Une journée d’action intersyndicale « contre la privatisation de La Poste et la mort du service public postal » a lieu le mardi 23 septembre 2008. Cette initiative des syndicats a été organisée en réaction à la volonté de l’entreprise publique de changer de statut. Il est en effet question de transformer La Poste en Société Anonyme (SA) et de pouvoir procéder à une ouverture de son capital. Cette possibilité a été présentée le 28 août par le président du Groupe La Poste, Jean-Paul Bailly, au conseil d’administration. L’État doit statuer sur le principe de l’augmentation du capital dans les prochains mois. Néanmoins, si l’on en croit le nouveau contrat de plan signé cet été entre La Poste et l’État, l’organisation postale réaffirme ses missions de service public. Comment interpréter cette séquence d’annonces d’informations en apparence contradictoires : en juillet une réaffirmation du service public suivie, quelques semaines plus tard, par l’annonce d’un projet de privatisation partielle de La Poste ?
Même si elle est toujours perçue dans l’imaginaire collectif comme une incarnation emblématique du service public, La Poste est en fait une entreprise publique dont une partie seulement des missions est d’intérêt général. Le changement de statut qu’elle s’apprête à connaître s’apparente donc plus à une accélération dans un processus d’adaptation entamé depuis plusieurs décennies qu’à une transformation soudaine et brutale. La question qui se pose pour La Poste, hier comme demain, est de savoir comment l’entrée dans un univers concurrentiel est conciliable – ou pas – avec le maintien des exigences du service public.
Une approche socio-historique des mutations récentes du groupe peut permettre de répondre à ces questions. À l’aune de ce bref trajet, les craintes qui se manifestent à l’occasion de la réforme annoncée cet été peuvent être interprétées comme des symptômes d’évolutions plus profondes et plus structurantes que celles qui concernent le statut juridique. En effet, les réformes déjà mises en œuvre du statut de la Poste – passage d’une Administration d’État à une entreprise publique en 1991 – concernent l’ensemble des dimensions de cette organisation désormais largement ouverte au marché. Les annonces effectuées cet été prolongent et entérinent ainsi une situation hybride entre service public et marché. Enfin, grâce à des observations et entretiens recueillis auprès de conseillers financiers de la Banque postale, nous essaierons de montrer comment sont gérées et vécues au quotidien ces tensions par les agents du groupe.
La Poste comme incarnation du service public
La Poste incarne le service public en France pour de multiples raisons. D’abord parce que l’entreprise publique est une ancienne administration d’État. Ensuite, parce que certaines de ses missions restent d’intérêt général.
Sur le premier point, qui concerne son statut, rappelons que La Poste est une ancienne Administration d’État, dirigée par un Ministère, ou un secrétariat d’État selon la période. Elle a connu une grande stabilité de son statut juridique jusqu’à la loi de 1990 qui l’a transformée en un établissement public, malgré des tentatives avortées antérieurement. C’est donc au regard de la grande stabilité du statut postal pendant trois quarts de siècle (depuis 1925 et la création des PTT, sigle encore parfois utilité aujourd’hui) qu’il faut mesurer l’impact de l’enchainement de réformes qui ont eu lieu ces 35 dernières années [1].
La réforme de 1990 fut initiée en 1984 avec le rapport Fabre, « L’avenir de la Poste » [2], présenté au nom du Conseil Économique et Social, qui a proposé le statut d’Établissement Public Industriel et Commercial pour la Poste afin de lui donner davantage de marges de manœuvre dans ses activités marchandes [3]. La proposition ne fut pas retenue mais des débats publics sur l’avenir des PTT s’en suivirent. Par la loi du 2 juillet 1990, la Poste devint un établissement public. Cette réforme provoqua la scission des PTT en deux entités différentes, France Télécom d’un côté et La Poste de l’autre. Ainsi, le 1er janvier 1991, la Poste a acquis une personnalité juridique mais aussi une autonomie financière. Elle se distingue de l’État d’une part et doit veiller à l’équilibre de ses activités d’autre part.
Cette longue période de stabilité juridique a associé la Poste à l’avènement du service public dans l’imaginaire collectif. Elle a en effet pendant longtemps incarné l’État, l’administration bureaucratique au sens de Weber. Cela tient également au fait que ses salariés, en majorité issus des classes populaires et moyennes, ont pu réaliser une certaine forme d’ascension sociale, notamment grâce à la sécurité de l’emploi dont ils ont pu bénéficier. L’entrée de ces couches sociales dans la société salariale a été facilitée par la tertiarisation de fractions issues des classes populaires et le fonctionnariat [4].
La Poste incarne également le service public parce qu’une partie de ses missions sont d’intérêt général. La Poste, étant placée sous la tutelle du Ministre délégué à l’Industrie, leurs relations sont contractualisées dans le cadre d’un contrat de plan pluriannuel avec l’État. Celui-ci fixe les objectifs recherchés en termes de qualité de service sur une période donnée. Le dernier contrat de plan, « Contrat de service public », signé le 22 juillet, et qui couvre la période 2008-2012, reprend et réaffirme les quatre grandes missions dévolues à l’organisation postale : le service postal universel, service public minimum à l’échelle de l’Europe, l’acheminement de la presse, l’accessibilité bancaire et enfin l’aménagement du territoire. Il est frappant de constater que les missions du nouveau contrat de plan s’inscrivent dans la pleine continuité de celles qui ont été défendues au cours des 20 dernières années.
Les continuités dans le service public postal :
– Pour le service postal universel : La loi de 1990 avait déjà attesté la mission de service public du courrier dévolue à La Poste. Le courrier, avec la péréquation tarifaire géographique appliquée depuis 1848 (envoi partout en France pour un timbre à prix unique), est un des plus anciens services publics français. Le contrat de plan 1995-1997 avait d’ailleurs abordé ce service figurant dans la directive européenne postale avant même son adoption par le Conseil des ministres [5].
– Pour l’acheminement de la presse : Le nouveau contrat de plan ne fait qu’actualiser l’accord conclu le 4 juillet 1996 entre l’État, la presse et La Poste dans le cadre d’une rénovation des relations entre la presse et La Poste.
– Pour l’accessibilité bancaire : Le droit au compte est une disposition mise en place par la loi du 24 janvier 1984 (art. 58) qui interdit aux banques de refuser à quiconque l’ouverture d’un compte de dépôt ou d’un compte d’épargne. En touchant une population particulière qui n’aurait pas accès au secteur bancaire sans elle, La Poste et ses conseillers financiers assurent un service d’intérêt général : « en ouvrant sans aucun ostracisme ses guichets financiers aux plus démunis, elle participe fortement à l’endiguement de la marginalisation sociale des populations fragiles » [6].
– Pour l’aménagement du territoire : En application de la loi du 02 juillet 1990, La Poste contribuait déjà à la mission d’aménagement du territoire par sa présence dans les zones rurales et dans les banlieues difficiles. Le contrat de plan 1995-1997 a réaffirmé la présence postale sur tout le territoire et notamment dans le monde rural et en 2002 a été conclue une « Convention entre l’État et La Poste portant sur la présence et la qualité des services de la Poste dans les quartiers relevant de la politique de la ville ».
Ce contrat de plan s’inscrit dans une stratégie d’affichage de la continuité des missions de service public remplies par le groupe. La Poste y réaffirme notamment l’implication de l’État dans les activités postales.
Les enjeux d’une adaptation à un environnement concurrentiel
Si le premier « basculement statutaire a surtout servi de levier d’ajustement à un contexte concurrentiel de plus en plus pressant » [7], la transformation de la Poste en entreprise publique n’est pas suffisante, aux yeux de la direction du groupe, pour lui permettre de faire face à l’entrée pleine et entière des activités postales dans le marché européen. En effet, le principe de libre concurrence doit y être scrupuleusement respecté, notamment avec l’application de la directive européenne sur la cessation des derniers monopoles postaux pour l’État français. En clair, La Poste va perdre les derniers monopoles qu’elle gardait dans le secteur du courrier et le secteur bancaire. Ceux-ci concernent le livret A et les lettres de moins de 50 grammes.
La conception française du service public se heurte aujourd’hui au consensus régnant en Europe sur la question de la libéralisation de ces services. La notion de service public telle qu’elle existe en France est caractérisée par une étroite association du service public et de l’État d’une part et de l’État et de ses agents, qui, en théorie, sont des fonctionnaires d’autre part. Cette vision ne correspond pourtant plus à la réalité d’un groupe comme la Poste, qui est certes toujours une entreprise publique mais qui ne recrute d’ores et déjà plus de fonctionnaires. Son rapport à l’État s’est distendu. Son statut d’entreprise publique reste toutefois un statut intermédiaire puisqu’elle n’est plus une Administration d’État mais qu’elle n’est pas non plus une entreprise privatisée. Or dans le contexte actuel, cet entre-deux risque, à plus ou moins long terme, de poser problème du fait de sa spécificité et être vu « comme un sujet de friction potentiel avec la Commission européenne et, surtout, comme un handicap pour nouer des alliances internationales et réaliser des investissements lourds. » (Le Monde, Anne Michel, 25/07/08). L’ouverture de capital du groupe apparaît dès lors à sa direction comme une évolution inéluctable.
Après une première proposition de loi préconisant la transformation de la Poste en Société Anonyme en 2000, ce projet de loi n’a pas abouti pour plusieurs raisons. Les motifs principaux en sont la pression constante que l’Association Française des Banques a exercée sur le Ministère de l’Économie et des Finances pour empêcher l’apparition d’un concurrent, et les réserves des syndicats du personnel de la Poste.
Cependant, avec l’ouverture du marché à la concurrence prévue pour 2011, se joue l’enjeu de la compétitivité de l’opérateur postal au niveau européen. En effet, la libéralisation du marché européen viendrait placer La Poste dans un environnement pleinement concurrentiel et pour y faire face elle se doit de mettre toutes les chances de son coté. Or, une entreprise publique ne peut pas céder des parts de son capital, elle n’est pas libre d’augmenter son capital alors qu’une société anonyme (SA) peut accroître son capital grâce à des investisseurs, privés ou publics, et peut payer des acquisitions par échange de titres.
Le stade suivant sur l’échelle de la libéralisation serait donc logiquement une Société Anonyme dont la majorité des parts appartiendrait à l’État puisque le préambule de la Constitution de 1946 stipule que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » (article 9). Tant que La Poste sera considérée comme ayant les caractères d’un service public, elle ne pourra pas être privatisée dans sa majorité et l’État se devra légalement de rester l’actionnaire majoritaire de la société anonyme.
Avec cet éclairage, et dans ce contexte de projet de changement de statut présenté à la rentrée de l’État, le dernier contrat de plan signé en juillet que La Poste a choisi d’appeler le « contrat de service public » prend toute son importance. En effet, il semble que La Poste ait choisi de faire de son insertion dans le monde concurrentiel, le moyen du maintien de ses missions de service public. Rappelons que celles-ci doivent être financées en partie par le groupe : même après compensation de l’État, les quatre missions de service public du contrat de plan coûtent encore 816 millions d’euros par an à La Poste. Et de fait, on assiste bien à l’établissement d’une complémentarité financière du public et du privé, le dernier finançant le premier. Ce sont d’ailleurs les services financiers de la Poste qui ont permis le maintien de la présence postale sur une partie du territoire français puisqu’ils « représentent de 60% à 80% de l’activité des petits bureaux de poste » [8].
Cette articulation apparaît dans les orientations stratégiques du groupe : pour la première fois, à coté du « contrat de service public » (2008-2012), La Poste a mis en place un plan d’entreprise appelé « Performance et confiance » (2008-2012). Les deux mettent en avant des points différents : le contrat de plan va dans le sens des politiques publiques, le plan d’entreprise dans celui de la compétitivité de l’organisation postale.
Au regard de cette situation, on comprend que pour de nombreux syndicats, la réforme prévoyant le changement de statut du groupe constitue un pas de plus vers un renforcement de la logique marchande pour affronter l’environnement concurrentiel auquel La Poste est soumise. Pour ces représentants des salariés, la tension est d’autant plus forte que les agents doivent assumer au quotidien la gestion simultanée de ces différentes orientations.
La coexistence de deux impératifs contradictoires
Ainsi, on peut comprendre que le débat sur son changement de statut se cristallise : un seul et même groupe doit faire face à deux prescrits contradictoires, l’un « privé » et l’autre « public », l’un « entrepreneurial » et l’autre « politique ». Le conflit de rôles entre le « prescrit public » (renvoyant à la notion de service public, à l’intérêt du client) et le « prescrit privé » (la productivité, l’intérêt de l’entreprise) traverse le groupe dans son ensemble sans que la persistance de ces orientations contradictoires soit tranchée. Dans une répartition des rôles assez stable et bien réglée, les instances politiques et les syndicats défendent le prescrit public et l’entreprise le prescrit privé. Ces exigences différentes peuvent parfois aller dans le même sens, mais elles peuvent aussi être en décalage et donner l’impression aux salariés que l’un des prescrits doit primer sur l’autre. Une grande partie de la gestion de cette contradiction est, dans leur travail journalier, reportée sur les agents. Cette situation a déjà été étudiée pour le corps des receveurs par Odile Join-Lambert qui a analysé ce groupe professionnel hybride dans ses rapports aux usagers mais aussi à l’État en se posant la question suivante : « un représentant de l’État peut-il être marchand ? » [9] Cette contradiction possible des prescrits est ainsi l’occasion d’observer, suite aux réformes de statut, la « modernisation des agents » afin de saisir les conséquences pour les agents des transformations des entreprises de service public. Fabienne Hanique évoque dans Le sens du travail, Chronique de la modernisation au guichet des salariés confrontés « à des exigences dont ils ne perçoivent pas toujours le sens » [10].
La meilleure façon de comprendre ces deux prescrits défendus l’un par le contrat de plan, l’autre par la proposition de réforme du statut est d’aller voir sur le terrain pour se rendre compte des tensions suscitées par cette coexistence des prescrits. L’étude socio-historique des conseillers financiers de la Poste montre que les modalités de création de ce métier renvoient à une professionnalisation par le haut, c’est-à-dire une professionnalisation mise en place par l’employeur ou par l’État. En effet, ce groupe d’agents a depuis longtemps été confronté à l’impératif marchand. Du fait même que ce métier est financier et commercial, son institutionnalisation au sein une administration d’État a été très controversée. Dans le premier rapport du conseil commercial des postes, en 1973, il y est expliqué que l’attitude commerciale résulte d’un choix et qu’elle est compatible avec celle de service public. Afin de la justifier, il est même stipulé que : « opter pour le repliement sur les produits du monopole et quelques produits annexes, c’est opter, du même coup, pour un désinvestissement postal ; c’est-à-dire pour un recul simultané, tout au moins relatif, de notre réseau de communication et de notre réseau de contact. C’est dans le même temps, risquer une élévation importante du prix de revient des opérations et des prestations maintenues. » [11]
Il faut néanmoins prendre de la distance avec la proposition peut-être un peu trop simple et évidente de la rentabilité contre le service public car si la rentabilité peut servir – en le maintenant – le service public, on peut se demander si le service public n’est pas contaminé par la rentabilité.
Pour prendre actuellement l’exemple des conseillers financiers, le livret « Mon métier, sa déontologie », document interne qui leur est remis, affirme dès l’introduction que leur « mission est double : remplir ses missions de Service Public, assurer la réalisation de ses objectifs commerciaux dans un environnement concurrentiel ». La spécificité de ce métier tient au fait qu’il représente l’entrée de la sphère marchande à la Poste. Les conseillers financiers ont en effet constitué la première force de vente postale ayant des objectifs individualisés à atteindre et, en même temps, ils restent aussi ceux qui reçoivent les allocataires du RMI, les sans-papier ou encore les gens du voyage, toutes populations vulnérables peu rentables et donc peu reçues dans les banques classiques. En les recevant, les conseillers financiers de la Poste respectent le droit au compte bancaire puisque la loi bancaire du 24 janvier 1984 permet à ceux qui le désirent d’avoir une existence bancaire : le conseiller financier ne peut donc pas refuser l’ouverture d’un compte de dépôt ou d’un compte d’épargne. En touchant une population particulière qui n’aurait pas accès au secteur bancaire sans elle, La Poste et ses conseillers financiers assureraient donc toujours un service d’intérêt général.
Mais si la culture de « service public » implique pour les conseillers financiers de recevoir tous les publics sans distinction et d’être ainsi « une banque à part », la culture « bancaire » leur enjoint à l’opposé de faire de la vente de produits financiers, d’être « une banque à part entière » (slogan de la Banque Postale, à sa création en 2006). Le conseiller financier se perçoit alors comme un intermédiaire, comme un tampon entre le client et l’organisation, entre la défense des intérêts de son client (ne pas lui vendre n’importe quoi) et la défense de son entreprise dans le monde concurrentiel des banques (remplir ses objectifs). Mais n’y a-t-il pas néanmoins pour eux un primat absolu de l’organisation sur l’action de vendre, pour être performant, et atteindre les objectifs assignés à chacun ?
Quand je demande à Agathe [12] qui a changé de bureau de poste récemment comment cela se passe pour elle, elle m’explique que : « C’était différent ! A [X, petite ville de province] il y a beaucoup de clients qui demandent des compétences, il faut être très pointu, il y a des gens de profession libérale, de l’éducation nationale, des militaires, donc c’est des gens avec qui il faut être vraiment attentionné, extrêmement compétent. Il faut faire très attention. A [Y, préfecture du département, quartier populaire], je ne veux pas dire qu’on pouvait faire des erreurs, loin de moi cette idée, mais ce n’est pas le même domaine, il y a beaucoup de gens qui sont dans le besoin, qui sont endettés, c’est autre chose, c’est plus du service après vente. Il faut peut être plus d’attention humaine à [Y] qu’ici ! On ne vend pas les mêmes produits non plus, donc les résultats sont totalement différents d’un bureau à l’autre. C’est pourquoi, lorsque les objectifs sont similaires pour tout le monde, c’est une aberration ! » Sur le terrain, on voit qu’en fonction des clients qui dépendent du bureau de poste, le travail quotidien du conseiller financier n’est pas le même et le prescrit qui prédomine non plus. Cela dit, la socialisation du conseiller financier à son métier par l’organisation postale, par le groupe professionnel des conseillers financiers et/ou par ses collègues du bureau de poste sera également très importante, notamment concernant les représentations que les conseillers financiers se font de leur métier.
Et peu importe finalement que la notion de service public postal existe encore dans les faits, seulement dans les discours, ou tel un mythe de l’imagerie postale : beaucoup de conseillers financiers, et pas seulement des fonctionnaires, mettent en avant cette notion. L’observation en bureau de poste a mis en évidence le fait que certains jeunes contractuels ayant un cursus bancaire se sentent aussi concernés et considèrent ne pouvoir travailler conformément à leurs valeurs qu’à La Poste. Je prendrai comme exemple le cas de Maud, contractuelle de 26 ans, qui a travaillé à la BNP Paribas avant d’arriver à la Banque Postale, et qui m’explique pourquoi elle préfère travailler pour la Poste : « ici on ne me force pas à vendre un crédit revolving à une mère de famille qui finira endettée ! »
Les prescrits « public » et « privé » peuvent coïncider, mais ils peuvent aussi se contredire, mettant les deux exigences en conflit et laissant le conseiller financier désappointé vis-à-vis de son travail mais également de son identité professionnelle : « C’est à dire que je ne me sens même plus postier finalement. Je ne devrais pas dire ça, parce que la Poste au départ, c’était un groupe presque familial, avec beaucoup de solidarité entre nous, et puis aujourd’hui ce n’est plus ça. Je n’ai plus la notion de service public comme je l’avais avant. Il faut davantage vendre que conseiller. Et les clients, il faut tout le temps leur faire des contrats. Même s’ils n’en veulent pas, il faut quand même essayer ! Aujourd’hui je n’ai plus la notion de service public, mais la notion d’une banque ! » (Ludovic, 43 ans, fonctionnaire à la Poste depuis 1982, ancien facteur, ancien conseiller financier qui a eu une promotion de conseiller clientèle).
Le décalage entre les deux impératifs contradictoires trouble l’image du groupe auprès des usagers, devenus clients, qui ne comprennent pas toujours le mélange des genres. Mais c’est peut-être surtout en interne, pour les salariés du groupe, que la coexistence et l’imbrication croissantes des deux missions de service et de vente posent des problèmes. La définition d’une identité professionnelle des salariés du groupe est ainsi l’objet de tensions qui sont d’autant plus fortes que les salariés doivent concilier dans leur pratique les deux impératifs. En cela, le cas des conseillers financiers est exemplaire. Dans ce contexte, il n’y a rien de surprenant à ce que la question du stress revienne de manière récurrente au sein du groupe. Les syndicats s’en sont aussi emparé et la direction a réagi par la mise en place d’un observatoire du stress dont le conseil scientifique s’est réuni pour la première fois le 3 septembre. Cet observatoire cherche à résoudre les difficultés des personnels face aux « changements liés à une restructuration permanente depuis dix ans ». D’une certaine manière, et comme des chercheurs l’ont récemment montré dans un ouvrage collectif appelant à pousser l’analyse « au-delà du stress au travail », ce dernier indique le « recentrage sur l’individu qui efface potentiellement les causes matérielles ou collectives d’une défaillance » [13] d’autant plus que le travail s’effectue au contact des usagers et avec des incertitudes concernant l’organisation. Cette notion sert alors à mettre en mots les difficultés et incohérences organisationnelles lorsqu’elles sont reportées sur les agents.
Conclusion
Le changement de statut de La Poste n’est pas une réorientation brutale de l’organisation, liée au Gouvernement actuel ou à la pression des autres Postes européennes, bien plutôt l’aboutissement provisoire d’un processus de transformation interne et externe engagé depuis longtemps.
Les tensions liées à ce changement de statut apparaissent comme la cristallisation, dans un débat juridique, d’autres tensions qui traversent l’entreprise et qui touchent au sens même des missions qui lui sont confiées. Ces tensions tiennent au positionnement du groupe par rapport à la mission postale proprement dite, aux missions que doit remplir la Poste entre service public et adaptation à la concurrence. Un brouillage s’installe qui perturbe fortement tant l’identité professionnelle des salariés que la nature des attentes que le public est en droit de formuler.
Loin de céder à une néo-libéralisation imposée de l’extérieur, la stratégie du groupe est d’opérer une dualisation des services publics. Yasmine Siblot a déjà montré comment l’entreprise dissocie les « services rentables gérés suivant des normes managériales et commerciales et des services à destination des populations considérées comme uniformément démunies » [14]. Les transformations de La Poste apparaissent ainsi comme tout à fait représentatives de la voie adoptée par la France pour gérer son processus d’adaptation à l’économie ouverte de la deuxième mondialisation [15]. C’est peut-être aussi pour cela que l’annonce d’une privatisation partielle de La Poste suscite des inquiétudes sociales et des débats [16] qui vont bien au-delà des personnes directement concernées.