Cet article est publié en partenariat avec le
Collège international de philosophie et sera débattu dans le cadre des Samedi du Livre du 24 janvier 2008 (9h30-12h30), Salle des Médaille, lycée Henri
IV, 23 rue Clovis, 75005 Paris.
Intervenants : Giovanni Careri, Georges Didi-Huberman, Michel Guérin, Bertrand Prévost, Frédéric Vengeon
Recensé : Bertrand Prévost, La peinture en actes, gestes et manières dans l’Italie de la Renaissance. Actes Sud, 2007, 218 p., 49 euros
Cet ouvrage a l’originalité d’être à la fois un livre d’art et un essai philosophique. S’il traite de l’histoire de l’art, c’est au travers de problèmes esthétiques et d’une anthropologie fondamentale. Il appelle à un changement de paradigme pour étudier la dynamique des images peintes en dressant une critique de l’iconographie panofskienne, dénoncée jusque dans ses présupposés philosophiques dans une conception des rapports de l’art avec la vie, une théorie de la rationalité et une doctrine du corps.
Quelle est l’opération de la peinture dans la production de ses images ? Comment voir et comprendre la peinture à l’œuvre, la peinture en acte ? La thèse de l’auteur est que la peinture n’est pas un art de représentation de la réalité mais un art de condensation et d’intensification dans des images fascinantes. Il prend le risque de le démontrer sur le corpus qui semblerait s’y prêter le moins : la peinture florentine de la seconde moitié du Quattrocento. À l’iconographie panofskienne, B. Prévost substitue une lecture à la fois compréhensive et généalogique destinée à mettre en relief la transformation de la réalité par la peinture dans ses images. Il fera porter sa critique sur un élément des tableaux qui met en crise la lecture iconographique : le geste. C’est donc par une théorie du geste en peinture que devra s’opérer le renversement de paradigme.
La peinture comme art de la représentation (Alberti-Panofsky)
Le tableau est une fenêtre ouverte sur l’histoire (historia), telle est la leçon d’Alberti dans le De Pictura (1436), traité fondateur de la peinture moderne européenne. Le tableau est donc une représentation fidèle d’une action que l’on doit pouvoir identifier et reconnaître sans ambiguïté. La peinture, pour accéder au statut d’art libéral et devenir bientôt une « chose mentale », doit être le produit d’un art de la mesure (à travers la technique de la perspective) et de la rhétorique. Chaque personnage, chaque posture, chaque accessoire et chaque élément du paysage doit être lisible en référence à l’historia qui est dépeinte. Selon B. Prévost, c’est cette conception de la peinture que porte encore l’iconographie panofskienne : voir un tableau, c’est le lire en identifiant la référence de ses différents éléments et en recomposant le message crypté dans cette apparence visuelle. L’historien de l’art devra mobiliser l’érudition nécessaire pour collecter la quantité d’informations nécessaires.
Si ce moment de déchiffrement est nécessaire pour pénétrer l’espace signifiant du tableau, cette approche montre vite ses limites, puisqu’elle ne permet pas de qualifier le style des peintures ni l’effet qu’elles produisent sur nous. Elle tend à réduire la peinture à un puzzle thématique en laissant de côté la puissance esthétique des œuvres, comme allant de soi. L’historien de l’art deviendrait un antiquaire de la mémoire.
B. Prévost soutient au contraire que l’historien de l’art a en charge cette puissance esthétique produite par les œuvres, dont il lui faut restituer les conditions de production et la signification profonde. Le rapport à une historia ne fait pas du tableau une référence terme à terme avec une réalité extérieure ; il demeure un lieu d’élaboration, de transfiguration de la réalité civile et naturelle dans une réalité picturale. L’auteur choisit de dégager un élément manifeste et pourtant fondamentalement dénué de signification référentielle : le geste.
Le geste peint ou la crise de la représentation
Quel est le mode de signification du geste en peinture ? Par quelle transformation un geste agi devient-il un geste peint ? B. Prévost n’ignore pas qu’il existe une rhétorique picturale des gestes, une codification de leurs significations pour les rendre susceptibles de narrer une historia. Au contraire, il mobilise une érudition choisie pour nous faire pénétrer dans la culture du geste présente dans la Florence du second Quattrocento, culture si essentielle dans ce projet d’artialisation de la vie et de construction méthodique de sa dignité d’homme. Il étudie les traités de danse et les traités de civilité pour nous faire comprendre le degré d’élaboration des gestes renaissants.
Mais en isolant dans les tableaux (par exemple Le combat de nus, de Pollaiolo) des gestes qui ne peuvent pas avoir, ou ne peuvent pas avoir seulement, une fonction référentielle d’identification, B. Prévost inverse la question. Il ne s’agit plus de savoir quel sens a tel geste en fonction de son enracinement culturel, mais comment un geste peut en venir à signifier par lui-même, par la qualité intrinsèque de son effectuation. Ainsi, l’auteur montre comment chaque domaine d’élaboration (danse, civilité) mène sa maîtrise et sa codification des gestes jusqu’au point où l’on doit reconnaître que c’est avant tout la manière dont le geste est effectué qui vaut, qui porte une signification. Le geste accompli ne fait pas signe au-delà de lui-même ; il instaure et authentifie au contraire un domaine de réalité (chorégraphique, civile, courtisane). Il accomplit le réel ; il est la vie se faisant.
Il ne s’agit donc pas de poser une question d’iconologie (à quel geste vécu renvoie ce geste peint ?), mais de mener une enquête compréhensive et généalogique (quel est le sens d’une gestualité pour un Florentin de la Renaissance, et sur quel terreau culturel un geste peut-il en venir à signifier par lui-même ?). La vie de la culture est donc mobilisée pour expliquer comment est rendue possible cette élévation du geste à une puissance esthétique, c’est-à-dire comment l’on passe « de la mesure à la grâce ».
Dès lors le geste peint n’a plus un sens, mais il est une manière, une manière d’être qui exprime un rapport spécifié à un champ d’expérience général. L’auteur étudie la transfiguration picturale de deux champs d’expérience cardinaux pour la période : la geste guerrière et la geste amoureuse. C’est précisément dans cet écart entre la généralité du champ d’expérience et la singularité du geste peint que jouent la stylisation et la transfiguration esthétique, qui permet un commentaire et des comparaisons qui ne soient pas thématiques mais proprement stylistiques.
La stylisation des gestes est porteuse d’une intensité esthétique qui fait vibrer les tableaux et varie de peintre en peintre. Ce qui n’est pas conforme à la réalité, ni strictement nécessaire au déroulement linéaire de l’historia, apparaît finalement comme un lieu privilégié d’intensification picturale (qui in fine peut porter et donner sa dimension esthétique à l’historia peinte).
Un livre de peinture
Une des conséquences heureuses de cette thèse et de cette méthode est de nous donner à lire un livre de peinture et non la présentation historique d’un recueil de tableaux. Non seulement le texte et l’image s’authentifient mutuellement (l’analyse ne pouvant progresser qu’en isolant des exemples, qui eux-mêmes ne prennent sens que sur le fond culturel et l’enquête que porte le texte) mais les tableaux eux-mêmes, se regardent, se réfléchissent, se différencient. Une même intensité gestuelle se cherche et se propage dans des tableaux différents, et l’intensité esthétique ne vaut que par la différence même dans le traitement du champ d’expérience. Avec cette double circulation (du texte à l’image et entre les images elles-mêmes), l’histoire de l’art traverse les tableaux. Les tableaux, ou certains éléments en eux, ne sont que les points saillants d’une opération de peinture qui trouve un accomplissement spécifique.
Une critique de l’humanisme : le statut de la rationalité et la doctrine du corps
En même temps qu’il traite d’un différend entre historiens de l’art, cet essai est une prise de position philosophique. Il fait de l’histoire de l’art un problème esthétique et de l’esthétique un problème philosophique.
La critique de la peinture comme représentation se fait au nom d’une critique de l’humanisme et du rationalisme qui lui serait sous-jacent. La peinture comme description d’une historia véhicule selon l’auteur un modèle de la mesure et de la maîtrise de la réalité par la puissance de la raison. Les tableaux se présentent alors comme la manifestation d’un discours articulé, intégralement maîtrisé. Dans cette conception, le corps est une substance, identique à elle-même, qui engendre la diversité des gestes en fonction de ses facultés et de ses besoins immuables. Cette substance est elle-même assujettie à l’unité supérieure de l’âme qui en fait un instrument d’action et d’expression passionnelle. La réalité serait un ensemble de rapports déterminés et mesurables entre des éléments fixes et identiques à eux-mêmes. L’esprit humain s’identifierait à une force rationnelle dominant ces rapports et se donnant en représentation dans ses images peintes.
La vérité de la peinture du second Quattrocento florentin suppose selon l’auteur un autre paradigme pour être lue : celui de l’insertion de l’homme dans l’effectuation gracieuse d’une activité qui ne cesse de se déplacer, de se déporter pour engendrer la multitude de ses situations. La peinture styliserait l’exposition volontaire de l’homme à une expressivité générale des puissances universelles.
Loin de la clarté rhétorique, les images peintes sont alors conçues comme un délire méthodique qui se cristallise en images stylisées. La signifiance des corps et des gestes n’est pas celle d’un instrument mais elle acquiert la puissance d’un destin cosmique. Les gestes sont des événements survenant à un corps, signifiant et jouant à sa surface sans être totalement asservis à la profondeur d’une fonctionnalité déterminée. Ils n’appartiennent ni au corps ni même à l’âme ; se joue en eux et à travers eux une pantomime de l’existence qui réunit tous les êtres dans leurs différences mêmes. À la maîtrise rationnelle de l’humanisme s’oppose les devenirs animaux ou végétaux des figures intensives. La peinture ne concentre pas l’homme sur l’identité de sa nature rationnelle mais l’inscrit dans la multiplicité de ses destins cosmiques.
Cette série d’oppositions corrélées entre un rationalisme identitaire et un vitalisme différentiel, entre une logique de la substance et une logique de l’événement, entre une centration en profondeur et un glissement en surface, entre des relations quantitatives et des degrés intensifs signale assez que l’auteur pense selon un régime deleuzien.
C’est de cette critique du paradigme de la mesure et de son projet humaniste que nous discuterons. La thèse de l’auteur peut conduire à ce paradoxe : le traité d’Alberti, les constructions perspectives, le rapport à l’historia seraient une perversion de la peinture, un dévoiement qui nous détourneraient des images. Pourtant ils apparaissent bien comme un élément nécessaire de leur construction et, à ce titre, de leur raison d’être. Les oppositions de l’auteur nous permettent-elles d’intégrer ces constructions rationnelles à une logique des puissances expressives ?
Quelle est donc la portée de la critique ? S’agit-il de la critique d’un réductionnisme qui voudrait exclusivement voir dans les tableaux la figuration maîtrisée d’une historia sans s’ouvrir aux autres modes de représentation (allégorique, emblématique, …) et en demeurant aveugle à l’opération du style ? Ou bien s’agit-il d’une critique plus radicale qui invalide totalement le recours à des constructions rationnelles jugées mortifères et falsificatrices ? Dans ce cas, comment expliquer le recours à la majesté des figures, c’est-à-dire à la puissance de la figuration elle-même ? Les degrés intensifs et le corps sans organe permettent-ils de comprendre pourquoi la puissance du style vient innerver le réseau des mesures rationnelles ?
On pourra se demander si l’humanisme du Quattrocento est bien compris dans sa spécificité. Panofski est-il bien la clé pour déchiffrer Alberti ? Critiquer l’iconographie suffit-il pour comprendre l’enjeu de la mesure au XVe siècle ? Panofski pense en termes de fonctions symboliques à l’œuvre dans la législation d’un esprit universel, tandis que le Quattrocento théorise l’exercice d’une force de mesure limitée dans une nature hétérogène. L’humanisme florentin a conscience de la double hétérogénéité de la nature et de la divinité, de sorte qu’il n’étend pas le paradigme de la mesure à l’ensemble de l’univers. Il fait jouer ses figures avec une double différence (naturelle et divine) qui met en situation son instauration même. Une enquête sur les conceptions de la nature et la théologie de l’époque auraient peut être pu préciser le sens anthropologique de la mesure au XVe siècle. La force de mesure est elle-même prise dans une geste héroïque : sa confrontation à la fortune c’est-à-dire à la dimension non maîtrisable de la nature et du cours de l’existence humaine.
En somme, grâce à la pertinence de cet essai, nous pouvons nous demander pourquoi, dans ces peintures, la puissance expressive des gestes n’invalide pas le recours aux figures.