Jeremy Jennings a entrepris d’écrire une histoire de la pensée politique en France depuis la fin du XVIIIe siècle. D’une ampleur et d’une érudition remarquables, l’ouvrage propose cependant une interprétation qui est loin d’être consensuelle.
Jeremy Jennings a entrepris d’écrire une histoire de la pensée politique en France depuis la fin du XVIIIe siècle. D’une ampleur et d’une érudition remarquables, l’ouvrage propose cependant une interprétation qui est loin d’être consensuelle.
Quiconque souhaite étudier la pensée politique en France depuis le XVIIIe siècle se trouve très rapidement freiné par l’ampleur de la tâche. En effet, depuis la Révolution, la France s’est vantée d’être l’incarnation de l’avant-garde politique, non seulement en Europe, mais à l’échelle mondiale. On dira volontiers que cette conviction relève d’un universalisme et d’un égocentrisme particulièrement franco-français, mais la réalité historique semble donner raison au mythe. Que ce soit la polémique autour des Lumières, la violence de la Terreur, l’impérialisme napoléonien, ou la philosophie sartrienne, la France peut à juste titre être considérée comme l’un des principaux creusets de la pensée politique moderne.
S’il est possible de retrouver un peu partout dans le monde des symboles et des débats nés en France, les Français eux-mêmes se sont rarement mis d’accord sur le sens du politique et encore moins sur le sens de certains évènements comme la Révolution ou la Commune. Avant même d’écrire une histoire de la politique française, tout travail d’analyse doit donc s’attarder longuement sur la perception et les interprétations multiples de chaque événement. C’est ici que le dernier livre de l’historien et politologue britannique Jeremy Jennings prend tout son sens. Avec érudition et rigueur, il nous guide à travers deux siècles de débats houleux. Ce livre n’est pas vraiment un essai à thèse ; il ressemble plutôt à un panorama de penseurs et d’idées-clés structuré autour de plusieurs thèmes.
Jennings évite une approche purement chronologique ; chacun des dix chapitres traite de plusieurs concepts communs. Néanmoins, l’auteur affiche clairement ses préférences chronologiques. Même s’il discute de la philosophie des Lumières et des philosophes, il situe le début de son récit dans les débats autour de la communauté politique et la représentation qui ont suivi 1789. Le combat pour ou contre la Révolution devient l’horizon indépassable de chaque thème présent dans les pages du livre : la souveraineté, l’universalisme, la science, l’insurrection, l’engagement… Sans nul doute, le poids du moment révolutionnaire reste accablant pour tout ceux qui vivent dans son ombre.
Il serait difficile de donner tort à Jennings sur ce point, mais il va plus loin dans son analyse des conséquences de la Révolution. C’est ici qu’on voit l’influence de toute une génération d’historiens et de politologues qui ont essayé de penser le politique en France. La référence la plus explicite est à Pierre Rosanvallon qui apparaît dès les premières pages, mais on entrevoit aussi les préoccupations de François Furet ou encore de Claude Lefort. En s’intéressant principalement à l’impossibilité de la représentation – ce que Lefort nomme « le lieu vide » – Jennings s’inscrit dans le même héritage intellectuel. On voit sans grande difficulté que son texte est constamment tourné vers cette même problématique : comment apaiser et refermer le lieu vide politique en France.
Étant donné l’intérêt pour ces questions, on ne s’étonnera pas que le chapitre le plus important – et le plus long – soit consacré à « l’Histoire, la Révolution et la Terreur ». Car c’est bien ces trois thèmes qui prédominent pour Jennings. Il veut montrer comment la politique française contemporaine s’est efforcée à penser une communauté politique au delà de la révolution et de la violence. Il reprend ainsi les obsessions et les craintes des penseurs libéraux du XIXe siècle – Mme de Staël, Guizot, Tocqueville, Constant, Michelet… – qui ont une place de choix dans son récit. Plus loin, on retrouve cette sympathie pour le libéralisme dans les chapitres consacrés au « Commerce, l’Usurpation et la Démocratie » et à « La Religion, les Lumières et la Réaction » dans lesquels l’auteur brosse un tableau riche et subtil de la pensée libérale et présente une vision nuancée de la pensée catholique du XIXe siècle. Ceux qui s’intéressent au libéralisme français apprécieront cette capacité à gérer les différentes tendances au sein d’une tradition politique fragmentée.
On est cependant loin d’une vision globale de la pensée politique contemporaine. En particulier, on peut regretter que l’auteur se soit focalisé presque entièrement sur le XIXe siècle. Le dernier chapitre – intitulé « La France, les Intellectuels et l’Engagement » – traite de toute la période allant du Front Populaire à la présidence de Jacques Chirac en à peine cinquante pages. Cela aurait été tout à fait compréhensible si le livre avait été une histoire de la pensée politique de 1789 à 1918, mais le sous-titre promet une histoire « depuis le XVIIIe siècle ». Comment alors justifier la marginalisation de presque un siècle de débats, de désaccords et de crises politiques ? Pire : cette absence donne au lecteur l’impression qu’en définitive la plupart des grandes questions politiques furent très largement réglées avant la Première Guerre mondiale. Le Front Populaire, Vichy, le gaullisme, ou la crise du marxisme dans les années 1980 apparaissent comme autant de vieux débats légèrement retoqués, de même que certains penseurs du XXe siècle – tels Aron ou Foucault – ne semblent pas mériter le traitement détaillé réservé à Tocqueville ou Constant. Pourquoi ce choix contestable ? Même en respectant les choix thématiques de Jennings, il aurait sans aucun doute été possible d’ajouter des exemples plus récents tout en enrichissant son argument.
C’est dans le chapitre intitulé « L’Universalisme, la Nation et la Défaite » que ces lacunes sont les plus apparentes. L’analyse du concept de « défaite » aurait à coup sûr été fortement modifié par la prise en compte des catastrophes militaires de 1940 en France, de 1954 en Indochine et de 1962 en Algérie. Elles ont toutes précipité la chute de la République et laissé des traces aussi profondes que Waterloo en 1815 ou Sedan en 1870. En 1940 et 1962, elles ont même déclenché des « révolutions » et largement contribué à des débats parfois violents autour de la nation, la représentation et la citoyenneté. Il y a donc peu de raisons de vouloir les laisser de côté dans un chapitre consacré aux conséquences des défaites de la nation française sur la pensée politique.
D’une manière générale, la marginalisation du XXe siècle entraîne la marginalisation de deux grands courants politiques : le marxisme et le gaullisme. Jennings traite du premier dans le chapitre intitulé « L’Insurrection, l’Utopianisme, et le Socialisme ». Dans l’ensemble, il suit les analyses de l’historien britannique Tony Judt quand il reproche au marxisme de la période 1930-1960 son idéologie hermétique et malsaine. Quoi qu’on pense des intellectuels marxisants de cette époque, il est dommage de négliger une tradition politique brillante et complexe qui a eu par la suite un impact certain sur la pensée politique anglo-américaine [1]. De même pour le Parti Communiste Français, qui a eu une influence profonde sur la société et la pensée politique française du XXe siècle. Le marxisme français méritait le traitement nuancé que Jennings accorde aux catholiques libéraux de la deuxième moitié du XIXe siècle : on aurait alors mieux compris à quel point il s’inscrit dans des traditions révolutionnaires et conflictuelles qui font partie intégrante de la culture politique française.
Quant au gaullisme, il apparaît à peine. Le général de Gaulle aurait sans doute été étonné de découvrir qu’il y a plus de références à Montalembert ou à Prévost-Paradol qu’à lui-même. Même si l’on considère de Gaulle plutôt comme acteur de la politique et moins comme penseur, il paraît étrange de négliger son mélange d’universalisme bonapartiste, de destin national et de succès électoral. Il aurait fallu accorder une place de choix à ce « mythe gaullien » qui a tant séduit les Français, et qui montre comment il a été possible dans la pratique de réunir la nation au-delà des clivages politiques [2]. Que l’un des personnages politiques français les plus connus du XXe siècle n’ait presque rien dit sur la Révolution française aurait sans doute mérité discussion, surtout dans le cadre d’une analyse de Jennings qui prend le fait révolutionnaire comme point de départ.
Avec le marxisme et le gaullisme, il y a un troisième angle mort dans le récit de Jennings : l’impérialisme. Cette insuffisance n’est guère compréhensible si l’on tient compte du nombre de livres, d’articles et de polémiques qui ont été publiés ces dernières années sur ce sujet. Le lecteur se demande d’ailleurs s’il n’aurait pas fallu tout simplement rajouter un onzième chapitre sur « L’Impérialisme, la Race et la Conquête ». Ce chapitre aurait été l’occasion de discuter, par exemple, de la réappropriation de la Révolution par Toussaint L’Ouverture, de la relation entre républicanisme, racisme et impérialisme à l’époque de la Troisième République ou de la littérature critique de la négritude. Comme l’ont souligné nombre d’historiens de la France contemporaine, c’est en dehors de l’Hexagone que la pensée politique française fut vraiment mise à l’épreuve. Comment faire vivre la République à Alger ou à Dakar ? Quelle citoyenneté pour les « indigènes » de l’empire français ? Comment gérer la contradiction entre ce désir profond de projeter la « gloire » de la France outre-mer et les principes libérateurs de la Révolution française ? Faute d’avoir abordé ces questions cruciales, la conclusion du livre – intitulée « La Citoyenneté, le Multiculturalisme et le Républicanisme » – manque cruellement de contextualisation historique.
Soyons clair : ce livre de plus de 500 pages restera une référence dans son domaine. Par son ambition, son érudition et son sérieux, il deviendra un texte essentiel pour comprendre les débats qui ont traversé l’espace politique français depuis plus de deux siècles. Les lecteurs doivent cependant savoir que les choix historiques, intellectuels et politiques de l’auteur modifient sensiblement la portée de l’ouvrage. Ces choix relèvent peut-être d’une décision consciente : il se peut que Jennings ait choisi de se focaliser sur des débats du XIXe siècle dont les conséquences sont maintenant bien connues, au lieu de rentrer dans des débats plus récents et beaucoup moins clairs ; il se peut également qu’il ait été influencé par le manque d’intérêt de penseurs comme Rosanvallon ou Furet pour la problématique impériale et postcoloniale. Quoi qu’il en soit, on reconnaîtra volontiers que cette partialité est conforme aux personnages et aux débats qui sont au cœur du livre. Il ne faut pas oublier que la plupart des « grands hommes » qui ont entrepris d’écrire des histoires « complètes » de la France ont échoué. Il faut alors féliciter Jennings d’avoir non seulement terminé son œuvre, mais aussi d’y avoir présenté une vision cohérente. Si les divergences persistent, c’est bien parce que le désaccord est devenu depuis longtemps partie intégrante de la pensée politique française.
par , le 31 décembre 2012
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Emile Chabal, « La République du désaccord », La Vie des idées , 31 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-Republique-du-desaccord
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