Recensé : Kirill Postoutenko (dir.), Totalitarian Communication. Hierarchies, Codes and Messages, Bielefeld, Transcript, 2010, 316 pages.
La querelle, datant de la Guerre Froide, entre les partisans de l’école totalitaire et les révisionnistes a longtemps influencé non seulement la vision de l’URSS, mais aussi le choix des objets d’étude. Si les premiers, qui devinrent les maîtres de la Kremlinologie [1], s’intéressèrent à la propagande, les seconds investirent le champ de l’histoire sociale, de l’histoire de la vie quotidienne et mirent en valeur le rôle de la société et des individus dans l’évolution du régime. Ce sont les révisionnistes qui révolutionnèrent notre compréhension des processus de communication en URSS, en montrant comment les lettres des citoyens ordinaires participaient à la politique. Les lettres étaient un moyen de pratiquer une double surveillance : elles permettaient au peuple d’exercer une forme de contrôle encadré sur les bureaucrates, et au régime de disposer d’informations sur ce que pensaient les citoyens. Grâce à la correspondance, les individus pouvaient présenter une plainte, une revendication ou encore accuser, de manière intéressée, un voisin d’« actions hostiles au régime » afin, par exemple, de récupérer une pièce supplémentaire dans l’appartement communautaire [2]. Les investigations portant sur les journaux intimes ouvrirent de nouveau horizons épistémologiques, donnant naissance à l’histoire de la subjectivité [3]. Grâce aux nouvelles approches, les derniers travaux sur les médias ne se contentèrent pas d’examiner la propagande à travers la presse, la radio et la télévision, mais prêtèrent une attention particulière à sa perception dans la société [4].
Cette querelle ancienne semble désormais dépassée. Pourtant, nombreux sont encore ceux qui ne savent quels termes employer pour distinguer de façon explicite les pays comme l’URSS et l’Allemagne nazie, et les démocraties libérales [5]. Kirill Postoutenko appose, lui, l’adjectif « totalitaire » sur la couverture de cet ouvrage composé de dix études de cas, présentés par des sociologues, des politistes, des philologues et des historiens, lors d’un colloque organisé à l’Université de Konstanz en Allemagne en 2009. Le livre traite de la communication comprise essentiellement dans le sens du discours politique et de la propagande. Son ambition n’est pas de se focaliser sur les divergences entre pays, mais de présenter des cas de communication totalitaire dans les pays démocratiques pendant des périodes spécifiques (la France de Vichy et sous de Gaulle, les États-Unis et la Grande-Bretagne de l’entre-deux-guerres) et dans les « jeunes démocraties » (la Kirghizie postsoviétique). La communication totalitaire est donc interprétée non pas comme un attribut des régimes « totalitaires », mais comme un type spécifique de communication ancré dans l’organisation politique de la société.
Le fondement théorique de l’ouvrage se résume à l’idée que la communication est une fonction de la vie sociale n’ayant pas d’identité propre et dont l’objectif principal est de servir les membres de la société. Plusieurs contributions de l’ouvrage sont influencées par les théories fonctionnalistes du sociologue allemand Niklas Luhmann dont les œuvres sont beaucoup mieux connues en Allemagne qu’en France où l’on s’est toujours plus intéressé aux travaux de Jürgen Habermas, auteur de la théorie de l’agir communicationnel, aux antipodes de la pensée de Luhmann. Ce dernier refuse le concept d’action individuelle au profit du rôle des institutions qui organisent l’ordre social. Qu’est-ce qu’une telle approche peut apporter à notre compréhension des processus de communication dans des régimes politiques différents ?
Communication et culte des dirigeants
Cette approche fonctionnaliste permet d’abord d’interroger le rôle de la communication dans la construction des cultes de dirigeants. Kirill Postoutenko se livre à une analyse grammaticale des discours de Staline, Hitler et Roosevelt, et des matériaux de la presse évoquant les dirigeants. Il arrive à la conclusion que la présence de Staline dans ses propres discours est plus discrète que la présence de Hitler ou de Roosevelt dans leurs discours. Deux régimes s’étant livrés au culte de la personnalité ont créé deux types distincts de référence des leaders à eux-mêmes : égocentrique chez Hitler, « dépersonnalisé » chez Staline. Si Staline fait peu référence à lui, son culte est construit par son entourage. En revanche, Hitler participe lui-même à la construction de son culte.
Nanni Baltzer explore la construction du culte de Mussolini dans la communication par image et par éclairage des bâtiments publics à Milan à l’occasion des festivités du 28 octobre 1933. La lumière faisait partie intégrante des événements de propagande dans l’Allemagne nazie et dans l’Italie fasciste. Baltzer examine un cas unique de communication sous le fascisme mêlant les registres du religieux et du politique : le portrait photographique géant de Mussolini fut accroché sur l’endroit hautement symbolique de la façade de la cathédrale de Milan. La stratégie de Mussolini était de sacraliser le fascisme. En intégrant des éléments religieux à sa propagande, le fascisme s’est appuyé sur des actes et des images à forte charge positive ancrés dans la mémoire collective. La photographie monumentale devait servir à créer une figure cultuelle : la taille démesurée du portrait suggérait la nature supra humaine et la grandeur du leader.
Une communication totalitaire… dans la sphère publique ?
Certaines contributions reprennent le débat sur l’existence d’un espace public dans l’URSS stalinienne ou l’Allemagne nazie [6]. Pour le politiste Jean K. Chalaby, auteur du texte sur la communication publique dans les régimes totalitaires, autoritaires et « étatistes » (la France gaulliste où l’État reste un acteur important dans la sphère publique et continue à exercer un contrôle sur les communications publiques), il n’y a pas à proprement parler de sphère publique dans les régimes totalitaire et autoritaire, car le premier cherche à changer la manière dont les gens réfléchissent, tandis que, pour le second, l’essentiel est de maintenir le statu quo, réduire les individus au silence. Ceux-ci lisent la presse entre les lignes et pratiquent l’escapisme.
Lorenz Erren répond de façon affirmative à la question de l’existence d’une sphère publique dans les régimes totalitaires dans son article sur le gouvernement de Staline et sur ses pratiques de communication. Il affirme que l’habilité politique de Staline consista à créer un nouveau type de sphère publique (obščestvennost’ en russe), lui permettant non seulement de contrôler, modifier, détruire et reconstruire les relations sociales, mais aussi de prévenir tout risque d’opposition sociale. Lorenz Erren cherche à montrer le côté performatif de ces réunions en parlant des déclarations qui décrivent une action en même qu’elles ont valeur d’action. Les réunions étaient la scène sur laquelle on apprenait à parler bolchevik et à agir à la Soviétique. Ainsi, la production des sujets staliniens résultait de procédures de communication. C’est également la sphère publique qui assurait le contrôle mutuel horizontal [7].
Une culture médiatique ?
Lorenz Erren analyse l’obščestvennost’ comme une forme de communication entre individus physiquement présents, ce qui permet de dresser des parallèles avec la communauté villageoise ou la sphère publique urbaine pré-moderne dans laquelle il n’y avait pas, dit-il, d’objets médiateurs, de supports de communication. Il insiste ainsi sur la différence avec la sphère publique médiatisée des démocraties libérales qui recourent, elles, à des méthodes de distanciation et de dépersonnalisation.
Dmitri Zakharine, Jurij Murašov et Irina Wolf insistent, quant à eux, sur l’importance des médias dans les processus de communication totalitaire. Le paradoxe vient du contraste entre la pauvreté informative des communications dans les États « totalitaires » et le développement disproportionnel des technologies médiatiques qui servaient à transmettre ce maigre contenu. D’après Jurij Murašov, le retard de la culture de l’écrit en Russie donna une impulsion supplémentaire aux nouveaux médias qui formaient le système culturel soviétique. En même temps, dans la culture soviétique de la fin des années 1920 et du début des années 1930, la littérature était au fondement d’un nouveau mode de communication paradoxalement orienté vers l’oralité. Pour cette raison, la radio devint le médium principal de la production littéraire et de sa réception. L’intérêt soviétique pour les technologies médiatiques est confirmé par l’étude de Dmitri Zakharine qui montre comment les médias électro-acoustiques furent utilisés pour reconfigurer le paysage sonore traditionnel russe. L’objectif de la propagande qui passait par le son était de démystifier les sons des cloches de l’Église orthodoxe et, à l’inverse, de spiritualiser les sons industriels.
Certains États postsoviétiques souffrent encore de la pauvreté des médias en information. Irina Wolf montre comment la dépendance des journaux « privés » vis-à-vis de l’État kirghize influe sur le ton et le contenu des publications au sujet de l’organisation islamiste radicale Hizb ut-Tahrir al-Islami. En comparant les articles de la presse kirghize, britannique et allemande du début des années 2000, elle conclut que la façon dont on y évoque l’organisation islamiste ne dépend pas du statut qu’elle possède dans ces trois pays, légal en Grande-Bretagne ou illégal en Allemagne et en Kirghizie, mais plutôt de l’indépendance des médias vis-à-vis des autorités.
Technique d’ingénierie sociale
La propagande est une stratégie communicative et une technique d’ingénierie sociale, dans la mesure où elle cherche à construire et à assigner des identités. Alexander Hanisch-Wolfram compare les discours du chancelier autrichien Engelbert Dollfuß à Vienne en 1933 et ceux du maréchal Pétain en 1941, afin de comprendre les procédés de construction des identités collectives autrichienne et française. La mythification de certaines notions servait à minimiser la variété des significations, à figer le sens et ainsi à renforcer le pouvoir. Selon lui, plus l’identité collective était complexe, plus nombreux étaient les aspects de la vie touchés par la propagande et plus celle-ci peut être qualifiée de totalitaire.
John Richardson retrouve la propagande totalitaire dans le journal britannique Reality des années 1930. Dans le contexte politique et culturel spécifique de l’époque, le fascisme italien était présenté sous un jour favorable dans les pages de ce journal qui cherchait à préserver la « pureté » de l’identité britannique et à la protéger de l’influence « étrangère », c’est-à-dire juive. À son tour, Werner Binder étudie l’impact, sur l’imaginaire social, des communications à propos de l’usage de la torture dans les sociétés pré-modernes, totalitaires et démocratiques. Si les autorités soviétiques utilisaient la torture contre leur propre population, aux États-Unis, la torture était essentiellement appliquée aux non-Américains. La torture et la communication sur celle-ci construisent ainsi une hiérarchie qui permet de séparer les bons citoyens des éléments hostiles.
Si les capacités de la communication politique à produire un culte des dirigeants, des hiérarchies et des identités collectives ne font pas de doute, le livre ne tranche pas la question suivante : dans quelle mesure la communication est-elle capable de déstabiliser l’ordre politique et social ? En effet, dans l’ouvrage, la communication est présentée comme un processus unilatéral faisant abstraction de la réception par les individus. Tous les apports de l’histoire sociale, y compris de l’histoire de la subjectivité, sont ainsi ignorés. La distinction établie entre leaders et sujets fige les sociétés examinées. Pourtant, prendre en compte les réactions individuelles à la communication politique et examiner la communication à plusieurs niveaux, y compris du bas vers le haut (« les lettres au pouvoir ») ou au niveau informel, permettrait de pousser encore plus loin les comparaisons et de nuancer ce tableau des « hiérarchies, codes et messages », les trois thèmes qui structurent le livre. Il reste à espérer que le projet se poursuivra en accordant une attention aux niches semi-publiques de communication dans lesquelles des messages « codés » permettaient à la communication de se libérer de la contrainte du rituel et du contrôle.