du XIXe siècle, berceau des deux peuples y vivant encore aujourd’hui, peut expliquer en partie le grand intérêt que la Russie porte à l’Ukraine. Mais il semble que cette histoire soit encore plus pertinente pour comprendre le présent quand on s’intéresse au processus même, c’est-à-dire à la manière dont des projections, ou des idées lancées de loin, peuvent amener à la création de formations sociales et initier des actions politiques.
C’est là une proposition radicalement différente de celle qui sert actuellement à comprendre la Russie. Le cadre géopolitique tend à présenter la Russie comme agent stratégique visant à étendre son influence sur les régions environnantes. Il met l’accent sur l’artillerie, les combattants et la propagande que la Russie envoie en Ukraine ; il considère que la frontière sud-ouest de la Russie, et ses habitants à plus ou moins grande échelle, sont l’objet de la convoitise de Moscou. L’ouvrage de Hillis nous force précisément à nous interroger sur les aspirations et les sentiments de cette population ; est-il question d’admiration, d’affiliation, de ressentiment, ou, comme dans le cas de mon ami de Crimée, d’indifférence ?
Ce que je connais de la Crimée m’incite à considérer que l’État et le citoyen sont interdépendants. Au lieu de traiter l’un ou l’autre comme une unité d’analyse statique, il faut penser l’État non en termes d’ontologie mais de pragmatique, pour mettre en lumière les différentes nuances d’expérience qui mènent à la construction des états et des identités. Au lieu d’aller explorer les recoins sombres du Kremlin, l’histoire conseille de s’intéresser aux combattants et aux penseurs occupant l’espace précaire de part et d’autre de la frontière sud-ouest de la Russie ; loin d’être des pantins, ou même des zombies si l’on en croit certains mèmes diffusés sur Internet cette année, ils sont en fait à l’origine d’idées importantes à propos de la définition de la Russie et de son avenir, notamment parce qu’ils réfléchissent à l’amour, aux menaces et à la défense.
L’histoire de l’émergence du nationalisme en Russie nous encourage donc, entre autres choses, à considérer la Russie comme l’écran où se projettent les idées des autres ; mais c’est une bien étrange technologie interactive de projection, où les images projetées finissent par changer la nature de l’écran. Il serait donc pertinent d’étendre l’analyse de l’écran à la salle de projection.
Pour comprendre ce que la Russie veut dire, il faut s’intéresser aux populations frontalières, et aux ambitions, aux espoirs ou aux peurs qu’elles projettent sur le centre. Certes, leurs idées et leurs ardeurs n’influenceront pas autant la Russie qu’il y a un siècle, mais même les combattants et les penseurs pro-russes, de par leur dynamisme, leur instabilité et peut-être même leurs désillusions, peuvent involontairement contribuer à l’émergence des prochains défis auxquels devront faire face les bureaucrates des renseignements de Moscou.
Monica Eppinger, « L’idée de Russie »,
La Vie des idées
, 17 novembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-idee-de-Russie
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[1] A.N., entretien avec l’auteur, village de T-ogo, Crimée, Ukraine (7 juin 2007) [l’interlocuteur est anonyme par souci de protection]. L’auteur remercie également les étudiants russes de l’école d’été Mikolayiv, d’avoir bien voulu partager leurs réflexions sur la Russie contemporaine.
[2] Kyiv, translitération de l’ukrainien, fait référence à la capitale de l’état ukrainien indépendant depuis 1991. J’utilise Kiev, translitération du russe, pour faire référence à cette même ville avant 1991, à l’époque de l’empire puis de l’Union Soviétique.
[3] Katherine Verdery, What was socialism, and what comes next (1996), 4.
[7] Il s’agit là d’une référence à la rive occidentale du Dniepr, fleuve qui partage le pays en deux ; à Kiev, si l’on regarde en direction du courant, qui va vers la mer Noire, la rive occidentale se trouve à droite.
[8] Hillis traduit Malarossiya par Petite Russie. On pourrait également proposer Russie Mineure. De manière anachronique, cela pourrait également être un synonyme d’Ukraine.