La notion de Greater India, dans les années 1920 et 1930, désigne à la fois un projet historiographique, une visée politique, et un imaginaire panasiatique. Elle n’a pas disparu de l’horizon idéologique dans lequel se projette le nationalisme hindou dans l’Inde contemporaine.
L’expression Greater India, « la plus grande Inde » (ci-après Grande Inde), a été forgée dans les années 1920 et 1930 par des intellectuels indiens, en majorité bengalis, pour désigner l’aire d’extension de la civilisation indienne en Asie au-delà du sous-continent proprement dit. Cet espace qui s’étend depuis le Turkestan chinois jusqu’à la péninsule indochinoise et l’Indonésie, se caractérise par les nombreuses marques d’une antique civilisation indo-bouddhique dont témoignent, outre la toponymie, de célèbres vestiges architecturaux, notamment, les Bouddhas de Bamiyan (aujourd’hui détruits) en Afghanistan, le site bouddhique de Pagan au Myanmar (Birmanie), les temples d’Angkor au Cambodge, et les sites de Borobudur et de Prambanan en Indonésie. Ces intellectuels fondèrent à Calcutta, la Greater India Society en 1926, et publièrent leurs travaux notamment dans le Journal of the Greater India Society de 1934 à 1959.
Yorim Spoelder étudie la généalogie de cette notion en suivant deux axes de réflexion qui structurent son livre. Il montre, d’une part, que cette notion s’est développée d’abord au sein des milieux savants européens, à la croisée des empires coloniaux britanniques, français et néerlandais qui dominaient alors l’Inde, l’Indochine et les Indes orientales et, d’autre part, que des savants et des intellectuels indiens, proches des milieux orientalistes de Paris et de Leyde, ont projeté sur cette toile géographique et historique des imaginaires nationalistes anticoloniaux dont on suit les traces après l’indépendance de l’Inde et jusqu’en ce premier quart du XXIe siècle.
La construction d’une Grande Inde gréco-bouddhique
L’auteur reconstruit la genèse de l’historiographie de l’Inde ancienne en suivant les démarches des indianistes britanniques, Français et Allemands qui disposent de deux types de sources allogènes, en l’absence de documents proprement indiens. Il s’agit, d’une part, des sources gréco-latines qui documentent le périple d’Alexandre le Grand, au IVe siècle avant l’ère commune, jusqu’aux marges septentrionales et occidentales du monde indien, dans les provinces de Sogdiane et de Bactriane où furent établis des royaumes indo-grecs ; et d’autre part, des témoignages des missionnaires bouddhistes chinois venus chercher en Inde du nord les traces d’une doctrine religieuse dont ils étaient les porteurs, et que traduisent alors en français les sinologues Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832) et Stanislas Julien (1797-1873). Le bouddhisme mahâyâna (dit du « Grand Véhicule ») se diffusa en effet par le nord en suivant ce que l’on nomme les Routes de la Soie qui contournent l’Inde par l’ouest et traversent les monts de l’Hindou Kouch pour atteindre la Chine via les oasis du désert du Taklamakan.
La rencontre du bouddhisme et de la civilisation grecque a fécondé l’art du Gandhara réputé pour les premières représentations figuratives du Bouddha. Dans les années 1910 et 1920, les chercheurs occidentaux, notamment, le Britannique John Marshall (1876-1958), directeur de l’Archælogical Survey of India et son collègue le français Alfred Foucher (1865-1952), qui dirige alors la Délégation archéologique française en Afghanistan, s’accordent pour reconnaître dans cette statuaire la marque de l’art grec.
Les expéditions européennes, russes et japonaises au Turkestan chinois, autour de 1900, ont collecté une riche documentation, notamment des manuscrits en langues rares, aujourd’hui conservée dans les capitales européennes (Londres, Paris, Berlin, Saint-Pétersbourg) et asiatiques (New Delhi, Tokyo). Ces matériaux sont à l’origine d’un profond renouvellement de notre compréhension de la culture indo-bouddhique et de sa diffusion vers la Chine. À ce premier axe d’expansion du bouddhisme, il faut ajouter les mondes tibétain et népalais, également sources de manuscrits qui vinrent enrichir les collections européennes, et qu’arpentèrent explorateurs et érudits dès la fin du XIXe siècle, comme l’Indien Sarat Chandra Das (1849-1917), le Britannique d’origine hongroise Aurel Stein (1862-1943), ou encore le Français Sylvain Lévi (1863-1935).
De l’Indochine à l’Indonésie : une Grande Inde indo-bouddhique
Sur la face orientale du sous-continent indien, le renouvellement de nos connaissances sur l’histoire de l’Inde ancienne provient, d’une part, des recherches menées dans la péninsule indochinoise où les Français établirent l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi en 1900 et, d’autre part, des travaux conduits dans les mondes malais et javanais principalement par les Néerlandais au sein de l’Archælogical Survey of the Dutch Indies créé en 1901.
Les empires coloniaux n’étaient pourtant pas cloisonnés, montre Yorim Spoelder. Les Britanniques occupèrent un temps Java, dans les années 1810, et certains de leurs administrateurs venaient de l’Inde, comme John Crawfurd (1783-1868) qui, avec son compatriote Thomas Stanford Raffles (1781-1826), dépeint Java comme une sorte de vide culturel propre à recevoir l’apport de l’Inde. Un siècle plus tard, l’indianiste Jean-Philippe Vogel (1871-1958) dirigea l’Archælogical Surey of India avant d’enseigner à Leyde, à partir de 1914, où il forma plusieurs générations de spécialistes de l’Indonésie, notamment l’historien et archéologue Frederik David Kan Bosch (1887-1967). L’œuvre de ce dernier, d’une grande ampleur, a cependant été critiquée par ses collègues de Leyde pour son point de vue brahmanique.
Dans les années 1920, l’Institut Hendrik Kern (1833-1917) à Leyde, du nom de l’indianiste néerlandais pionnier de la philologie du javanais ancien, et l’Institut de civilisation indienne, à Paris, accueillirent des étudiants indiens. Par exemple Kalidas Nag (1892-1966) et Prabodh Chandra Bagchi (1898-1956) venus préparer une thèse auprès de Sylvain Lévi, soucieux de se déprendre de l’historiographie britannique. Celle-ci mésestime la puissance d’expansion culturelle de l’Inde ancienne, souligne Kalidas Nag à propos de la première grande synthèse de Vincent Smith, Early History of India, publiée en 1906, qui enferme l’Inde dans les limites du sous-continent que seul l’apport culturel de la Grèce aurait enrichie.
L’idée de Greater India : un imaginaire anticolonial
Sur la carte de la Grande Inde que dessinent les indianistes au début des années 1920, les membres de la Greater India Society ont projeté un discours idéologique selon lequel l’Inde aurait été, dans un passé lointain, une puissance coloniale mais pacifique en donnant à l’Asie le bouddhisme qui serait devenu un vecteur d’unification culturelle de l’Extrême-Orient.
La Greater India Society rassemble des universitaires, des hommes de lettres, quelques religieux même, essentiellement bengalis. Parmi les savants indiens, citons, outre le sinologue Prabodh Chandra Bagchi, les historiens Radha Kumud Mukerjee (1884-1963), Ramesh Chandra Majumdar (1888-1980), auteur en deux volumes de Ancient Indian Colonies in the Far East, en 1927 et, à la génération suivante, des spécialistes de l’Indonésie comme Himansu Bhusan Sarkar (1905-1990) tenant, dans les années 1950 encore, d’une colonisation indo-aryenne de cette péninsule. Il faut mentionner en outre la présence de l’un des rares non-bengalis, l’historien tamoul Nilakanta Sastri (1892-1975) spécialiste de l’expansion de la dynastie Chola (XIe-XIIIe siècle) en Asie du Sud-Est et auteur, en 1951, de Cultural Expansion of India.
Les thématiques de la Grande Inde furent aussi portées auprès du public anglophone par deux revues intellectuelles publiées à Calcutta, d’une part, la Modern Review, fondée en 1907, où Kalidas Nag, collaborateur assidu, relayait les travaux de Sylvain Lévi et de l’École française d’Extrême-Orient et, d’autre part, le journal d’art oriental Rupam, créé en 1920 par Ordhendra C. Gangooly (1881-1974), historien qui contribua à diffuser les connaissances sur l’art indien en général et sur l’art indo-bouddhique en particulier. À la statuaire indo-grecque du Gandhara, les intellectuels indiens, notamment Ananda Coomaraswamy (1877-1947), opposèrent l’art de Mathura, du nom de la ville sainte située sur les bords de la Yamuna, considéré comme dénué d’influence grecque.
Mais la force des discours sur la Grande Inde, comme l’analyse Yorim Spoelder, tient à la rencontre d’un homme, Rabindranath Tagore (1861-1941), et d’une conjoncture, l’ébranlement de la suprématie coloniale des puissances occidentales, la Grande-Bretagne en l’occurrence, au sortir de la Première Guerre mondiale à laquelle les Indiens participèrent au sein des forces armées britanniques [1]. Grandi par le prix Nobel de littérature obtenu en 1913, Rabindranath Tagore devint le porte-parole d’une vision civilisationnelle et humaniste d’un Orient imaginaire à même de régénérer l’Occident en crise et l’humanité dans son ensemble.
L’université Visva-Bharati que le poète créa en 1921 à Santiniketan, au nord-ouest de Calcutta, devint jusqu’à sa mort en 1941 un lieu de rencontres du monde et de l’Inde, selon la dénomination même de cette université. Sylvain Lévi fut le premier indianiste européen invité à enseigner à Santiniketan en 1921-1922, suivi par le linguiste et sanskritiste italien Carlo Formichi et son compatriote le tibétologue Giusseppe Tucci, en 1925-1926, mais aussi de nombreux intellectuels et artistes indonésiens, japonais ou iraniens.
L’auteur consacre de longues pages aux actions et propos controversés de Tagore, poète plus qu’intellectuel conséquent, notamment sur sa rencontre avec Mussolini en 1925. En Asie même, la position universaliste dont Tagore se voulait le porteur pour l’Orient se heurta à la résistance des intellectuels japonais dont le nationalisme belliqueux ne s’accordait guère avec l’humanisme du poète. Mais du point de vue indien, on retiendra la critique radicale adressée à Tagore par l’intellectuel bengali Benoy Kumar Sarkar (1887-1949).
Dans une œuvre d’essayiste touchant à tous les sujets, ce polygraphe qui avait voyagé dans toute l’Europe, adopta un point de vue européo-centré qu’il retourna contre l’Occident : la civilisation indienne n’avait rien de spécifique, contrairement à ce que soutenait Tagore, elle s’était développée en Asie avec des atouts égaux aux puissances coloniales et, sur tous les plans, l’Inde pouvait faire jeu égal avec l’Occident, comme elle l’avait fait par le passé.
Dans un épilogue, Yorim Spoelder esquisse les filiations de cette double vision de la Grande Inde que l’on retrouve, après l’indépendance. D’un côté, Jawaharlal Nehru a repris à son compte l’humanisme civilisationnel de Tagore et, de l’autre côté, les nationalistes hindous, représentés aujourd’hui par le Bharatiya Janata Party, évoquent l’idée d’une Inde indivise (akhand bharat) [2] qui est en consonance avec la vision de l’Inde que défendait Benoy Kumar Sarkar.
Conclusion
En considérant dans une histoire globale les savoirs produits sur le monde indien à la croisée des empires coloniaux européens qui se divisaient l’Asie, Yorim Spoelder contribue à décloisonner les études orientalistes trop souvent limitées à un cadre national, comme il le souligne [3]. Toutefois, cette approche possède un angle mort. Il s’agit des travaux, ignorés ici, conduits au sein d’un autre empire de type colonial, la Russie, dont les chercheurs contribuèrent, dès le début du XIXe siècle, à la fois à la connaissance des sources chinoises et à celles des vestiges archéologiques de la Sérinde [4].
Un autre point mériterait une clarification. Il s’agit de la critique adressée aux historiens et aux archéologues de la Grande Inde de négliger l’apport de l’islam dans cet espace, ou de considérer celui-ci sous un angle négatif, par exemple, d’avoir mis fin brutalement à l’apogée de l’expansion indo-bouddhique. Mais encore faudrait-il distinguer plus clairement les historiens travaillant sur la période préislamique, soit la majorité des indianistes du XIXe siècle, de ceux traitant de la période médiévale, à partir du IXe-Xe siècle lorsque l’expansion de l’islam marque cet espace centre-asiatique et extrême-oriental. Cette distinction se retrouve parmi les historiens contemporains de l’Inde précoloniale. Ainsi, la question de la Grande Inde a-t-elle été reformulée, comme le note Yorim Spoelder, sous l’idée d’un œcoumène sanskrit par le sanskritiste Sheldon Pollock [5]. Cependant, pour l’historien de la première modernité, Sanjay Subrahmanyam [6], cette notion n’a guère de sens si l’on considère la multiplicité des acteurs, des pouvoirs et des cultures qui ont reconfiguré l’Asie centrale entre les milieux du XVe et du XVIIIe siècles.
On tirera néanmoins un grand profit de l’étude historiographique minutieuse que développe Yorim Spoelder afin de prendre la mesure de cette construction nationaliste d’une Greater India indo-bouddhique dont l’imaginaire ne cesse d’alimenter les rêves de puissance d’un nationalisme hindou toujours vivace.
Yorim Spoelder, Vision of Greater India. Transimperial Knowledge and Anti-Colonial Nationalism, c. 1800-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 332 pages, 99,20 €.
Roland Lardinois, « L’imaginaire de la « grande Inde » »,
La Vie des idées
, 20 juin 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-imaginaire-de-la-grande-Inde
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[1] Sur la participation des Indiens à la Première Guerre mondiale, en particulier en France, voir Claude Markovits, De l’Indus à la Somme. Les Indiens en France pendant la Grande Guerre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.
[2] La notion d’une Inde indivise revêt des contenus variables, mais le plus courant est celui d’une Inde d’avant la partition (1947), incluant alors le Pakistan occidental et oriental, ce dernier étant devenu l’État du Bangladesh en 1971 ; cependant certaines cartes qui circulent au sein de la mouvance nationaliste hindoue, évoquent la Greater India, incluant notamment le Cambodge et le site d’Angkor.
[3] Pour une étude de la notion de Grande Inde comprise du seul point de vue national indien voir, Jolita Zabarskaité, ‘Greater India’ and the Indian Expansionist Imgination c. 1885-1965. The Rise and Decline of the Idea of a Lost Hindu Empire, Berlin/Boston, De Gruyter Oldenbourg, 2023.
[4] Pour une vue plus précise, voir Svetlana Gorshenina et Claude Rapin, De Kaboul à Samarcande. Les archéologues en Asie centrale, Paris, Découverte Gallimard, 2001, et Frantz Grenet, Recentrer l’Asie, leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 7 novembre 2013 : https://books.openedition.org/ cdf/3594.
[5] Sheldon Pollock, The Language of the Gods in the World of Men : Sanskrit, Culture, and Power in Premodern India. Berkeley, CA, University of California Press, 2006.
[6] Sanjay Subrahmanyam, « Connected Histories. Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 1997, vol. 31, n°3 (Special Issue : The Eurasian Context of the Early Modern History of Mainland South-East Asia, 1400-1800), p. 735-762.