Jean-Paul Guyon, enseignant-chercheur en sciences forestières, décrit, analyse et propose des dispositions et des dispositifs nécessaires pour refonder, sur les ruines de la foresterie française actuelle, les bases d’une filière forêt-bois vraiment durable.
Dans cet ouvrage dense et synthétique l’auteur, grand connaisseur de la cause forestière en France, présente un essai sur le déclinisme de la foresterie française, c’est-à-dire celui de toute la filière forêt-bois. L’on pourrait s’exclamer : « Encore un ouvrage sur le déclinisme à la française ! » Mais les menaces qui pèsent sur les forêts françaises et les métiers du bois et de la forêt sont bien trop singulières et chères aux yeux de nos contemporains pour que la gravité du sujet mérite qu’on y consacre un ouvrage entier. Dans un style direct et fluide, parfois à la limite du style télégraphique, l’auteur nous dresse en quatre chapitres efficaces le panorama de ce déclin. Dans le cinquième et dernier chapitre, il nous propose ses solutions concluant par une belle invitation à la jeune génération. Les exemples nombreux sont pris essentiellement en France métropolitaine et plus encore dans la région Aquitaine, que l’auteur connaît bien. Jean-Paul Guyon s’emploie à analyser ce déclinisme via la critique de la politique forestière conduite ces soixante-dix dernières années et déploie des solutions autour de l’idée centrale du localisme et de la spécialisation des territoires forestiers : ici des forêts récréatives, là-bas, des forêts pour conserver la biodiversité et par-là des forêts de rapport.
Y-a-t-il eu une politique forestière nationale ?
Tous les maux de ce « déclin durable » auraient pour origine la loi de 1963. C’est parce que « la forêt perd toujours les arbitrages budgétaires », qu’Edgar Pisani a justifié en 1963 la création de l’Office national des forêts, pour identifier chaque année les recettes et les dépenses afférentes aux forêts publiques [1]. Selon Pisani, l’ancienne mission de protection des milieux assurée par l’administration des Eaux et Forêts, ne devait pas être totalement oubliée. Le fondateur de l’ONF avait bien reconnu à la forêt une fonction d’« équilibre à la fois biologique et humain » et confié aux corps techniques des ingénieurs du génie rural le maintien de cet équilibre. Mais pour les forêts des particuliers, qu’en a-t-il été ? La forêt privée, la plus importante en surface de la forêt française, jouit depuis plus de deux siècles des grandes largesses de la puissance publique.
Toutefois, en ne mentionnant que la date de 1963, l’auteur oublie que l’article VI de la loi du 4 septembre 1791, fut selon le député Rougier de la Bergerie, pire que « Tous les ouragans et tous les météores depuis un siècle (qui) ont fait moins de mal aux forêts que ce terrible article VI ». Ce dernier prévoyait que « Les bois appartenant à des particuliers cesseront d’être soumis aux agents forestiers, et chaque propriétaire sera libre de les administrer et d’en disposer à l’avenir comme bon lui semblera ». Ainsi, le joug de la puissance publique sur les forêts des particuliers en vigueur depuis l’Ordonnance de Colbert de 1669 était supprimé et cette situation ne changera pas, même après la loi de 1963. « Pas de forêt sans ordre public, pas d’ordre public sans forêt », cette formule de Philippe Saint-Marc [2], l’auteur aurait tout à fait pu la faire sienne. La forêt devant apporter les fruits financiers nécessaires à sa gestion, elle devient un objet de rendement, impliquant une foresterie essentiellement orientée vers la fonction économique, contredisant de fait les orientations initiales de Pisani.
La perte des outils d’incitation financière de la politique forestière (p.25), la complexité des structures administratives, l’abandon de la gestion des territoires ruraux, l’étiolement des scieries trop artisanales, des menuiseries et papeteries familiales (p. 92), et surtout l’absence de débat démocratique sont, selon l’auteur, les maux de notre foresterie contemporaine.
À l’occasion de la « Convention citoyenne pour le climat » de 2020, la société aurait pu s’emparer de ces questions et y remédier. Selon Guyon, il n’en a rien été (p. 94). Pourtant la forêt n’a pas été absente des débats et des propositions, loin s’en faut : des propositions ont traité spécifiquement de l’exploitation et de la gestion des forêts. Certes, aucune n’a passé le filtre du parlement et seule la loi du 22 août 2021 dite « Climat et résilience » a réaffirmé, dans son article 56, la contribution des écosystèmes forestiers à la séquestration du carbone.
La forêt, c’est une affaire d’hommes, pas d’arbres
Selon Guyon, la forêt est une construction sociale (p. 10) puisqu’elle participe à l’évolution de nos sociétés et elle socialise l’espace (p. 101). Comment ne pas lui donner raison et le suivre lorsqu’il écrit « …les décisions prises n’ont pas été de nature à enrayer le lent déclin de la foresterie, tous les indicateurs de gestion sont là pour en témoigner. En cause, une absence de prise en compte des sciences sociales dans l’exercice de la foresterie », et l’auteur de fustiger clairement l’« absence de gouvernance » (p. 29). Il s’agit de remettre l’individu et le bien-être des populations au centre de la décision. Ce bien-être est sans cesse évoqué (p. 32-33) et la forêt est posée comme un cadre de vie, sans qu’il ne soit cependant une seule fois défini. L’auteur ne s’adresse-t-il pas plutôt à ces coreligionnaires, ces compatriotes forestiers qu’aux habitants, riverains, usagers de ces espaces forestiers ? Sont-ils, pour lui, des laïcs, sans voix au chapitre ? Pourtant, il nous dit, sans ambages (p. 12), que « Cet ouvrage est une proposition d’idée pour que la foresterie retrouve la place dans les nombreux enjeux socio-économiques et environnementaux de nos sociétés. […] : la foresterie participe, comme il se doit, à leur bien-être (celui des populations). »
L’auteur affirme que « les écosystèmes forestiers ont une bonne résilience » et que les « écosystèmes ont vu leur biodiversité végétale augmentée » (p. 11, 36, 48). Il faut bien minorer la portée généralisatrice de ces affirmations quelque peu excessives : l’état de conservation des écosystèmes forestiers visés par la Directive 92/43 CEE Habitat, Faune, Flore, était en 2020 jugé à 76% dans un état défavorable. De poursuivre (p. 16) qu’aucune espèce forestière n’a disparu à cause de la gestion forestière depuis le XVIIe siècle. Il faut pourtant, sans vouloir égrener la longue litanie des disparitions, apporter la contradiction à l’auteur en rappelant que l’Ours brun a disparu à la fin du XIXe du massif des Alpes et du Jura, que le Grand Tétras a subi le même sort dans les forêts de la plaine Rhénane… et pour la flore, la fermeture du couvert forestier, pour cause d’augmentation excessive du volume sur pied, a « chassé » nombre de plantes herbacées héliophiles de nos forêts depuis le début du XXe siècle.
Selon l’auteur, c’est par conséquent sur les épaules des forestiers et de leur génie que repose en partie « cet espace socialisé » génie qui aurait débuté dans les années 1950 (p. 22). Une telle affirmation fait pourtant offense aux pionniers de la recherche forestière que sont Surell au XIXe, les Guinier, père et fils, Georges Fabre et sa longue collaboration avec Charles Flahault, défrichant avec lui le domaine encore mal connu de l’écologie forestière, tout comme Philibert Guinier. Ce dernier ne dira-t-il pas de Flahault qu’il a été « le trait d’union entre le monde botanique et le monde forestier qui s’ignoraient ». L’on pourrait citer également Philippe Duchaufour et Georges Plaisance, les pionniers des sciences du sol d’avant-guerre.
Gouvernance forestière et territorialité
Le divorce entre la filière forêt-bois et son territoire est largement évoqué et discuté par l’auteur (p. 56, 57). Ce « Découplage production-territoire puis un retour au couplage production-territoire » (p. 27) aurait mérité des développements plus complets. Le cadre institutionnel forestier demeure encore essentiellement centré sur l’État, la diversification des instruments d’action publique, comme les chartes forestières de territoires ou les Plans d’approvisionnement territorialisé, n’ayant pas ouvert les fenêtres escomptées pour les collectivités et les acteurs territoriaux. Force est de constater que le débordement territorial de cette politique sectorielle n’a pas eu lieu. En convoquant la notion essentielle de transition forestière développée par Mather, il eut été possible d’améliorer la compréhension du découplage entre les populations, leur territoire et les ressources forestières. L’exploitation de ces dernières est particulièrement bien traitée : l’auteur a su décortiquer les produits, les biens et les services liés à l’activité forestière et à leurs commercialisation (p. 43), de même que les sections consacrées aux dispositifs éducatifs et de recherches (p. 66, 70). Le discours n’est pas tendre envers le corps des IPEF et des cadres du Ministère en charge de la forêt et de son enseignement : ils auraient renoncé à la territorialisation des politiques forestières (p. 16), n’auraient pas su défendre leur propre corps fondu à présent dans celui des Ingénieurs de l’Agriculture et de l’environnement et des Ponts (p. 18), auraient été des ingénieurs myopes, c’est-à-dire des « cadres formés pour et à la technique » (p. 27), rétifs aux changements et à l’innovation (p. 35), et ignorants des principes d’écologie générale (p. 114-115).
L’un des principes fondateurs de la gestion durable européenne et française est basé sur la multifonctionnalité, c’est-à-dire tout à la fois conserver les forêts et leurs biodiversités menacées par le changement climatique et en atténuer les effets, tout en alimentant la filière-bois locale ou internationale et répondre aux attentes d’une société (e.g. sports de nature, cueillettes, chasse...) sur un même territoire. Or cette forêt multifonctionnelle, est clairement dénoncée par l’auteur :
la multifonctionnalité des forêts est en décalage avec la rationalisation des travaux pour une optimisation des produits, biens et services rendus par la forêt. Il faudra donc spécialiser les espaces selon les fonctions sociales (ici, des forêts récréatives), écologiques (là-bas des forêts protégées par un statut de réserve naturelle) et ailleurs des forêts pour alimenter la filière bois, même si cela doit altérer le sens d’une gestion pour la multifonctionnalité (p. 18).
La référence explicite aux travaux d’Elinor Ostrom sur la gouvernance polycentrique des biens communs et en particulier des réservoirs de ressources communes que sont les produits et services du bois et de la forêt, aurait permis à l’auteur de nous offrir un propos plus nuancé et profond sur les pistes à mobiliser pour « sortir de l’ornière ».
Pour Jean-Paul Guyon, le véhicule des solutions n’est autre que l’intelligence collective (p. 81). Il dresse alors un long panorama des solutions dont la pierre angulaire est de rendre possible un dialogue avec les autres acteurs des espaces et territoires forestiers. Ce faisant, il s’efforce de rendre audibles les voix nombreuses s’exprimant de l’intérieur du système, y compris les voix de l’esthétisme (p. 101), ce qui est novateur.
Seul vrai reproche : l’auteur a omis d’offrir au lecteur la profondeur historique nécessaire à la compréhension des enjeux forestiers à l’ère Anthropocène, avec l’avènement de colossaux dépérissements, l’arrivée de méga-feux et de bio-agresseurs qui reconfigurent en profondeur nos relations à l’arbre, à la forêt et aux hommes qui l’exploitent.
Que l’emploi récurrent du terme de « paradigme » ou de terminologies désuètes comme « homéostasie » et quelques passages aux arguments péremptoires ou certains développements sur la chasse à la Palombe n’éloignent le lecteur de cet ouvrage, car il faut le lire. Il s’y glisse de remarquables et judicieuses réflexions à propos de la filière-bois notamment (p. 54) de la recherche (p. 68, 70 ,96) et de la place des sciences humaines et sociales dans la foresterie (p. 29, 68, 104). Ces réflexions portent sans ambiguïté l’auteur à opter pour la spécialisation des territoires forestiers (p. 35, 90, 91,93) : nous aurions trouvé là la panacée, le remède à ce déclin durable de la foresterie française. C’est oublier un peu vite qu’avant de « planter » une charte éthique de la foresterie en France (p. 95), il faudrait commencer, comme le chantait Julos Beaucarne, par « reboiser l’âme humaine ».
Jean-Paul Guyon, La foresterie en France. Du déclin durable, Les 3 Colonnes, 2022, 131 p., 14 €.
Réponse aux commentaires de Damien Marage
Je remercie sincèrement le professeur Marage pour avoir pris le temps de commenter mon ouvrage.
Je n’ai pas écrit un ouvrage sur la gouvernance des forêts mais sur les paradigmes et paradoxes de la foresterie en France. Je propose de moyens de sortir la foresterie de l’ornière dans laquelle elle se trouve compte tenu de sa place dans les enjeux actuels de société (changement climatique, bien-être des populations notamment). L’intelligence collective étant une solution pour que la foresterie, bien commun, satisfasse tous les acteurs qui bénéficient de ses produits, biens et services.
Je ne jette pas les bases d’une filière forêt-bois durable mais d’une foresterie qui tienne compte des porteurs de projets de tous les bénéficiaires des produits biens et services. Parce que la gestion forestière pour la seule filière forêt-bois coûte 7,5 milliards d’€ par an aux contribuables. Cela passe par une hiérarchisation des fonctions de la forêt, comme je l’ai écrit et un développement du tissu industriel dans certains territoires. Parce qu’aujourd’hui toutes les fonctions des territoires forestiers ne sont pas ne sont pas prises en compte tout le temps partout. La forêt de Chambord, domaine privé de l’État, est interdite au public sur une grande partie de sa superficie. La chasse ne peut se faire tout le temps partout et les forêts privées ne sont accessibles qu’avec l’autorisation du propriétaire.
D’ailleurs le document ‘objectif forêt’ du gouvernement datant de juin 2023 mentionne : « 6.2 Territorialiser l’ambition de renouvellement forestier. L’ambition de renouvellement forestier sur les dix ans à venir a une portée nationale. Néanmoins, les territoires ayant chacun leurs spécificités géographiques et climatiques, les modalités de mise en œuvre devront être discutées localement auprès des acteurs de terrain ».
Je n’ai pas écrit qu’il faille renoncer au principe de multifonctionnalité des forêts, qui est intrinsèque aux territoires forestiers et qui s’impose donc aux gestionnaires.
Je n’ai pas écrit que la forêt est une construction sociale. Mais que la foresterie est un bien commun dont les produits, biens et des services doivent tous servir le bien être de toutes les populations. Elle participe de l’évolution des sociétés et non à l’évolution comme mentionné par M. Marage.
J’ai écrit : Aucune espèce forestière, gérée pour la production de bois, n’a disparu depuis l’avènement de la foresterie. Et si, l’Ours et le grand Tétras ont disparu, ce n’est pas à cause de la gestion forestière mais à cause de la prédation par la chasse.
J’ai écrit que l’on devait rendre hommage aux acteurs de la foresterie parce que nos forêts sont labellisées malgré l’absence dans le passé, de connaissances écologiques. On est loin d’un discours ‘pas tendre envers les IPEF’ qui ne sont d’ailleurs pas les seuls acteurs de la foresterie.
Pour illustrer le bien-être des populations j’ai utilisé le domaine de Versailles, ses jardins arborés et son parc forestier de 600 ha – le tout reconstitué en partie après 1999 à l’aide entre autres, du mécénat d’industriels de la foresterie. En expliquant que ces territoires ont été créés pour le bien-être économique, environnemental et sociétal des populations d’alors. Et que cela continue encore parce que les visiteurs de ces territoires se chiffrent par millions et rapportent aussi des millions d’€ chaque année. Et parce que les fonctions récréatives de ces territoires sont plébiscitées par les promeneurs, Vététistes, Cavaliers et autres sylvothérapeutes. On est donc loin de l’absence de définition du bien-être des populations dans mon ouvrage que déplore M. Marage.
Jean-Paul Guyon, 15 septembre 2023.