Depuis plus de dix ans, un studio ambulant sillonne les États-Unis pour proposer à ceux qui le veulent d’enregistrer leur échange. En recueillant les paroles d’anonymes, Storycorps entend resserrer les liens et documenter l’Amérique contemporaine. Mais le projet n’invite-t-il pas d’abord à la mise en scène de soi ?
Les hommes de la rue, version 2.0
En 2003, le documentariste Dave Isay a une idée relativement simple : proposer à deux personnes de se retrouver devant un micro enregistreur dans une cabine insonorisée disposée sur la voie publique, et leur donner, à l’issue des 40 minutes d’enregistrement, un CD gravé de leur échange. Le premier lieu choisi pour tenter l’expérience est la gare de Grand Central à New York, un lieu de très fort passage et de mixité sociale. Assez rapidement, le studio devient ambulant en s’intégrant à un camion, et se déplace dans différents lieux de New York – Ground Zero et Brooklyn –, puis sillonne les États-Unis. Aujourd’hui, il existe trois stations permanentes d’enregistrement : Atlanta, Chicago, San Francisco, et un camion-studio qui se déplace de ville en ville et s’arrête quelques jours dans chaque lieu pour y faire le plein d’histoires.
En treize ans, le projet prend une ampleur formidable. Il emploie désormais une centaine de personnes dans ses bureaux de Brooklyn tandis qu’une douzaine d’autres sillonnent l’Amérique. Il fonctionne grâce à un budget de 10 millions de dollars, principalement issu de subventions, publiques (le National Endowment for the Arts, ou la Corporation for Public Broadcasting) et privées (les fondations Ford, W.K. Kellogg, Bill et Melinda Gates, MacArthur, l’entreprise automobile Subaru et le Cancer Treatment Centers of America), mais aussi grâce aux revenus tirés des ventes de livres et du financement populaire par recours au crowdfunding. Dave Isay est désormais un homme d’affaires qui ne cesse de chercher à poursuivre le développement et la déclinaison sur différents supports de son intuition initiale. Aujourd’hui, StoryCorps existe sous la forme de deux sites (storycorps.org et storycorps.me), d’émissions hebdomadaires de radio diffusées sur la chaîne publique NPR, de dessins animés mettant en images les meilleures histoires, et de livres thématiques organisés autour d’une sélection d’histoires retranscrites et éditées, dont plusieurs ont été des best-sellers. Ainsi le dernier publié en avril 2016, Callings, est consacré à la naissance de la vocation ; Listening is an Act of Love. A Celebration of American Life (2008) se présente comme une sélection de « portraits émouvants de la vie américaine ».
Le développement de StoryCorps ne vise pas seulement la multiplication des supports. Il cherche aussi à éclairer de manière volontariste des pans de la société américaine qui ne vont pas spontanément s’enregistrer dans les studios mobiles et qui sont insuffisamment audibles ou présents dans la presse ou le débat public. Par la création de partenariats avec des associations représentatives de chacun des groupes, le projet essaie de faire entendre de manière privilégiée certaines classes d’âge (les jeunes, les vieux), certains groupes ethno-raciaux (les Latinos, avec le projet « Historias », les Africains-Américains avec la « Griot initiative »), des groupes historiquement muets (la communauté LGBTQ par l’initiative « Outloud » , les victimes de guerres (d’Irak et d’Afghanistan) ou de catastrophes (ouragan Katrina). Suivant un agenda politique clairement progressiste, le projet StoryCorps étend de proche en proche sa couverture de la société américaine. Les deux dernières initiatives en date visent à recueillir les souvenirs des personnes victimes de troubles de la mémoire (« Memory Loss Initiative ») et les témoignages de prisonniers (« Justice Project » lancé en 2016), chacun de ces groupes étant accompagné par des facilitateurs formés.
La plus ambitieuse initiative, financée par l’obtention d’un prix TED pour l’innovation d’un million de dollars, constitue une nouvelle étape pour StoryCorps. La mise à disposition publique d’une application mobile permettant l’enregistrement d’une conversation à tout endroit au format StoryCorps et l’archivage instantané par la Bibliothèque du Congrès (l’enregistrement, qui arrive en version numérique, est « born digital », prêt à la conservation) démultiplie le potentiel du projet et est susceptible d’en faire un outil véritablement populaire. En un an, 60 000 nouvelles histoires sont arrivées à la Bibliothèque du Congrès par le biais de cette application. Le succès a été facilité par son utilisation par des élèves de lycée dans le cadre d’un projet éducatif autour de Thanksgiving : chacun devait aller interviewer une personne âgée de son entourage ; ainsi, documentation historique et rapprochement intergénérationnel coïncidaient, le téléphone portable généralement vu comme creusant un fossé entre la génération millenial et les autres devenant là un instrument de lien. Le développement est spectaculaire et l’ambition assez mégalomaniaque, puisqu’il s’agit de rien de moins que de « contribuer à créer une archive de la sagesse de l’humanité ». La prochaine étape est la mise en ligne de tous ces enregistrements sur le site storycorps.me et leur classement pour les rendre consultables par tous.
L’intimité mise en scène
Pour ceux qui ont vu récemment le documentaire Les Habitants, il est difficile de ne pas penser au dispositif imaginé par Raymond Depardon pour « écouter parler » les Français : une caravane aménagée partie sur les routes de France installée dans les lieux de passage, quelques micros, une caméra. Le documentariste a invité des gens qu’il rencontrait sur son chemin à poursuivre leur conversation devant la caméra « sans contraintes, en toute liberté ». Il les a filmés de profil devant une fenêtre donnant sur la rue, sans poser de question, laissant la parole libre et se contentant de restituer en l’état leurs conversations sans indication d’âge ou de métier [1]. Outre le dispositif technique, les similarités entre les deux projets sautent aux yeux : même ambition – faire entendre la parole des gens ordinaires –, même mode opératoire – l’enregistrement d’une conversation entre les deux personnes d’un « couple » au sens très large –, même attente à l’égard des personnes enregistrées – qu’elles acceptent de laisser une trace qui pourra être utilisée à des fins publiques ou artistiques.
Pourtant les différences entre les deux projets sont bien réelles, au delà même des moyens incomparables déployés par StoryCorps. Dans les deux cas, existe bel et bien un biais de sélection des « couples ». Depardon a proposé à des personnes repérées dans la rue ou dans les lieux publics de prolonger leur échange dans la caravane ; il ne dit pas ce qui l’a incité à inviter les uns plutôt que les autres : l’intérêt ou l’intensité de leur conversation, leur photogénie, leur représentativité sociale ? Dans le projet StoryCorps, l’enregistrement est le résultat d’une auto-sélection : les personnes qui passent le seuil du studio sont volontaires et doivent avoir réservé une session d’enregistrement à l’avance. La temporalité n’est donc pas la même : dans Les Habitants la séance a lieu immédiatement après le repérage ; pour StoryCorps, les volontaires ont eu le temps de se préparer à la séance. Ils ont pu écouter les enregistrements sélectionnés et montés en ligne sur le site, et donc tenter d’imiter ces exemples qui peuvent être vus comme des modèles de l’enregistrement idéal. L’échange a pu être préparé, les questions discutées préalablement. Le site propose d’ailleurs une série de questions susceptibles d’orienter la discussion dans des directions morales, intimes ou anecdotiques, bien éloignées de l’entretien journalistique ou ethnographique : « Quelles sont les plus importantes leçons que vous avez apprises dans votre vie ? », « Comment voulez-vous qu’on se souvienne de vous ? », « Quelles chansons vous chantait votre mère quand vous étiez enfant ? » Sont ainsi clairement encouragés les « moments de vérité » : la discussion d’éventuels malentendus fondateurs, la révélation de secrets de famille, la parole de réconciliation avant une disparition inéluctable, la transmission de souvenirs héroïques ou d’humiliations refoulées. Ainsi Sam Harmon, vétéran noir de la marine, raconte à son petit-fils comment on lui a refusé l’accès à un cinéma à Washington alors même qu’il portait l’uniforme. Le projet StoryCorps conduit donc à un enregistrement bien éloigné de la parole spontanée, qu’ont cherché à recueillir Depardon et avant lui bien d’autres interviewers de radio, ethnographes ou folkloristes.
En outre, parce que l’enregistrement nécessite une prise de rendez-vous, il tend à devenir un événement important dans la vie de ceux qui décident de le réaliser. La conversation qui a lieu devant le micro est très loin d’être un échange anodin dans un cadre habituel ; certains semblent bien au contraire attendre d’elle qu’elle soit une expérience cathartique. C’est l’occasion des leçons de vie une fois l’épreuve passée – la maladie, la guerre, le retour du front de l’époux défiguré ou détraqué… Des choses qui n’ont jamais pu être dites le sont devant le micro, notamment toutes sortes de coming out, sur l’orientation sexuelle, l’addiction à la drogue, ou des activités politiques difficilement avouables. L’enregistrement peut être le moment de la confession. Dans la sélection mise en ligne, des questions qui n’ont jamais été posées par pudeur ou par crainte de la réponse le sont comme si c’était l’ultime occasion de se parler vrai (un fils à sa mère : « pourquoi as-tu attendu si longtemps pour me dire que je n’étais pas ton fils biologique ? »). On croit surprendre un échange intime entre deux personnes qui vont se séparer pour longtemps (départ pour le front) ou toujours (maladie grave, perte de mémoire, mort imminente). C’est aussi le moment de la déclaration d’amour, d’admiration, ou d’expression d’une reconnaissance, telle celle que le neveu témoigne à l’oncle qui l’a aidé à préparer sa sortie de la prison de Rikers Island.
Le micro semble jouer le rôle d’accoucheur, de thérapeute même – d’ailleurs, la session dure quarante minutes et une boîte de kleenex est disposée sur la table d’enregistrement. Isay raconte régulièrement que c’est à la suite d’une conversation enregistrée avec son père au cours de laquelle celui-ci lui a révélé qu’il avait eu une double vie homosexuelle qu’il a décidé de créer StoryCorps. Dans ces enregistrements formatés et ritualisés, il y a donc une mise en scène de soi et de l’intimité qui n’a plus rien de naturelle, mais aussi une forme d’exhibitionnisme de l’émotion [2].
Des oreilles pour écouter ?
« J’existe ». Pour le fondateur de StoryCorps, Dave Isay, c’est la conviction que doivent s’être forgé les personnes qui ont réalisé l’enregistrement. Après avoir vécu cette expérience, elles doivent être persuadées que leur vie, comme celle de très nombreux Américains ordinaires, a une valeur intrinsèque, pour leurs proches mais aussi pour l’ensemble de la société. En quittant le studio, elles doivent avoir le sentiment d’être sorties de l’invisibilité. Pour Isay, l’enregistrement de ces voix d’anonymes dans les rues des grandes villes américaines doit permettre d’honorer, de préserver, et d’éduquer tout à la fois.
Sur la carrosserie des camions qui sillonnent le pays pour enregistrer les Américains ordinaires, on peut lire cette inscription en lettres blanches sur fond orange : « listening is an act of love », « l’écoute des autres est un acte d’amour ». Cette formule peut s’appliquer à la relation qui unit les deux personnes qui ont décidé d’effectuer ensemble l’interview. Mais cette écoute généreuse et aimante va-t-elle bien au delà du cercle des proches ? En attendant la mise en ligne de toutes les sessions sur le nouveau site, seule une sélection d’enregistrements est mise en ligne sur le site storycorps.org, les autres –probablement la très grande majorité – ne peuvent être écoutés qu’à la Bibliothèque du Congrès. Les enregistrements sélectionnés et édités ont une charge dramatique très forte. Et cette sélection semble obéir à un certain nombre de critères : leur valeur édificatrice (histoires de résilience, d’amour par-delà la séparation, les traumatismes, la guerre, histoires d’acharnement dans l’adversité), leur caractère surprenant, leur capacité à réhabiliter des minorités méprisées (notamment les gays et lesbiennes qui occupent une place de choix sur le site) ou à illustrer des pans mal connus de l’histoire américaine. Les enregistrements mis en ligne donnent souvent des Américains ordinaires l’image de héros, « ordinary people doing the extraordinary ». Ainsi Austin Chen, 51 ans, obstétricienne née à Taiwan, est considérée par Dave Isay qui l’interviewe comme une héroïne car, pour honorer son engagement à faire accoucher elle-même l’ensemble de ses patientes, elle a définitivement renoncé à prendre le moindre jour de congé.
Il est difficile aussi de savoir combien de fois ces histoires sont écoutées – les chiffres d’écoute des enregistrements ne sont pas publics. L’émission hebdomadaire « StoryCorps » sur NPR, d’une durée moyenne d’une dizaine de minutes, semble appréciée des auditeurs. Mais elle ne restitue pas l’enregistrement brut tel qu’il a été réalisé. Les passages les plus chargés en émotion (souvent ceux où les interviewés pleurent ou déclarent leur amour) ou les phrases les plus marquantes sont sélectionnés pour servir d’illustrations à un récit raconté par un des producteurs de l’équipe. L’enregistrement initial a donc été considérablement modifié ; les quelques minutes conservées n’ont d’autre fonction que l’authentification des propos. Le modérateur oriente le propos et l’interprétation. Il n’est donc pas dit qu’en laissant une trace sonore de leur existence pour la postérité, les voix de ceux qui passent par le studio StoryCorps soient écoutées par d’autres Américains ordinaires.
Document historique ou story telling ?
Ces enregistrements ont-ils cependant une valeur documentaire ou historique ? Lors de l’inauguration du projet en 2003, Isay a voulu placer StoryCorps sous le patronage du grand homme de radio Studs Terkel, « célébré », comme il le disait lui-même, « pour avoir célébré ceux que l’on ne célèbre pas ». Grâce à son travail de recueil des récits de vie devant le micro, il a réussi à tirer du silence les anonymes dont la parole avait longtemps été disqualifiée comme insignifiante ou incompétente [3]. Généreux, Terkel dit lors de l’inauguration que le nouveau projet permettrait d’entendre enfin les voix des ouvriers anonymes qui avaient construit pierre après pierre Grand Central Station, c’est-à-dire de faire une histoire des États-Unis par le bas en écoutant aussi les absents des livres d’histoire. Inviter Terkel, c’était placer StoryCorps dans la lignée des plus grands projets oraux américains à vocation documentaire historique et sociale. Or si l’on écoute bien Dave Isay, on entend deux ambitions simultanées : la première est de faire de l’enregistrement StoryCorps un consolidateur de liens – amicaux, familiaux, intimes – et un moyen de faciliter la communication et la compréhension intergénérationnelle. La seconde est de faire œuvre d’histoire : StoryCorps serait « le plus important projet d’histoire orale jamais entrepris ». Ces deux ambitions, intimes et documentaires, sont-elles compatibles au sein d’un même projet ?
En convaincant, sans difficulté semble-t-il, l’American Folklife Center de la Bibliothèque du Congrès de conserver l’ensemble des enregistrements réalisés (plus de 65 000 histoires aujourd’hui), StoryCorps a signifié son ambition documentaire et sa volonté de se placer dans la lignée des plus grands projets d’histoire orale du siècle précédent. Ce centre est en effet le dépositaire de l’ensemble des interviews des anciens esclaves enregistrés par l’équipe du Federal Writers’ Project (dont Alan Lomax, Zora Neale Hurston, John Henry Faulk) dans le cadre de l’agence de la Work Progress Administration créée par le New Deal, des enquêtes culturelles et folkloriques réalisées dans de nombreux États (ainsi celle menée sur la vie des cow-boys dans le Montana), du Civil Rights History Project ou du Veterans History Project encore en constitution actuellement. Ce sont donc des moments centraux de l’histoire américaine du XXe siècle que l’AFC garde en mémoire grâce à ces collections d’histoire orale.
Indéniablement, les matériaux collectés par StoryCorps ne sont pas de la même nature : les participants ne sont pas sélectionnés par un interviewer connaissant le terrain, mais sont volontaires et réalisent l’entretien sans intervention extérieure – le « facilitateur » présent dans la cabine n’intervient pas pendant l’échange. Pour mémoire, en 1941, pour prendre le pouls de la nation après l’attaque de Pearl Harbor, Alan Lomax confia du matériel enregistreur de la Bibliothèque du Congrès à une dizaine de personnes présentes sur le terrain pour qu’elles recueillent les réactions du « man-on-the-street ». Sur les enregistrements StoryCorps, seuls sont précisés les prénoms et noms des deux personnes, et le lieu d’enregistrement ; on ne sait rien de leur âge, de leur profession, de leur situation familiale, de leur lieu de vie. Les précisions sociodémographiques de rigueur dans un projet documentaire sont absentes, probablement pour donner à entendre un anonyme, à qui chacun pourrait s’identifier. La durée des enregistrements est systématiquement de 40 minutes quelle que soit la densité des propos, et ils ne sont ni édités (dans la version conservée à l’AFC), ni retranscrits pour faciliter un éventuel usage académique.
Où réside donc la valeur documentaire de ces enregistrements ? La capture de l’intimité permise par les conditions de collecte en fait paradoxalement l’intérêt. Il y a peu d’autres moyens de se rapprocher d’aussi près de l’échange qu’il peut y avoir entre deux personnes d’une même famille, deux amis, deux amants, deux collègues. L’historien et le sociologue peuvent avoir recours à la correspondance, au journal intime, aux pages Facebook s’ils en obtiennent l’accès. Mais, en dépit de la dramatisation associée à la présence du micro et à l’incitation à la mise en scène de soi par les initiateurs du projet, on peut difficilement imaginer meilleur dispositif à moins de se résoudre à dissimuler un micro et des caméras dans une maison. Par le biais des enregistrements StoryCorps se trouvent ainsi mis à disposition des chercheurs des matériaux considérables sur des sujets intimes comme le mariage, l’attitude face à la maladie et la mort, l’éducation des enfants, mais aussi sur des sujets tabous qui laissent d’habitude peu de traces, comme l’inceste, le harcèlement sexuel, ou la maltraitance. D’après Nicole Saylor, directrice des archives de l’American Folklife Center, des historiens s’en servent aussi comme sources pour des recherches sur des sujets aussi divers que le mur de Berlin, les émeutes de Detroit de 1967, l’histoire des jardins communautaires ou des parcours migratoires, notamment mexicains [4]. Ce corpus donne aussi à entendre un échantillon très large de voix, d’accents et d’expressions, qui varient considérablement aux États-Unis en fonction des régions, du genre et de la race. De nombreux usages peuvent être faits de ce matériau dont l’ampleur est considérable.
Des critiques ont pourtant été exprimées dans le milieu des historiens. StoryCorps y est vue comme la tête de proue d’un mouvement diffus dans la société américaine de popularisation de l’histoire orale jugé néfaste car non respectueux des règles de la discipline. Selon ces critiques, humaniser l’histoire en l’incarnant par des récits de vie a certainement des vertus pédagogiques, mais pas à n’importe quel prix. Les interrogations les plus immédiates portent sur les conditions de la collecte, déjà mentionnées. La part volontairement laissée à l’émotion disqualifie aussi aux yeux de certains historiens la prétention de StoryCorps à s’inscrire dans la lignée des Lomax et Terkel parce que, si elle n’est pas toujours trompeuse, l’émotion peut altérer l’intelligibilité des événements racontés. Pour Alexander Freund, l’histoire orale promue par StoryCorps est aussi une histoire conservatrice qui renoue avec les présupposés de l’histoire du consensus des années 1950, construite autour des thèmes de l’exceptionnalisme américain et de l’unité de la nation, allant à rebours de la nouvelle histoire sociale qui insiste, elle, sur la diversité du pays, ses divisions, ses conflits. Enfin en consacrant la résilience de l’individu face à l’adversité, StoryCorps laisserait entendre que l’État n’aurait pas de rôle à jouer dans la vie des Américains [5]. Jouissant d’un impressionnant succès public, le projet reste cependant imperméable à ces critiques qui ne dépassent guère le milieu des spécialistes de l’histoire orale.
L’expérience StoryCorps est ambivalente. Elle vise à cultiver l’intérêt pour autrui et la curiosité sociale. Elle veut aussi contribuer à davantage de tolérance et à l’inclusion des exclus dans une société américaine profondément clivée socialement et racialement. Dave Isay la présente même comme un antidote au cynisme et à la violence qui frappe épisodiquement les villes des États-Unis. Mais la sincérité et l’intention louable du projet – faire entendre les inaudibles – sont altérées par la mise en scène et la dramatisation des récits enregistrés. Celles-ci ont certainement contribué à la popularité de StoryCorps, mais elles conduisent aussi à interroger l’authenticité de ces enregistrements. Ce n’est pas « l’homme de la rue » qui parle devant le micro du camion mobile, c’est une personne sortie de son cadre de vie habituel pour avoir un échange que le projet incite par bien des voies à être extraordinaire. Parle-t-on vrai lorsque, placé devant un micro, on souhaite donner la meilleure image de soi parce qu’on espère laisser une trace pour la postérité ? En brouillant les frontières entre l’intime et le public, StoryCorps participe d’un mouvement plus large de mise en scène de l’émotion qui se fait au détriment de l’intelligibilité des phénomènes sociaux.
Pauline Peretz, « L’intimité des Américains ordinaires »,
La Vie des idées
, 18 octobre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-intimite-des-Americains-ordinaires
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[1] Raymond Depardon, Les Habitants, Le Seuil, 2016.
[2] Voir Nancy Abelman, Susan Davis, Cara Finnegan, Peggy Miller, « What is StoryCorps Anyway ? », Oral History Review, vol. 36 n°2, Summer/Falll 2009, p. 255-260.
[5] Voir Abelman, Davis, Finnegan, Miller, ibid. et surtout Alexander Freund, « Under Storytelling’ s Spell : Oral History in a Neoliberal Age », Oral History Review, vol. 42 n°1, Winter/Spring 2015, p. 96-132.