Recensé : Odile Moreau, La Turquie dans la Grande Guerre, de l’Empire ottoman à la République de Turquie, Paris, SOTECA, 2016, 284 p., 25 €.
En ces temps de commémoration du centenaire du premier conflit mondial, l’ouvrage de l’historienne Odile Moreau sur la Turquie pendant la Grande Guerre intéressera tous ceux qui regrettent que le front d’Orient ait été trop souvent considéré comme un théâtre secondaire d’opérations périphériques, alors même que s’y nouait une série d‘enjeux stratégiques dont l’importance a été brutalement redécouverte, ces dernières années. Mais cette contribution ne laissera pas insensibles non plus les observateurs assidus de la Turquie contemporaine, souvent secouée, dans la période récente, par des débats et des polémiques historiques concernant la Première Guerre mondiale et ses conséquences.
On se souvient qu’en avril 2015, Recep Tayyip Erdoğan avait décidé d’avancer d’un jour la célébration du centenaire de la bataille des Dardanelles (cuisant revers des Alliés en 1915, face à une défense ottomane résolue organisée, entre autres, par Otto Liman Von Sanders et Mustafa Kemal), pour qu’elle coïncide avec celle du centenaire du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman. C’est dire si la connaissance de la Grande Guerre en Orient amène à ouvrir des dossiers, qui ne sont pas seulement militaires, mais aussi historiques, diplomatiques, géopolitiques, et souvent d’une actualité brûlante. À cet égard, et par sa pluridisciplinarité, l’ouvrage d’Odile Moreau ne décevra pas. L’auteure ne s’en tient pas à une histoire pure et simple de la guerre en Orient, mais ambitionne de montrer comment la disparition de l’Empire dans ce conflit est aussi, tant le produit des déboires vécus par les Ottomans au début du 20e siècle (guerre de Tripolitaine et guerres balkaniques, notamment), que l’annonce des transformations qui vont donner naissance à la Turquie contemporaine.
L’entrée en guerre de l’Empire ottoman revisitée
C’est probablement dans ses premières pages que l’auteure livre les analyses les plus originales et les plus intéressantes, détruisant notamment l’idée reçue d’un Empire ottoman voué à une alliance avec l’Allemagne. On dévore les deux premiers chapitres, qui dévoilent les secrets de l’alliance ottomane avec les empires centraux, en montrant avec brio que ce choix était loin d’être inéluctable. Contrairement à certaines idées reçues, il n’a pas été facile à l’Empire de tourner le dos au Royaume-Uni et à la France qui lui faisaient alors des propositions financières alléchantes et lui avaient apporté leur appui depuis le début de ce qu’on appelle la question d’Orient, c’est-à-dire les difficultés induites par le déclin de l’Empire ottoman et par la poussée russe corrélative vers les mers chaudes. Il n’était pas non plus évident pour les dirigeants ottomans d’entrer en guerre aux côtés de l’Alliance en se sachant mal préparés, en dépit des réformes en cours depuis les guerres balkaniques. Il faut ainsi attendre près de trois mois, après la signature du traité secret avec Berlin, pour voir la marine ottomane franchir le Rubicon, en bombardant le port russe d’Odessa. Le rôle du triumvirat jeune turc (Talaat, Enver, Cemal), lors du basculement de l’Empire dans la guerre, est ici dédiabolisé. L’auteure, qui connaît parfaitement cette époque, montre comment, au début de la Grande Guerre, le gouvernement ottoman est« un allié non combattant », qui fait « durer sa neutralité », comme s’il voulait être parfaitement sûr de la pertinence d’un choix stratégique qu’il sait déterminant.
Les Ottomans qui, en 1914, sortent de deux conflits difficiles qui se sont mal terminés pour eux, n’ignorent pas, de surcroît, les nouvelles implications de la guerre moderne. Lors des guerres balkaniques en particulier, ils ont fait l’expérience du trinôme TBM (tranchées, barbelées, mitrailleuses), que la Première Guerre mondiale va généraliser, et l’on pourrait ajouter qu’ils se sont dotés de forces aériennes depuis 1909-1911. Ils savent, par ailleurs, qu’un conflit contemporain conduira probablement à un engagement total des États qui y participent. En dépit de sa diversité ethnique et religieuse, l’Empire a établi la conscription dès 1909, il a vécu douloureusement au cours des années qui ont suivi les conséquences migratoires que peut avoir la survenance d’une guerre et, endetté, il mesure que son engagement militaire dans ce conflit aura des conséquences économiques majeures. Au fond, la lecture stimulante des deux premiers chapitres de cet ouvrage ne laisse que le regret qu’ils n’aient pas été inclus dans une première partie plus formalisée et structurée, consacrée au thème de l’entrée en guerre de l’Empire, car ils méritaient probablement mieux que le statut d’un propos liminaire.
De la guerre d’influence à la guerre totale
Le corps de l’ouvrage d’Odile Moreau est essentiellement constitué par deux parties, consacrées aux forces en présence et au déroulement du conflit dans son ensemble. Les Occidentaux ont surtout retenu de la guerre en Orient l’épopée de Lawrence d’Arabie, et la façon en particulier dont les Britanniques ont réussi à soulever les Arabes contre les Turcs, en dépit de l’autorité califale que détenait le sultan ottoman. Ce succès allié d’une guerre d’influence et de propagande ne doit pas faire oublier que l’Empire ottoman avait aussi en la matière des atouts, qu’il n’a manifestement pas su exploiter, en dépit de ses efforts réels. Au lendemain de l’entrée en guerre, le sultan-calife Mehmed V Reşat avait appelé au djihad, en espérant soulever les populations musulmanes des colonies des pays de l’Entente. Dans la série de développements passionnants qui inaugurent la deuxième partie de son ouvrage, Odile Moreau montre que l’échec de cette entreprise n’est pas seulement ottoman, mais également… allemand. Peu après l’accord secret du 2 août 1914 scellant l’alliance germano-ottomane, en effet, l’Empereur Guillaume avait donné l’ordre à ses diplomates et à ses services de renseignement « d’enflammer les régions musulmanes de ses ennemis », en s’appuyant sur les orientalistes allemands, qui pour certains d’entre eux, comme Max von Oppenheim, étaient déjà allègrement passés « de l’érudition à l’action ».
Après une analyse synthétique de l’état de l’armée ottomane et de sa mobilisation en 1914, l’ouvrage consacre un long chapitre aux services spéciaux (Teşkilat-i Mahusa) qui permet définitivement de comprendre l’échec de l’appel ottoman au djihad. Mais ce chapitre, qui constitue presqu’une étude dans l’étude, est d’autant plus intéressant qu’il est aussi l’occasion de mieux connaître une institution turque, comme tant d’autres héritée de l’Empire ottoman, à laquelle le gouvernement de l’AKP a fait jouer récemment un rôle politique controversé (action diplomatique en Syrie en 2011, participation aux tentatives de règlement de la question kurde).
Sur la guerre en elle-même, l’auteure, dans sa troisième partie, évoque à la fois les principales opérations militaires et le caractère total du conflit. Le chapitre 6, consacré aux différents fronts, comporte des développements intéressants sur certains aspects mal connus de la guerre en Orient, notamment la bataille de Sarıkamış, les différentes offensives sur le canal de Suez, les combats à Gaza et la bataille de Jérusalem. Sans doute sur le plan stratégique aurait-il fallu insister plus encore sur la logique propre à cette guerre, et notamment sur les gains territoriaux cruciaux enregistrés par l’Empire ottoman à l’est en 1918, à la suite du retrait russe, au moment même où lui-même s’apprêtait à demander l’armistice. Quoi qu’il en soit, l’auteure s’attache aussi à montrer que cette guerre est une guerre totale, en évoquant l’emprise sur la société du nationalisme unioniste défendu par les Jeunes Turcs au pouvoir, largement amorcée dès 1913, les difficultés économiques que pose la poursuite d’un tel conflit, les souffrances corrélatives endurées par les populations civiles, liées notamment à la famine au Liban et en Syrie, sans oublier le sort tragique des Arméniens ottomans.
De l’Empire ottoman à la République de Turquie
Les principales conclusions sont posées lorsqu’Odile Moreau évoque la défaite de l’Empire ottoman dans un chapitre qui ambitionne de comprendre l’effondrement de son armée. Au delà des problèmes logistiques (en matière de transports en particulier) et sanitaires (sous-équipement médical et épidémies multiples), c’est surtout sur les désertions, véritable fléau propre à l’armée ottomane, notamment au cours de la deuxième partie de la guerre, que l’auteure insiste. Elle montre de façon convaincante qu’elles affectent toutes les communautés mobilisées par l’Empire, y compris les Turcs anatoliens, considérés pourtant comme les sujets les plus loyaux. Outre l’ampleur de la géographie du conflit, qui rend difficile le contrôle par le commandement ottoman de ses troupes, ce sont les très mauvaises conditions de vie au quotidien qui ont été probablement la cause principale de ces nombreuses et permanentes défections. De façon symptomatique, l’auteure rapporte comment en Palestine, après l’assaut d’une tranchée ennemie, des soldats ottomans dépouillent des cadavres de militaires britanniques, en n’hésitant pas à revêtir leurs uniformes et à déguster les pâtes dentifrices mentholées qu’ils ont trouvées dans leurs paquetages.
Consacré à la guerre d’indépendance conduite par Mustafa Kemal, l’ultime chapitre justifie le titre et le sous-titre de l’ouvrage, car en réalité, si c’est bien l’Empire ottoman qui est entré en guerre, c’est la République de Turquie qui y met un terme, les Turcs ayant été le seul peuple à contester le sort peu enviable réservé par les Alliés aux empires vaincus. Ce chapitre méritait sans doute d’être mieux justifié et exploité sur le plan analytique. Il reste à comprendre en effet comment cette armée ottomane vaincue, cette armée de déserteurs, qui a constitué le gros des troupes nationalistes de Mustafa Kemal, a finalement été capable de s’imposer sur les champs de bataille anatoliens entre 1920 et 1922. Outre la valeur de son chef, qui sera par la suite largement mise en valeur lors de la construction de l’histoire nationale turque, ses mérites tiennent probablement au fait qu’au bout du compte, pendant la Grande Guerre, comme l’auteure le rappelle fort opportunément dans sa conclusion, l’armée ottomane s’était « bien battue contre des forces considérables et sur de multiples fronts », s’opposant victorieusement aux Dardanelles à « la plus grande opération amphibie de la Première Guerre mondiale », après avoir sans doute tiré le meilleur parti des réformes militaires réalisées au lendemain des guerres balkaniques.
Plusieurs suggestions jaillissent dans les dernières pages de l’ouvrage, de façon toutefois un peu tardive, pour expliquer comment la défaite de l’Empire a pu générer la victoire militaire de la République. Il en ressort que les combats de la Première Guerre mondiale ont sans doute contribué à forger de manière déterminante un esprit national, avant que celui-ci ne finisse par s’imposer définitivement lors de la guerre d’indépendance. Le tour pris, ces dernières années, par la commémoration de la Grande Guerre en Turquie montre que celle-ci est plus que jamais mobilisée pour construire un imaginaire collectif national. À l’heure où la bataille des Dardanelles est désormais plus célébrée que la Zafer bayramı (fête commémorant la victoire de Mustafa Kemal sur les Grecs, le 30 août 1922), l’intérêt de l’ouvrage d’Odile Moreau est de nous offrir une étude rigoureuse de l’histoire réelle de cette époque, qui sera utile, non seulement à la connaissance des faits, mais aussi à la déconstruction de l’instrumentalisation politique dont elle est trop fréquemment l’objet.