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Recension Politique

L’impossible dépassement

À propos de : Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Lormont, Le Bord de l’eau


par Chloé Alexandre , le 8 juillet 2019


La prétendue fin du clivage « droite-gauche », mise en avant par l’actuelle majorité dans son accession au pouvoir, relève selon C. Le Digol du discours symbolique. Loin d’être inédite, l’annonce de ce dépassement revient régulièrement dans l’histoire de la République.

Revendiquant être « et de droite et de gauche », l’absence de programme clair n’a pas empêché Emmanuel Macron de sortir victorieux de la séquence électorale 2017. À cette occasion, l’élimination des représentants chevronnés de la droite et de la gauche traditionnelles dès le premier tour de l’élection présidentielle a consacré un résultat inédit dans la vie politique française contemporaine, jusque-là rythmée par l’alternance au pouvoir et dans l’opposition des deux familles de partis majoritaires. L’avènement du nouveau Président et de son projet « ni de droite ni de gauche » culmine enfin lors de l’obtention d’une majorité à l’Assemblée aux élections législatives suivantes, nourrissant crises d’identité et scissions au sein du Parti Socialiste comme chez les Républicains. C’est dans ce contexte inattendu et qui représente une « irrégularité sociologique » et un « défi pour la science politique » [1] que s’inscrit le court essai de Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l’Université Paris Nanterre et chercheur à l’Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP). L’auteur propose une grille de lecture relativisant l’idée que l’élection du Président Macron et celles des députés marcheurs signent la « fin du clivage gauche-droite ».

Sociologie d’un construit social symbolique

Dans l’éclairage qu’il présente, Christophe Le Digol choisit de laisser de côté la signification de « la gauche » et de « la droite » en termes de valeurs et d’idéologie. Il se concentre sur la fonction de la dichotomie gauche-droite dans la structuration de la vie politique et sur les stratégies des acteurs politiques. Il revendique une approche sociologique qui consiste à « considérer gauche et droite non pas comme un principe immuable de description, mais comme un objet à analyser comme le produit historique d’un ordre politique plus ou moins autonomisé » (p. 15). Le sous-titre du livre, « sociologie d’une révolution symbolique » résume bien l’ambition de l’auteur. D’inspiration bourdieusienne, la perspective de Le Digol entend d’abord démontrer que le « clivage gauche-droite » est une frontière symbolique, un construit social et historique, rendu nécessaire pour s’organiser et se repérer dans le champ politique. Dès lors, il n’est pas immuable, mais un objet constant de lutte de définition et redéfinition, d’appropriation et de rejet. Il se rapproche d’une croyance et est instrumentalisé par les acteurs politiques pour tenter de s’assurer une place dominante au sein du champ politique. Dans cette perspective, Emmanuel Macron participe à cette lutte de sens en tentant de disqualifier le clivage gauche-droite qui n’est pas à son avantage, et dont il a intérêt à s’émanciper pour faire triompher sa candidature. Il contribue ainsi à bouleverser (temporairement) les logiques d’interprétation du monde politique. D’où l’idée d’une « révolution symbolique » que son succès électoral aurait incarnée [2].

L’argumentaire est structuré en quatre parties, depuis la nature et l’origine des discours mobilisant ou décrédibilisant l’idée d’un clivage gauche-droite, jusqu’à l’analyse du « moment Macron » en 2017. Dans un premier temps, Christophe Le Digol explique que l’annonce de la mort du clivage gauche-droite n’est pas nouvelle dans l’histoire et que la période actuelle n’est certainement qu’un épisode supplémentaire. Ce faisant, l’auteur enjoint à éviter trois écueils. D’abord, ne pas prendre le duo gauche-droite pour un invariant, car si le principe d’opposition reste, le signifiant de la gauche et de la droite a évolué dans l’histoire. Ensuite, ne pas écarter l’hypothèse de la conjoncture, que seul le recul dans le temps permettra d’apprécier. Enfin, ne pas oublier que les déclarations de la fin du clivage gauche-droite sont politiquement situées, et sont « le produit des luttes politiques ordinaires entre des agents qui, pour certains, ont intérêt à maintenir la croyance en l’existence d’un clivage gauche droite ; qui, pour d’autres, ont un intérêt objectif à subvertir les contraintes politiques que pose la croyance en l’existence de ce clivage » (p. 22). Car selon Le Digol, le clivage gauche-droite est avant tout de l’ordre du discours. Il n’est ni transhistorique ni universel. En conséquence, il n’y a pas d’existence ou de fin d’existence du clivage gauche-droite à proprement parler, mais plutôt une succession de périodes de luttes pour la mobilisation ou démobilisation de ce discours. Suivant ce raisonnement, l’auteur avance que si nous sommes aujourd’hui surpris par les volontés de démobilisation de ce discours, c’est que son utilisation a été très forte et structurante depuis un siècle, et que les conceptions de la société, les traditions et des filiations politiques se sont enracinées autour du discours sur le clivage gauche-droite.

Origine et fonction du discours « gauche-droite »

Dans une seconde partie, l’auteur approfondit son raisonnement en rappelant plus en détail l’histoire de la mobilisation discursive du clivage gauche-droite. On retrouve ici le spécialiste de l’histoire parlementaire, qui avait déjà dirigé en 2012 aux Puf un ouvrage avec Jacques le Bohec, « Gauche / Droite. Genèse d’un clivage politique. Le clivage gauche-droite trouve son origine dans la nécessité de trouver une méthode pour exprimer les oppositions d’intérêts dans un contexte de démocratisation et autonomisation de la vie politique. Il décrivait à l’origine un système de regroupement géographique dans l’Assemblée avant d’incarner plus largement la division majeure du champ politique.

Néanmoins gauche et droite ne sont pas restées des référents constants après la Révolution française, s’effaçant notamment durant les périodes d’Empire et de Restauration. Selon l’auteur, c’est surtout à partir de la Troisième République que l’opposition s’est implantée comme centrale, et peu à peu essentialisée pour ne plus faire référence qu’à des positions idéologiques, aussi bien parmi les professionnels que parmi les profanes. Ils constituent depuis les repères cardinaux du champ politique, renforcés par le mode de scrutin à deux tours de la Cinquième République qui crée mécaniquement des stratégies de rassemblement, au point de faire oublier que l’opposition est un construit social.

Le troisième temps est consacré à la période contemporaine. Le Digol met de côté le débat sur l’idéologie et les valeurs de la gauche et de la droite, critiquant une tendance à l’essentialisation et à la naturalisation du clivage (p. 49). Cette critique repose sur l’idée que nous aurions perdu de vue aujourd’hui les intérêts sociaux sur lesquels reposent les visions du monde, faisant de l’opposition gauche-droite un système d’opposition stratégique et politique déconnecté du monde social. Cette analyse gagnerait à être davantage étayée, dans la mesure où d’autres travaux mettent dans le même temps en évidence la forte cohérence latente de valeurs chez les individus et partis de gauche d’un côté, et de droite de l’autre [3]. L’auteur se concentre néanmoins surtout sur la fonction symbolique de classement et distinction de cette opposition dans le champ politique grâce aux représentations partagées. Il rappelle son utilité en tant que symbole façonné d’une « communauté de sens et de valeurs », à la fois pour les électeurs qui peuvent s’orienter et déchiffrer la vie politique plus facilement à partir de ces points de repères, et pour les élus et autres professionnels de la politique qui construisent leurs stratégies de coopération et d’affrontement à partir de cette opposition également. Le champ politique contemporain s’est développé sur la base de cette règle, au bénéfice de nombre d’acteurs qui sont devenus des professionnels de la politique. Pour rester dominants dans le champ, ces derniers ont alors intérêt à continuer d’alimenter la croyance en cette règle de structuration de la vie politique autour du clivage gauche-droite.

La stratégie de disqualification du discours gauche-droite

Dans la dernière partie de l’opus, Christophe Le Digol termine son raisonnement en se concentrant sur la stratégie de Macron par rapport au clivage gauche-droite. Il développe l’idée selon laquelle ce dernier a opéré une entreprise de disqualification de cette boussole politique au sein du champ politique, pour y substituer d’autres indicateurs dits de progrès et de modernité : le pragmatisme plutôt que l’idéologie, l’expertise plutôt que l’expérience politique. Cette redéfinition des règles du jeu n’est pas le seul fait d’une habileté personnelle. Elle est à mettre au crédit d’un contexte favorable au changement et lié à la crise de la confiance politique, dont il a su se saisir. Emmanuel Macron a proposé de tourner la page sur les professionnels de la politique décrédibilisés dans leur gestion monopolistique des affaires politiques et a profité du contexte pour argumenter sur l’abandon du clivage gauche-droite, devenu inopérant et caduc. Le Digol ajoute que, alors que l’absence d’expérience et de capital politique est traditionnellement un handicap dans la compétition politique, cette nouvelle configuration en a fait une force pour Emmanuel Macron. C’est aussi dans cette veine que sa volonté d’introduire de nombreux conseillers et députés néophytes issus de la société civile a été confortée, même s’ils possèdent, tout comme lui, suffisamment de légitimité par leur capital économique et culturel [4].

En conclusion, Christophe Le Digol souligne que si Emmanuel Macron a su profiter de la fenêtre d’opportunité qui se présentait à lui, il serait imprudent de conclure à la disparition du clivage gauche-droite, la lutte pour la définition des règles du jeu étant un éternel recommencement. D’ailleurs le Président, élu depuis deux ans, est rattrapé par ce système d’opposition. S’il avait réussi à s’en détacher en 2017, son discours convainc moins après plusieurs mois au pouvoir : il est désormais très clairement rattaché à la droite dans l’imaginaire des électeurs [5] malgré le discours persistant des membres de LREM sur leur rejet de ce système de classement. Ce constat met d’ailleurs en lumière l’absence dans l’ouvrage d’un temps de discussion sur le sens du discours « gauche-droite » chez les individus dits « profanes », en complément du propos sur les stratégies des acteurs politiques professionnels. Or les enquêtes sont nombreuses à souligner un paradoxe : si les citoyens adhèrent de plus en plus à l’idée que les qualificatifs de gauche et droite perdent de leur sens pour décrire la vie politique [6], ils restent majoritaires à s’auto-identifier sur l’échelle gauche-droite [7] et à y positionner les acteurs politiques.

Dans une période incertaine de recomposition politique et d’interrogation récurrente par les journalistes, intellectuels et acteurs politiques sur le sens du clivage gauche-droite, le petit essai de Christophe Le Digol a le mérite d’apporter une contribution originale à un débat qui ne manque pas de participants. En proposant de décaler la réflexion sur la fonction du clivage gauche-droite au sein du jeu politique plutôt que sur le contenu de ces étiquettes en termes de valeur, il rappelle l’importance des jeux d’acteurs. Il ne s’agit pas de notifier la fin du clivage gauche-droite, mais d’identifier l’entreprise actuelle de disqualification et qui a intérêt à mener cette « révolution symbolique ». C’est un texte accessible adressé à un public large intéressé par les sciences sociales. Il permet de nourrir une réflexion de manière simple et efficace sur la perpétuelle lutte pour imposer un conflit structurant au sein de la vie politique, ainsi que de prendre un peu de recul sur ce que représente le récent phénomène Macron. Le public plus averti peut également y trouver une occasion d’échanger sur l’approche théorique choisie pour traiter cette lourde question de la nature du clivage gauche-droite.

Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « troisième culture », 2018, 84 p., ISBN : 978-2-35687-600-3.

par Chloé Alexandre, le 8 juillet 2019

Pour citer cet article :

Chloé Alexandre, « L’impossible dépassement », La Vie des idées , 8 juillet 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-impossible-depassement

Nota bene :

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Notes

[1Dolez B, Fretel J. et Lefebvre R. (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, PUG, 2019.

[2Si certains électeurs ont pu être séduits par cette offre qui tente de s’extraire du clivage gauche-droite, il est néanmoins important de rappeler que le vote Macron est en grande partie tributaire d’un phénomène de vote utile, représentant l’assurance d’être qualifié au second tour. D’autre part, Emmanuel Macron a aussi représenté la modération dans une compétition où les candidats du PS et de LR étaient eux-mêmes plus radicaux que leurs prédécesseurs. Strudel, S. «  Chapitre 11 - Emmanuel Macron : un oxymore politique  ?  », Perrineau P. éd., Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017. Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 205-220.

[3Voir par exemple Tiberj, V. «  Running to stand still. Le clivage gauche/droite en 2017  », Revue française de science politique, vol. vol. 67, no. 6, 2017, p. 1089-1112 et König P. and Waldvogel T., «  Ni gauche ni droite  ? Positionning the candidates in the 2017 French presidential election  », French Politics, 2018, Online First.

[4Une ouverture politique qui n’est en revanche pas synonyme d’ouverture sociale comme l’auteur le regrette lui-même. Ce constat est étayé autant par la sociologie des militants que la sociologie des parlementaires. Voir Le rapport produit en 2018 pour le Think Tank Terra Nova par Cautrès B., Lazar M., Pech T., Vitiello T, «  La République En Marche : Anatomie d’un mouvement  »  ; Voir aussi Rouban (Luc), Le profil des candidats investis par la République en Marche : un renouveau limité, Note du CEVIPOF n° 39, ENEF, vague 15, juin 2017  ; Rouban (Luc), L’Assemblée élue en 2017 et la crise de la représentation, Note du CEVIPOF n° 43, ENEF, vague 16, juillet 2017.

[5Les données du panel ENEF du CEVIPOF (Sciences Po), en partenariat avec IPSOS-SOPRA STERIA et Le Monde, montre que Emmanuel Macron n’était effectivement rattaché ni à la droite ni à la gauche pendant la campagne, avec un score moyen attribué de 5,2, sur la base de notes attribuées de 0 (très à gauche) à 10 (très à droite), par un échantillon représentatif de français. Depuis, un fort glissement dans les perceptions s’est opéré. En avril 2018, la moyenne était désormais de 6,7.

[6Dans la vague 2019 du baromètre de la confiance mené par le CEVIPOF, 73% de l’échantillon est d’accord avec l’idée que «  aujourd’hui les notions de gauche et de droite ne veulent plus dire grand-chose  », soit 10 points de plus qu’en 2011. L’enquête fracture française 2018 montre aussi que 73% des individus valident que «  Les notions de droite et de gauche sont dépassées : ce n’est plus comme ça que l’on peut juger les prises de positions  ».

[7Dans la vague 2019 du baromètre de la confiance mené par le CEVIPOF, seulement 24% de l’échantillon ne se prononcent pas sur un auto-positionnement sur l’axe gauche droite., un chiffre en augmentation mais qui est loin de recouper les trois quarts de l’échantillon qui valident l’idée que l’opposition n’a plus de sens pour décrire la vie politique. De plus lorsque l’on rattache le clivage à des valeurs plutôt qu’à des acteurs politiques, la moitié de l’échantillon confirme qu’il existe des différences profondes selon l’enquête Fractures Françaises 2018.

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