En revenir à « l’interprétation vive » de l’Éthique de Spinoza et risquer de se laisser transformer par le texte, telle a été l’intention et sans doute l’expérience d’André Pessel au long de ses nombreuses années de lecture, de recherche et d’enseignement, en classes préparatoires du Lycée Louis-Le-Grand notamment. Cette interprétation vive requiert de revenir au texte même, à la différence de ceux qui ont interprété la philosophie de Spinoza à l’aune de la catégorie trompeuse et inappropriée de « spinozisme ». Se placer « dans l’Éthique » est alors essentiel pour comprendre l’originalité de ce texte et faire l’expérience de son opérativité. Car c’est bien cette capacité du texte à produire certains « effets » qui intéresse André Pessel. L’« interprétation vive » renvoie alors au travail vivant d’un lecteur qui se transforme au fil de sa lecture. On pourrait objecter que tout texte potentiellement transforme son lecteur, en tant que la lecture constitue un événement particulier dans son existence. Les analyses d’Yves Citton sur la lecture et l’interprétation vivante d’un texte pourraient servir à étayer cette objection. Mais André Pessel insiste peut-être moins sur la manière dont le lecteur s’engage dans sa lecture que sur l’opérativité du texte même de Spinoza qui lie intimement mode argumentatif et ontologie en vue des fins éthiques de transformation du lecteur.
Ainsi, une autre objection est d’emblée écartée et l’originalité de Spinoza affirmée : les effets que le texte produit dans la manière de vivre et de comprendre du lecteur ne tiennent pas seulement à la pratique, ou au mode de vie, que le texte appelle et qui le rapprocherait des philosophies ou sagesses antiques, telles que Pierre Hadot les interprète. Les effets du texte de Spinoza dépendent plus étroitement de l’ontologie singulière qu’il développe autour d’un principe d’intégration et d’agencement. Le mode d’argumentation géométrique, d’une part, et l’ontologie spinoziste d’une substance constituée par les êtres finis qui s’y intègrent, d’autre part, font la spécificité de la philosophie de Spinoza. L’un et l’autre expliquent l’opérativité propre de son texte et sont indissociables puisque être « effet de texte » revient à comprendre et à vivre plus intimement l’intégration en Dieu, dans la substance, ou encore la nature. Telle est la thèse développée par André Pessel dans les différents textes qui constituent les chapitres de son livre, Dans l’Éthique de Spinoza.
Parce que ces textes ont été écrits au fil de ses recherches et à l’occasion de plusieurs séminaires, une progression argumentative linéaire ne doit pas nécessairement être recherchée dans le livre d’André Pessel. Mais il est possible de suivre à la trace l’élucidation progressive de la thèse qui semble avoir guidé ses recherches, de la même façon que le développement d’une intuition particulière guide l’écriture chez Bergson. André Pessel revient donc sans cesse, et par différents abords, à cette double question : que produit le texte de Spinoza et comment ? Il prend en compte, en même temps, l’ambivalence de cette opérativité qui n’exclut pas la difficulté de la lecture ni les résistances empêchant certains lecteurs de parvenir à une compréhension adéquate. Car le lecteur est certes constitué par le texte, mais sa lecture dépend aussi, toujours en même temps, d’autres déterminations propres à son existence particulière, historique, comme le révèlent les lectures de Nietzsche ou Desanti. Nous sommes tentés alors de renverser le questionnement pour demander à André Pessel lui-même d’où il parle et jusqu’où une lecture dans l’Éthique est possible si la lecture de chacun dépend de sa situation propre. Mais tâchons d’abord de retracer les éléments clés de la lecture que partage ici André Pessel.
Ordre et effets d’un texte autonome
En s’intéressant à l’opérativité du texte de Spinoza, André Pessel s’interroge sur le type de rapport qui relie l’auteur, le texte et le lecteur. Il met en évidence le fait que ce rapport est particulier et propre à chaque philosophie, autant que les thèses énoncées peuvent être originales. La comparaison entre Spinoza et Descartes ou Nietzsche permet de comprendre cette spécificité. Ce qui caractérise la manière d’écrire de Spinoza, selon André Pessel, réside dans l’effacement de l’auteur, l’autonomisation du texte et la construction du lecteur par le texte.
La lecture est avant tout un travail, un exercice à répéter infiniment, non pas tant pour saisir un sens relatif à l’auteur du discours, mais pour « construire les conditions progressives de la compréhension » (p. 10) d’un ordre ontologique et d’un objet lui-même infini, à savoir Dieu ou la nature. Dans cette perspective, l’auteur s’efface en tant qu’il n’est ni le géomètre de l’ordre exposé, ni même celui qui valide les énoncés, encore moins celui qui produirait le lecteur attendu. C’est une erreur d’identifier le nom propre de Spinoza, ou même les idées rassemblées dans ce qu’on a appelé le spinozisme, au texte lui-même. Au contraire, le texte acquiert une autonomie et a une opérativité de lui-même. Car il construit, et non pas décrit, son objet autant que son lecteur. Cette double opérativité, concernant l’objet autant que le sujet, dépend du recours à l’ordre géométrique. Les définitions génétiques (sur le modèle de la définition du cercle construit par rotation), comme les exemples géométriques et l’ordre même des démonstrations, construisent peu à peu l’objet qui est à comprendre, en même temps qu’ils constituent le lecteur en lui donnant les moyens de comprendre cet objet.
L’ordre de l’argumentation permet de tracer un itinéraire, sans guide puisque l’auteur s’efface, et de proposer un cheminement, valable pour le lecteur comme pour l’auteur. En définitive, l’auteur est lui aussi constitué par le texte et écrit ainsi une sorte de « biographie involontaire » selon les mots de Nietzsche qu’André Pessel reprend à son compte (p. 115). Dire que le lecteur est « effet d’ordre » (p. 72), c’est alors montrer que le sujet, individué et connaissant, se constitue, chez Spinoza, par la lecture, voire l’écriture. Il est véritablement lecteur en tant qu’il est capable de comprendre son objet, de penser et d’agir en conséquence.
Cet ordre d’argumentation n’est pas une simple stratégie rhétorique, mais il dépend directement de la nature de la pensée. La pensée adéquate ne représente pas son objet et l’enjeu n’est pas de parvenir à l’évidence, sur le modèle cartésien de la vision, mais la pensée procède au contraire par un va-et-vient entre différentes choses simultanément présentes à l’esprit. C’est la force du livre d’André Pessel que de mettre en évidence cette articulation entre le mode argumentatif et la nature de la pensée. De même, cette constitution structurale de la pensée s’articule avec et s’explique par la constitution et l’ordre même du monde. Les êtres finis s’agencent les uns avec les autres et constituent la substance infinie. André Pessel s’efforce alors de rendre compte de l’ontologie de Spinoza en explicitant ce que signifie « être partie-de ».
Principe d’intégration
André Pessel prend soin de distinguer l’ontologie de Spinoza d’une « métaphysique de la totalité » (p. 38). Car les modes, ou les êtres finis, sont des parties de la substance divine non pas au sens où ils composent une totalité que l’on peut diviser, mais au sens où ils sont en Dieu ; ils constituent la substance. Le chapitre IV insiste sur le fait qu’« être partie-de l’entendement infini, c’est être intégré à, ce n’est pas être un composé » (p.76). C’est à partir de cette affirmation déterminante et récurrente du principe d’intégration, qu’André Pessel relit plusieurs problèmes propres à la philosophie de Spinoza et explique plus concrètement l’opérativité du texte.
Tout d’abord, cette ontologie permet de penser la continuité entre les êtres finis eux-mêmes et avec l’infini. Au chapitre III, André Pessel étudie cette continuité à partir de l’idée d’actualité qui permet à Spinoza de penser aussi bien l’infini que les êtres finis. L’actuel est « ce qui est agencé » (p. 49) et « ce qui est toujours en train de se modifier » (p. 48). L’intégration est donc cet agencement qui se produit à l’infini, soit à une multiplicité d’échelles, et se reconfigure sans cesse. Il peut y avoir discontinuité des états, mais pas du processus (p. 67). La continuité se dit alors aussi en termes de puissance, ou de force : les modes finis tirent leur puissance de celle de Dieu. On peut penser une variation de degrés et une dynamique liée à l’évolution de ses puissances et à leur interaction, sans discontinuité. André Pessel remarque que Spinoza se trouve au début de la pensée révolutionnaire de la dynamique et du continu, que Leibniz notamment, poursuivra de manière plus approfondie et plus efficace. Mais ce qui importe pour Spinoza réside dans l’opérativité du texte vis-à-vis de ces processus d’intégration.
Cette ontologie permet donc de comprendre comment le texte « opère » sur le lecteur : il le fait parvenir à la conscience de son intégration en Dieu, soit à la mentis acquiescentia, « c’est-à-dire la plus haute joie qui accompagne l’idée de soi et l’idée de Dieu comme cause » (p. 104). Celui qui suit l’ordre d’exposition du texte prend conscience de sa situation et peut, de plus en plus « expérimenter avec joie le contentement d’être en Dieu, d’être dans le réel » (p. 72) parmi d’autres choses. Or, cette joie, affect positif coïncidant avec une transition de puissance, indique en même temps une plus grande intégration en Dieu. Avoir conscience de cette intégration n’est autre que connaître Dieu et l’aimer d’un amour intellectuel. Telle est la sagesse, ou la béatitude chez Spinoza. L’effet du texte, ou ce qu’il produit, est plus qu’un simple lecteur, c’est un lecteur sage construit par l’Éthique. D’où la distinction entre l’exemplar, évoqué dans la préface de la quatrième partie de l’Éthique et faisant appel à l’imagination, et l’homme sage que l’Éthique construit à travers la progression même de l’argumentation et la constitution de la raison. Le processus à l’œuvre dans le texte de Spinoza coïncide avec le processus éthique qui conduit l’homme à une meilleure connaissance de lui-même et de la nature, comme à une plus grande puissance ; ce qu’André Pessel explique en termes d’intégration.
On pourrait croire que ce principe d’intégration et les processus qui en dépendent réintroduisent une finalité et une normativité. Au contraire, André Pessel met en garde contre cette erreur que Spinoza lui-même combat. Plus radicalement, il montre que la philosophie de Spinoza n’est pas une philosophie du manque et de la distance et redéfinit le désir, avec Spinoza, comme passage, ou transition. Cela est traité par nombre de commentateurs, mais ce qui fait l’originalité du propos d’André Pessel est sans doute l’articulation de ces considérations ontologiques, voire anthropologiques, avec l’intérêt qu’il porte au mode argumentatif et à l’opérativité du texte même. Si le désir est passage, que la sagesse est un effet plus qu’un état et que ces processus et modifications dépendent d’un agencement entre les parties qui constituent la substance infinie de Dieu, on comprend mieux en quoi consiste l’opérativité du texte et ce qu’elle construit.
Or, cela suppose une conception bien particulière du sujet qui ne peut plus être seulement considéré comme un individu fini, isolé. André Pessel s’attache à réinterpréter ce qui caractérise le sujet pouvant être transformé par la lecture et par son rapport aux autres modes. Ce ne sont plus seulement l’ordre et le cheminement qui comptent, mais aussi ce rapport à l’altérité : le sujet est « effet d’autre » (p. 67). Toujours en mouvement, il se caractérise par sa capacité à remodeler sans cesse le rapport aux autres choses. Ainsi, le conatus n’est pas un principe d’individuation, finalisé, mais correspond à cet effort de réagencement perpétuel des parties qui constituent aussi bien la substance infinie que le corps humain, à une autre échelle. Le principe d’intégration qu’expose André Pessel est alors utile à la compréhension de l’anthropologie spinoziste et à son articulation, sans discontinuité, avec l’ontologie générale.
D’autres éléments du texte de Spinoza sont ainsi mis en lumière par l’approche d’André Pessel comme par son effort d’articulation des différents aspects de cette philosophie. Car la lecture foisonnante qu’il partage dans ce petit livre semble être en même temps le recueil de pensées écloses ou construites au fil de ses recherches. Il rend compte autant de la systématicité du texte de Spinoza que de la continuité de sa propre trajectoire de lecteur. Et c’est à nous désormais de saisir au vol, autant que nous pouvons les comprendre, ces fulgurances de pensée, ces idées évoquées, pas toujours démontrées ni expliquées, mais qui indiquent des pistes à suivre et à creuser pour d’autres lectures de, ou dans l’Éthique de Spinoza.
Recensé : André Pessel, Dans l’Éthique de Spinoza, Paris, Klincksieck, 2018, 143 p., 21 €.