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Recension Philosophie

L’imaginaire selon Cornélius Castoriadis

À propos : C. Castoriadis, L’imaginaire comme tel, Hermann Philosophie.


par Sébastien Chapel , le 26 novembre 2008


La publication d’un texte inédit de Castoriadis sur l’imaginaire est pour Arnaud Tomès l’occasion de revenir sur la cohérence et la continuité d’une œuvre trop souvent mal comprise.

Recensé : Cornélius Castoriadis, L’imaginaire comme tel. Texte établi, annoté et présenté par Arnaud Tomès. Hermann Philosophie, 162 p., 24, 50€.

Un texte inédit

L’imaginaire comme tel est d’abord la parution d’un texte inédit de Castoriadis dans lequel sont exposées pour la première fois (sa rédaction remonte à 1968) les thèses séminales qui seront pleinement développées dans son grand ouvrage, L’institution imaginaire de la société (1975).

Ce texte est précédé de deux présentations dans lesquelles A. Tomès dégage le sens et l’originalité des concepts qui sont à la base de la philosophie castoriadienne. Elles permettent de saisir clairement la nature de sa démarche reposant tout entière sur la promotion conceptuelle de l’imaginaire comme fondement de la société. L’imaginaire, chez Castoriadis, est cette puissance anonyme, collective et immotivée de faire être des significations d’où vont découler aussi bien les structures symboliques, les articulations spécifiques de la société (économie, droit, politique, religieux, art etc.) que le sous-bassement de ce qu’elle considère comme rationnel ou fonctionnel, ce qui permet de critiquer l’idée qu’il y aurait du rationnel en soi : toute rationalité s’origine essentiellement dans des significations sociales qui sont par delà le vrai et le faux et qui font être telle forme de rationalité comme adéquate à ses fins, instrumentale.

A. Tomès souligne ainsi la place centrale de la philosophie castoriadienne dans la critique du structuralisme où les structures symboliques sont appréhendées comme constitutives du social, l’imaginaire, chez les structuralistes, étant rabaissé au rang de saisie psychologique de ces structures par les individus. Mais la pensée de Castoriadis est aussi une des critiques les plus puissantes du marxisme en tant que ce dernier étend abusivement à toute l’histoire un mode déterminé d’articulation du social, celui des sociétés capitalistes où l’infrastructure économique se trouve être déterminante. Elle met aussi à mal le fonctionnalisme ou bien les typologies sociologiques d’un Weber qui isolent une forme axiologiquement neutre de rationalité (la rationalité instrumentale), parfaitement autonomisée à l’égard de toute référence à des significations collectives : la rationalité instrumentale que dégage Weber est en fait propre aux sociétés qui ont pour signification centrale le capitalisme, signification qui en elle-même n’est ni vraie ni fausse (la valorisation virtuellement indéfinie du capital n’est pas plus « vraie » ou plus rationnelle que Dieu ou le Prolétariat).

Une philosophie mal comprise

Les présentations d’A. Tomès sont également l’occasion de dissiper certaines critiques et certains malentendus qui sont couramment commis à l’encontre de l’œuvre de ce grand penseur.

La première critique souvent adressée à Castoriadis est d’ordre biographique : elle souligne que son parcours serait en soi l’aveu d’un échec faisant suite à ses activités de militant révolutionnaire, échec qui se serait traduit par une « fuite en avant » dans une spéculation philosophique toujours plus fondamentale, ontologique. La période de militantisme révolutionnaire vécue dans le cadre de la revue Socialisme ou Barbarie (1949 à 1967) au cours de laquelle Castoriadis se trouve en prise avec les questions pratiques d’organisation du travail (fordisme etc.), de stratégie (rôle du parti etc.), d’analyse concrète du capitalisme bureaucratique, aurait laissé place à une activité spéculative de philosophe ayant pour objet une ontologie du social-historique radicalement décontextualisée (L’imaginaire comme tel, écrit en mars 1968, peu après la fin de la parution de la revue, marquerait en quelque sorte la coupure entre ces deux périodes). Axel Honneth, faisant sienne cette lecture de la trajectoire de Castoriadis définira ainsi sa philosophie comme étant une « sauvegarde ontologique de la révolution », dans un contexte d’apathie, de conformisme et de privatisation généralisée des individus, bref de reflux massif des thématiques révolutionnaires.

Or, A. Tomès montre combien cette interprétation est largement erronée. D’une part les préoccupations de Castoriadis n’ont jamais cessé d’être philosophiques : ses contributions à Socialisme ou Barbarie, aussi ancrées soient-elles dans l’actualité sociale de ces années, permettent de saisir la progression tout à fait cohérente des critiques adressées au corpus marxiste, critique culminant dans cet article proprement philosophique qu’est : « le marxisme : bilan provisoire », paru dans la revue en 1964 (et qui constitue la première partie de son grand ouvrage, pleinement « philosophique », L’institution imaginaire de la société). L’autonomie collective et individuelle constitue le fil directeur de toute sa réflexion et de son activité, quelle qu’en ait pu être l’expression. Il n’y a donc non pas fuite en avant mais une progression conduisant logiquement Castoriadis à approfondir la critique d’abord factuelle du marxisme en remontant aux présupposés proprement conceptuels où s’enracinent les erreurs de cette pensée.

Des concepts mal compris

L’autre source de malentendus qui se trouve efficacement dissipée par A. Tomès porte sur les concepts que Castoriadis met en avant. Ces malentendus tournent bien entendu autour du concept d’imaginaire. Certaines critiques estiment que Castoriadis procèderait à une psychologisation du social. Le psychanalyste que n’a cessé d’être Castoriadis à partir de 1970 n’aurait-il pas hypostasié en fondement de la société des concepts inspirés de la métapsychologie freudienne (l’irréductibilité de l’imaginaire collectif faisant ainsi écho à l’irréductibilité de la représentation psychique à la pulsion que pourtant elle représente) ? L’adhésion des individus aux significations collectives n’est elle pas semblable à la régression onirique qui nous fait confondre représentation imaginaire et réalité ?

Or il n’en est rien : Castoriadis n’a cessé d’insister sur l’irréductibilité ontologique de l’imaginaire instituant. La signification imaginaire sociale n’est pas le composé ou la synthèse de fantasmes privés, aussi prophétiques ou charismatiques soient-ils (de tels phantasmes sont déjà profondément socialisés). Et s’il y a irréductibilité de la représentation sociale à la représentation psychique, c’est parce que l’imaginaire social est ce qui permet au nouveau-né de sortir de la clôture psychique et de la représentation imaginaire radicalement asociale du monde qui est originairement la sienne : c’est l’imaginaire social qui rend possible l’institution de l’individu comme individu social, apte à la vie en société, par la participation à des significations collectives.

En effet, l’individu est fabriqué à partir de sa participation à des significations centrales collectives qui le font sortir de la folie autiste dans laquelle il vient au monde, ce qui ne veut pas dire pour autant (autre source de malentendus) que Castoriadis succombe à une vision holiste du social, dévaluant toute expression de l’individualité au profit d’une conscience collective. L’auto- institution de la société ne reprend pas la théorie durkheimienne de la conscience collective : si les individus sont institués c’est en tant que, quelle que soit leur déviance ou leur originalité, ils conviennent toujours à la société dans laquelle ils ont été socialisés : ils sont les fragments ambulants du même type de société.

Dernière erreur commise à l’encontre de Castoriadis : l’imaginaire nous ferait retomber dans une philosophie de la création : il y aurait une instance fondatrice (l’imaginaire instituant) qui serait la source séparée et l’origine des significations sociales, tout comme Dieu, dans l’imaginaire chrétien, crée ex nihilo ses créatures. Or A. Tomès montre fort bien que le concept de création (celle de l’imaginaire et de la société) que propose Castoriadis n’a rien à voir avec la création héritée des théologiens, création qui reposait sur la position d’un « créateur » radicalement distinct de sa « création ».

Castoriadis montre certes que les institutions sociales(les significations, le langage, le faire) ne peuvent être rapportées à des décisions volontaires, prises contractuellement par un ensemble d’individus : si l’auto-institution de la société est radicale, c’est parce qu’elle n’est pas le fait des individus pris comme ensemble. Mais elle n’est pas non plus le fait d’une instance transcendante et séparée des individus. Elle est le fait d’un collectif anonyme, c’est-à-dire des individus mais en tant qu’ils ne sont plus saisis comme radicalement distincts, comme pur ensemble. L’auto- institution de la société permet ainsi de saisir un nous qui, sans désigner les individus comme ensemble, ne désigne pourtant rien d’autre qu’eux (mais en tant qu’institués dans les mêmes significations). Le nous par lequel la collectivité se saisit ne renvoie donc ni à une pure connotation, du type fiction juridique et/ ou symbolique (« le peuple » en tant qu’institué par un souverain distinct d’une multitude qui l’autorise à agir en son nom) ni à une pure dénotation (car, encore une fois, le nous n’est pas la somme, l’ensemble des individus). Le nous connote les individus en tant qu’il renvoie aux significations imaginaires auxquelles ces derniers participent et qu’ils incarnent de manière différenciée (ce qui fait qu’ils ne sont ni une pure multitude, ni un tout indifférencié). Mais cette forme d’identité ne les connote plus nécessairement sous la forme d’une médiation, d’un pouvoir séparé. Les implications politiques de cette ontologie de la création (relativement passées sous silence dans la présentation qu’en fait A. Tomès), sont, on le voit, immenses et permettent d’asseoir un peu plus l’idée que l’autonomie a bien constitué le fil rouge de la réflexion de Castoriadis tout au long de son parcours.

L’ouvrage donne ainsi à lire cette première présentation inédite, par Castoriadis, de l’imaginaire comme fondement du représenter et du faire social. D’autre part, les deux introductions qui en sont faites, sont très claires et très convaincantes. Elles mettent en relief, dès cette première « mouture » qu’est L’imaginaire comme tel, l’originalité des concepts d’imaginaire et de représentation, aussi bien par rapport à la tradition empiriste qu’à la tradition rationaliste où encore à l’approche phénoménologique héritée d’un Husserl ou d’un Merleau-Ponty. Elles constituent également une excellente introduction à la philosophie de Castoriadis et font entrevoir l’envergure de sa pensée.

par Sébastien Chapel, le 26 novembre 2008

Pour citer cet article :

Sébastien Chapel, « L’imaginaire selon Cornélius Castoriadis », La Vie des idées , 26 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-imaginaire-selon-Cornelius

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