La crise grecque est d’abord celle de l’État grec et de sa légitimité. Il faut remonter au XIXe siècle pour comprendre la défiance des populations vis-à-vis de la bureaucratie et le rôle des puissances internationales dans le jeu politique grec. Dans cet entretien publié en deux parties, Anastassios Anastassiadis livre son regard d’historien sur les difficultés présentes.
Anastassios Anastassiadis est professeur assistant d’histoire grecque à l’université McGill de Montréal. Auteur d’une thèse soutenue en 2006 à Paris, il s’intéresse tout particulièrement à la formation de l’État grec moderne au XIXe siècle, en croisant les méthodes et les concepts de l’histoire, de la sociologie et de la science politique. Ses travaux portent notamment sur les relations entre « tradition » et « modernité », sur les transferts culturels entre Europe de l’ouest et Europe méditerranéenne, ou sur le rôle de l’Église et de l’évergétisme dans la société grecque du XIXe siècle.
Dans cet entretien publié en deux parties, il analyse la trajectoire historique de l’État grec (1re partie), en soulignant combien les problèmes actuels (faiblesse de la bureaucratie, évasion fiscale, délégitimation des élites politiques, intervention des puissances internationales, poids des stéréotypes et des jugements moralisateurs) s’inscrivent dans la longue durée, depuis la création ex nihilo de l’État grec en 1830 jusqu’à son entrée dans l’Union européenne dans les années 1980 (2e partie).
Première partie. La création de l’État grec au XIXe siècle
– La faillite de l’État grec : la longue durée d’un lieu commun
– L’État grec au XIXe siècle : entre « clientélisme » et tutelle internationale
La faillite de l’État grec : la longue durée d’un lieu commun
La Vie des Idées : Depuis 2009, de nombreux commentateurs européens déplorent la faiblesse quasi intrinsèque de l’État grec depuis sa création en 1830. Quel regard l’historien attentif à la longue durée des phénomènes porte-t-il sur ce type d’analyse ?
Anastassios Anastassiadis : Bien que cela puisse paraître iconoclaste et paradoxal, il me semble possible d’affirmer que, dans la longue durée (de 1828-1830, dates de fondation de l’État grec indépendant, à la veille de la crise en 2009), l’histoire de l’État grec est plutôt celle d’une success story. Après tout, la Grèce naît en 1828, comme une ancienne province ottomane, ravagée par sept années de guerre (guerre d’Indépendance, 1821-1827). Dans un ouvrage monumental de 1835 intitulé Le Peuple grec, Ludwig von Maurer, célèbre constitutionaliste bavarois et membre de la régence du nouveau roi de Grèce, dressait un état des lieux sans appel : un appareil économique détruit à 95 % ; des infrastructures et des villes entièrement ravagées ; un déséquilibre démographique avec abondance de veuves, d’orphelins et de vieillards, et un manque cruel de personnes en capacité de travailler. De plus, le nouvel État était de taille trop réduite pour apparaître viable. À l’intérieur de ses frontières ne se trouvaient à l’époque que le Péloponnèse, les Cyclades et la partie de la Grèce continentale correspondant à la vision antique de la Grèce (les négociateurs européens s’étaient appuyés sur la description de la Grèce par Pausanias dans sa Periegesis pour fixer la frontière). Il n’y avait pas d’armature urbaine digne de ce nom et les grands cités, portuaires ou pas, où une activité économique et intellectuelle liée à l’apparition d’une bourgeoisie grecque s’était développée dès le milieu du XVIIIe siècle, se trouvaient désormais coupées de ce nouvel État.
Et pourtant, 170 ans plus tard, le territoire de la Grèce a plus que triplé et le pays fait désormais partie des trente États les plus développés de la planète et de l’Union européenne. Imaginons que je vous annonce que l’Irak d’aujourd’hui (ou, mieux encore, le Kurdistan irakien) sera en 2150 un des États les plus développés de la planète : beaucoup, à l’évidence, y verront une prévision plus qu’hasardeuse. Je n’aime pas particulièrement les analogies, mais cette image montre à quel point il faut intégrer à la fois la longue durée et l’imprévisibilité du processus de formation étatique dans toute réflexion sur ce sujet, comme l’ont bien montré Norbert Elias et Charles Tilly.
On pourrait m’objecter qu’il serait plus juste de comparer la Grèce à des États européens. La comparaison serait alors moins flatteuse (ce qu’on entend régulièrement depuis deux ans dans les médias, sur le mode « la Grèce n’appartient pas à l’Europe » ou « n’est pas européenne »). Prenons la Belgique, par exemple, devenue royaume indépendant en 1830, en même temps que la Grèce. La question intéressante est celle de la continuité institutionnelle. L’opération tentée en Grèce en 1830 n’est pas celle d’un pays indépendant reformant ou nationalisant des institutions étatiques préexistantes, contrairement à la Belgique qui avait une tradition multiséculaire d’institutionnalisation étatique liée à la dynastie des Habsbourg, dont l’État indépendant a largement hérité. Il s’agit plutôt d’une substitution totale de mécanismes nouveaux, « modernes » et européens, aux mécanismes institutionnels existants, considérés comme inadéquats et obsolètes (n’oublions pas qu’il s’agit des mécanismes d’une ex-province ottomane gérée par le droit islamique). La Grèce est en fait la première tentative occidentale de construction ex nihilo d’un État. Le royaume grec se veut un « royaume modèle », auquel les Européens appliquent leurs connaissances les plus récentes en matière d’étatisation. C’est évidemment un processus violent qui nécessite à la fois de la patience, du temps et des ressources, et qui finalement doit prendre en compte les institutions préexistantes. Pourtant, dans les années 1830-1840, le temps et l’argent manquent pour que la nouvelle monarchie puisse réussir. Assez vite, les gouvernements étrangers se lassent des « échecs » de l’étatisation grecque, qu’ils attribuent à son caractère « oriental », comme si la France ou l’Espagne s’étaient faites en un jour. Par ailleurs, je dirai que si l’étatisation grecque est sûrement moins aboutie que l’étatisation belge au niveau de l’efficacité de l’appareil étatique, elle l’est sûrement plus au niveau de l’inculcation d’un sentiment d’appartenance nationale, comme l’atteste l’allégeance de populations culturellement hétérogènes à l’État central. Malgré la crise des deux dernières années, aucun phénomène de revendication régionale ou identitaire n’a été observé en Grèce.
La Vie des Idées : L’histoire de l’État grec au XXe siècle est-elle si différente du reste de l’Europe ?
Anastassios Anastassiadis : L’autre volet de la question concerne en effet non pas la genèse de l’État grec, mais sa trajectoire, en particulier au XXe siècle. La plupart des États européens ont traversé durant ce siècle des phases d’extrême violence et de destruction suivies par des périodes de reconstruction. Or, dans le cas grec, les phases de guerre sont souvent plus longues (et plus destructrices), accompagnées de divisions internes particulièrement profondes (vénizélistes vs royalistes durant la Première Guerre mondiale ; communistes contre nationalistes durant les années 1940). Du coup, l’État grec ne se trouve pas forcément synchronisé avec la dynamique générale : la Première Guerre mondiale dure cinq années (1914-1918) pour la plupart des pays européens, tandis que la Grèce est en guerre pendant dix années, des guerres balkaniques en 1912 à la défaite lors de la guerre gréco-turque en 1922. La reconstruction commence donc au moins trois années plus tard qu’ailleurs, à un moment où le pays doit faire face aussi bien à une défaite cinglante qu’à un bouleversement démographique majeur du fait de l’afflux d’1,5 million de réfugiés venus de Turquie (et le départ précipité de 400 000 autres du sien). L’État grec a failli sombrer, et c’est grâce à l’intervention de la Société des Nations qu’il a pu faire face. Si l’intervention des grandes puissances face à l’Empire ottoman en 1827, un siècle plus tôt, avait à la fois permis la fin heureuse (pour les Grecs) de la guerre d’Indépendance et l’apparition de la logique de l’ingérence humanitaire dans les relations internationales, l’action de la SDN dans les années 1920 fut la première intervention humanitaire de la communauté internationale (qui donna naissance à l’ancêtre du Haut commissariat aux réfugiés). Comme l’écrivit un protagoniste de cet épisode, Henry Morgenthau, une pression équivalente aurait par exemple vu la France confrontée en 1870 non seulement à la défaite face à l’Allemagne, mais aussi à un afflux de 10 millions de réfugiés, soit plus du quart de sa population à l’époque. L’entre-deux-guerres constitue le moment crucial où l’État grec, confronté à ce défi majeur, procède véritablement à la mise en place de politiques régulatrices et distributives extrêmement ambitieuses mais aussi parfois très autoritaires. C’est la période de la modernisation conservatrice qui se poursuit même après la banqueroute de 1932, survenue en raison des effets cumulés de l’endettement, de la crise de 1929 et de l’attachement de la drachme au régime de l’étalon-or.
Or, à peine la Grèce s’est-elle remise des conséquences de la Première Guerre mondiale, que la Seconde s’annonce. Elle est tout aussi destructrice : l’occupation fut terrible et la résistance grecque très forte, se prolongeant dans une guerre civile meurtrière, le véritable premier conflit de la Guerre froide. Alors que le reste de l’Europe (à l’ouest au moins) se reconstruisait grâce au Plan Marshall à partir de 1946, en Grèce le même Plan servait à financer la guerre civile qui a duré de 1946 à 1949. Ce n’est qu’en 1950 que l’État grec put commencer sa phase de reconstruction, avant de basculer dans la dictature des colonels de 1967 à 1974.
Je crois qu’au vu de cette trajectoire schématiquement présentée, on était en droit de penser en 2009 que la Grèce ne s’en était pas trop mal sortie en termes d’étatisation. Bien évidemment, ce processus s’est accompagné de toute une série de compromis institutionnels, d’arrangements politiques, produits des conflits et négociations entre groupes sociaux, qui pèsent lourdement et qui sont aujourd’hui violemment critiqués. Mais il faut éviter de formuler des jugements en termes moraux. La préoccupation principale d’un État et de ses gouvernants, c’est la légitimation de leur pouvoir et de leurs politiques auprès de la population, et sa survie dans un système international compétitif. Ces compromis correspondaient à un acquis institutionnel du processus de formation étatique et non pas à un quelconque bagage « génétique » ou « culturel » grec.
La Vie des Idées : Justement, la plupart des observateurs internationaux, journalistes ou hommes politiques, mettent en cause la « corruption » ou le « clientélisme » de la société grecque, parfois présentés comme des traits culturels ataviques. Ces discours ont-ils eux-mêmes une histoire ?
Anastassios Anastassiadis : Commençons d’abord par la manière dont « l’Europe » ou « l’Occident » voit la Grèce. Depuis le XIXe siècle, la Grèce est le lieu où deux schémas de pensée européens se rencontrent. Il y a évidemment le schéma « classique » de la Grèce (antique) jouant un rôle majeur, depuis les XVIe et XVIIe siècles, dans la formation de l’idée d’Europe, d’une civilisation européenne ne s’identifiant pas seulement avec le christianisme. Sans ce schéma de pensée, il est impossible de comprendre le phénomène du philhellénisme et les mouvements des volontaires allant se battre tout au long du XIXe siècle pour la cause des Grecs. C’est aussi cette image qui convainc les puissances européennes de tenter la mise en place d’un État modèle, où les Grecs se revigoreraient et récupèreraient leurs capacités d’antan grâce aux acquis « technologiques » de l’Europe, et qui agirait comme un phare en plein milieu de la « barbarie » et de la « corruption » de l’Orient. Le deuxième schéma de pensée est celui de l’orientalisme, caractéristique du XIXe siècle. L’Orient est alors perçu comme intriguant mais peu rationnel, sensuel mais pas assez viril, raffiné mais corrompu, accroché à son (trop plein) d’histoire passée plutôt qu’à son progrès futur.
En Grèce, les deux discours se rencontrent. En fait, le ressentiment des Européens de l’ouest est d’autant plus grand envers l’État grec et les Grecs que ceux-ci, une fois rencontrés, ne se montrent pas « à la hauteur » de l’idéal « classique ». Du coup, le recours au discours « orientalisant » est d’autant plus fort que cela permet de montrer que ces gens n’ont rien à voir avec les Grecs antiques et qu’ils ne peuvent donc prétendre ni à « l’héritage » des Anciens, ni à une aide quelconque qu’ils vont forcément gaspiller. Il est frappant de voir à quel point les stéréotypes et les schémas mobilisés aujourd’hui à l’occasion de la crise grecque utilisent les mêmes topoi que le discours orientalisant du XIXe siècle. Pour la nouvelle édition (1857) de son livre La Grèce moderne et son rapport à l’Antiquité (écrit initialement au lendemain de la guerre d’Indépendance et à la lumière de sa participation à l’expédition scientifique en Morée), Edgar Quinet dénonçait déjà cette attitude ambiguë des Européens envers les Grecs et leur nouvel État.
Pour autant, il y a en Grèce un aspect supplémentaire qui la différencie du cas orientaliste typique. Tandis que la Chine, l’Inde ou encore le monde arabo-musulman réfutent les stéréotypes orientalistes et s’y opposent avec véhémence, beaucoup de Grecs semblent avoir intériorisé le discours orientaliste. Il suffit de penser au Premier ministre grec pendant la crise, M. Papandreou, disant à ses partenaires européens qu’il gouvernait « un pays de corrompus », ou aux déclarations similaires d’autres membres de son gouvernement ou du gouvernement conservateur de 2004-2009 sur les « chiffres trafiqués » de l’économie grecque (qui ont du coup donné naissance à l’expression de« Greek Statistics »). Ces déclarations, qui allaient au delà de la logique classique de légitimation du pouvoir politique par la critique des gouvernements précédents, ont entretenu le discours sur la corruption. Or ces jugements anhistoriques et dénués de toute réflexivité constituent le reflet de l’état de pensée d’une partie de l’élite grecque, frustrée depuis le XIXe siècle par la « modernisation incomplète » ou « faillie » de la Grèce.
Cherchant un appareil théorique pour expliquer cette situation de coexistence d’une élite « modernisatrice », intégrée au monde occidental, et d’une société « récalcitrante », certains ont fait appel au modèle du dualisme culturel grec. Un anthropologue comme Michael Herzfeld, reprenant des schémas présents dans les œuvres d’écrivains grecs, surtout de la génération des années 1930, avait évoqué cette dualité entre « l’Hellène », se référant à l’Antiquité et à la rationalité, et le « Rommios » (venant du terme « Romaios », utilisé pour qualifier le sujet byzantin, qui a donné Rum en arabe et turc pour désigner le chrétien orthodoxe), appartenant plutôt à la tradition byzantine, orthodoxe et ottomane. Tant que ce terme était utilisé pour qualifier la dualité de la psyché grecque, il n’y avait pas de problème, car il permettait de percevoir cette dualité en chaque Grec, comme un répertoire de pratiques accessible à tous.
Mais ce schéma a aussi été mis en avant de façon essentialiste pour expliquer les aléas de l’étatisation grecque, notamment par le politiste Nikiforos Diamandouros. Selon lui, quand la culture issue de l’Antiquité l’emporte, la modernisation progresse ; inversement, quand la culture byzantino-ottomane prend le dessus, la modernisation échoue. Plaqué sur l’histoire politique grecque, ce schéma identifie des « héros-modernisateurs » introduisant les Lumières occidentales en Grèce, mais combattus et vaincus par les forces obscurantistes de la masse « orientalisante ». Ce type de modèle culturaliste, qui réifie la « modernisation », a en fait peu de valeur explicative, car il part d’une mauvaise compréhension du processus d’étatisation. L’étatisation n’est pas la simple application du haut vers le bas (« top-down ») d’un projet élaboré par des personnes extrêmement intelligentes — ou fortunées, parfois les deux — ayant fait leurs études dans les meilleures universités étrangères (la Grèce est aujourd’hui le pays de l’OCDE qui « exporte » de loin le plus d’étudiants rapportés à sa population). C’est un processus politique tissé de conflits, de négociations et de compromis au sujet de l’allocation de ressources par définition limitées. L’État se forme et ne se construit pas. Le raisonnement culturaliste permet ainsi à une partie des élites grecques de justifier le fait que, tandis qu’elles se sentent partie intégrante de l’Europe et de « l’Occident », et naviguent avec aisance dans un monde globalisé, elles ne parviennent pas à devenir les élites d’un État qu’elles voudraient différent et plus « performant ». L’historienne Maria Todorova a appelé « balkanisme » ce syndrome de l’intériorisation par les peuples des Balkans du discours négatif projeté sur eux depuis le XIXe siècle par les autres Européens. Les élites grecques sont d’ailleurs parmi les plus « balkanistes » de la région, ce qui leur permet de justifier leur inadéquation politique et historique par un schéma rejetant la faute sur la prétendue inadéquation culturelle de leurs concitoyens.
En fait, les discours culturalistes de ces derniers temps sont la seule véritable continuité depuis le XIXe siècle. La « corruption » et le « clientélisme » constituent des phénomènes auxquels ni les Anciens ni les autres États modernes n’étaient étrangers. Ces pratiques n’ont empêché ni la Rome antique, ni la France absolutiste, ni les États-Unis, ni finalement la Chine aujourd’hui, de devenir des grandes puissances. Peut-être même les y ont-elles aidés ! Il suffit de penser au débat concernant l’utilité du clientélisme pour l’émergence de la monarchie absolutiste française. En tout cas, ces phénomènes doivent toujours être contextualisés, en partant des pratiques, et interrogés dans le cadre d’une analyse des différentes phases de formation de l’État grec, plutôt qu’être plaqués comme des réalités transcendantes.
L’État grec au XIXe siècle : entre « clientélisme » et tutelle internationale
La Vie des Idées : Quels furent les défis auxquels fut confronté le jeune État grec lors de sa création au XIXe siècle ?
Anastassios Anastassiadis : L’État grec a traversé grosso modo trois phases durant le XIXe siècle (1833-1843 : efforts conséquents d’affirmation d’un État central ; 1843-1875 : régression ou stagnation de la centralisation ; 1875-1897 : accélération de l’étatisation). Précisons tout d’abord que le passage à un État national n’allait pas de soi. Les révolutionnaires grecs savaient peut-être ce qu’ils ne voulaient pas, mais ils n’étaient pas du tout animés par une vision claire, et encore moins commune, de ce qu’ils voulaient, ou en tout cas de la manière de gérer l’indépendance. Du coup, pour faire face aux dissensions géographiques, sociales et politiques qui avaient dès la deuxième année de la guerre d’Indépendance abouti à une guerre civile (terme anachronique pour parler de dissensions « pré-modernes », qui coûtèrent notamment la vie au premier gouverneur de l’État grec en 1831), les grandes puissances avaient instauré une monarchie bavaroise en 1833, qui avait pour mission d’établir un État centralisé et moderne. Les Bavarois prirent cette mission très au sérieux, mais furent vite confrontés à l’énormité de la double tâche de reconstruction et de légitimation du nouveau régime. Or il n’y a que deux moyens pour réussir à ce stade de l’étatisation : offrir à la population des services légitimant le rôle de l’État central, et réprimer les tentatives de contestation de l’autorité étatique. Pendant leur première décennie d’exercice du pouvoir, les Bavarois essayèrent d’exécuter ce plan. Ils mirent en place un appareil administratif moderne, réorganisèrent tous les secteurs de l’économie et de la société, appliquèrent un droit européen, etc. Parallèlement, ils réprimaient les résistances locales. Leurs efforts auraient sans doute pu aboutir s’ils avaient eu plus de temps et de ressources. Mais, dès sa naissance, la Grèce était endettée : les créanciers et les opinions publiques européennes commençaient à s’impatienter face au manque de résultats. Le pays connut ainsi sa première faillite en 1843. Du coup, l’objectif de mise en place de l’État central fut relégué au second plan. N’ayant plus les moyens de payer pour établir la légitimité de leur pouvoir, via la mise en place d’un État efficace, les Bavarois en revinrent, comme l’explique très bien l’historien Kostas Kostis, au modèle ottoman, dans lequel le centre gouverne via des élites locales, auxquelles il revient de s’assurer de l’allégeance des populations. Évidemment, la dynastie bavaroise, consciente des dangers inhérents à une telle politique, essaya tout de même de se forger une légitimation directe, à moindre coût, auprès du peuple en jouant la carte « nationaliste-irrédentiste ». Du coup, ses échecs successifs sur la scène internationale lui coûtèrent cher. Après l’humiliation subie durant la Guerre de Crimée (1853-1856), elle s’en remit encore plus aux élites locales pour s’assurer de sa survie, ce qui ne lui accorda qu’un répit de courte durée.
Après la déposition du roi bavarois Otto en 1862, la Grèce vit l’arrivée d’une nouvelle dynastie, danoise cette fois-ci, qui s’accompagna de la promulgation d’une des constitutions les plus libérales d’Europe. Il faut rappeler que la Grèce fut parmi les premiers pays à accorder le suffrage universel masculin (de facto en 1843, de jure en 1864) et à le pratiquer de façon systématique durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans un contexte où l’État central n’avait que peu de ressources à distribuer, la configuration politique était claire : l’État central cooptait les élites locales, qui faisaient à leur tour pression sur lui pour obtenir l’allocation de ressources au nom de la légitimité qu’elles tiraient de leur rôle local. Cette légitimité était par ailleurs institutionnalisée grâce au suffrage universel. Désormais, la compétition à laquelle se livraient ces élites, à la fois face à l’État central et entre elles-mêmes, se passait au Parlement et non plus dans les montagnes comme à l’époque bavaroise. Le banditisme, phénomène lié aux pratiques localistes de contestation de l’autorité centrale, qui avait sévi jusque dans les années 1870, disparut vers la fin du siècle.
Si le parlementarisme constitue traditionnellement un moyen pour les élus locaux d’accéder de façon privilégiée à l’allocation des ressources étatiques rares, il induit en même temps, parfois de façon involontaire, l’appartenance à la communauté nationale imaginée. Du coup, lorsque durant le dernier quart du XIXe siècle l’État grec se lança, une deuxième fois après les Bavarois, dans une nouvelle course en avant en termes de projet d’étatisation (infrastructures, organisation de l’administration, etc.), il rencontra moins de réactions locales que dans les années 1830. Malheureusement, cette phase, financée par des emprunts internationaux, par l’action évergétique (voir ci-dessous) et par une politique fiscale agressive mais centrée davantage sur la consommation que sur le revenu, s’arrêta violemment par une deuxième faillite en 1893. Le personnel politique essaya de désamorcer le problème en jouant la carte nationaliste, ce qui aboutit à la défaite lors de la guerre gréco-turque de 1897, et au contrôle international des finances grecques.
La Vie des Idées : En quoi les compromis tissés au XIXe siècle entre l’État et les élites locales ont-ils influencé de manière durable le rapport des citoyens grecs à l’État ?
Anastassios Anastassiadis : Comme nous venons de l’évoquer, pendant la première phase de l’étatisation, les élites locales devinrent les intermédiaires au travers lesquels l’État cherchait à s’assurer du contrôle des populations locales. Le parlementarisme institutionnalisa cette pratique. Cela n’aurait pas été problématique si une bureaucratie centrale efficace s’était développée parallèlement. Rappelons que, pour Max Weber, la force de l’État moderne repose sur la coexistence de ces deux groupes : d’un côté, la bureaucratie rationnelle, produit d’un processus séculaire, animée par une abnégation et un dévouement quasi aveugle au service de l’efficacité étatique ; de l’autre, les élites politiques agissant à la fois comme acteurs et médiateurs du pouvoir au nom de la population, et assurant donc la légitimité de ce nouveau pouvoir étatique auprès de celle-ci. C’est l’interdépendance antagoniste des deux qui assure l’équilibre étatique moderne. La bureaucratie sans les acteurs politiques, c’est le Château de Kafka, à savoir une gestion des ressources ne prenant pas en compte les demandes de la population. Inversement, le pouvoir politique sans la bureaucratie, c’est M. Smith au Sénat de Capra : un combat inégal où tout dépend du caractère moral des personnalités politiques, et où les intérêts privés ont les moyens de peser sur l’action politique au détriment des plus faibles.
Dans le cas grec, les élites politiques ont assumé concrètement l’accès des populations à l’État et à ses ressources à partir du XIXe siècle. La bureaucratie, en revanche, n’a jamais atteint un niveau d’efficacité optimale, soit parce qu’elle a souffert des coups d’arrêt dus à des événements comme les faillites de 1893 ou 1932 (et désormais 2012), soit parce que son développement fut rendu possible le plus souvent sous des régimes autoritaires (les régimes autoritaires des années 1930, la démocratie limitée des années de l’après-guerre), ce qui a contribué à la discréditer auprès de la population. Le dernier coup fatal lui fut porté, au nom de la « démocratisation », par les gouvernements socialistes des années 1980.
Le problème n’est donc pas tant le clientélisme en soi, que le fait que la bureaucratie étatique, insuffisamment institutionnalisée, n’ait pas les moyens de faire contrepoids. Après tout, les États-Unis ont eux-mêmes institutionnalisé un système clientéliste, sous la forme du système des dépouilles (« spoils »). Pourtant, personne (ou presque) n’accuse le président des États-Unis de nommer comme ambassadeurs ses amis et donateurs de campagne. C’est bien du clientélisme par définition, mais qui se trouve contrebalancé par l’efficacité bureaucratique. Ce n’est malheureusement pas le cas de l’État grec, où de surcroît l’intégration de clients, qui plus est incompétents, à une bureaucratie insuffisamment formée, produit des conséquences désastreuses pour la légitimité de l’État. Celui-ci peut difficilement se prévaloir d’une légitimité d’exercice et se trouve cantonné dans le rôle de victuailles que se disputent les acteurs politiques. Il n’est dès lors guère étonnant que les Grecs respectent peu leur État et ses serviteurs... tout en les craignant !
La Vie des Idées : Vous l’avez mentionné, l’État grec a déjà été placé à plusieurs reprises sous la tutelle des puissances étrangères. Quelles en ont été les conséquences sur le développement de la vie démocratique en Grèce ?
Anastassios Anastassiadis : Dès l’origine, l’État grec a été sous influence. Mais, durant le XIXe siècle, cela n’a pas empêché le développement d’un parlementarisme démocratique qui a plutôt bien fonctionné, notamment de 1862 à 1909. Rares sont les pays, y compris en Europe durant cette période, qui pratiquent à la fois le parlementarisme monocaméral et le suffrage universel (masculin) sans grands accrocs. Pendant 47 ans, la vie politique fut relativement stable. Cela ne fut pas forcément du goût des grandes puissances, qui estimaient que le peuple grec, comme leurs propres peuples, n’était pas assez mûr pour le jeu démocratique. Surtout, elles pensaient que cette ouverture politique empêchait le développement rationnel de l’État et de son arme séculaire, sa bureaucratie. Du coup, elles n’hésitèrent pas à exercer une pression pour exiger plus d’efforts de « rationalisation bureaucratique », y compris si cela impliquait la remise en cause du jeu démocratique. Ce fut notamment le cas lors du Contrôle international de 1898 suite à la faillite de 1893 et la défaite de 1897. La plupart des décisions économiques étaient prises alors par le Contrôle international et non pas par les gouvernements élus. De même, durant la guerre civile et les années qui suivirent (dans les années 1940-1950), la dépendance de la Grèce à l’aide américaine accentua la vassalisation de la classe politique vis-à-vis des États-Unis.
Cette situation a pu par ailleurs avoir des résultats positifs à court terme en termes de renforcement de l’État. Durant les quinze années entre la défaite de 1897 et le début des guerres balkaniques, l’appareil militaire et bureaucratique de l’État grec se modernisa et devint plus efficace, de manière si fulgurante — si l’on compare au XIXe siècle — que la Grèce put se prévaloir du rôle de mini-puissance impériale durant les années 1910. Cela était dû en grande partie à l’existence du Contrôle international. Celui-ci permettait l’adoption de décisions impopulaires, car autoritaires, dont les gouvernements n’avaient pas à assumer le coût électoral, puisqu’elles étaient selon eux « imposées par l’étranger ». La même situation se produisit dans les années 1946-1960. Mais cela rendit en même temps les acquis de l’étatisation très fragiles, car facilement imputés à l’illégitimité de mesures imposées par l’étranger. C’est également ce qui arriva dans les années 1980, et ce qui risque de se produire aujourd’hui.
Pis encore, les progrès de l’étatisation sous contrôle international durant les années 1900 ou 1950 ont persuadé toute une partie des élites grecques aspirant à plus de modernisation que le jeu démocratique, et non pas l’institutionnalisation de la bureaucratie, était le véritable problème. Dans cet esprit, l’omnipotence du parlementarisme agirait au détriment de la vigueur et de l’affirmation de l’exécutif, expliquant ainsi le « retard » de l’État grec. Cette idée n’a rien de spécifique à la Grèce. On la retrouve sous diverses formes dans toute l’Europe durant la première moitié du XXe siècle. En Grèce, et compte tenu des autres facteurs déjà mentionnés (importance de l’appareil militaire en raison des nombreuses guerres, tensions socio-démographiques en raison de l’acquisition de nouveaux territoires et de l’arrivée des réfugiés), elle produisit une période particulièrement instable durant les années 1909-1940, pendant laquelle les coups d’État se comptèrent par dizaines. Le contraste avec la période de stabilité des années 1862-1909 est flagrant. Durant l’après-guerre, il aboutit à la dictature des colonels (1967-1974). Même les mesures d’étatisation positives entreprises durant ces périodes furent soit révoquées, soit arrêtées, du fait de leur tare congénitale, qui les faisait percevoir comme une importation illégitime imposée de manière autoritaire.
Il est fort à craindre qu’aujourd’hui les mêmes causes produisent les mêmes effets. Des mesures positives que beaucoup de Grecs voudraient voir appliquer seront marquées du sceau de l’illégitimité, car imposées par la troïka. Les élites aspirant à la modernisation à marche forcée se complairont sans doute dans un discours antipolitique, au nom de la rationalisation et du combat contre la « corruption » et le « clientélisme » des politiques, discours qui, malheureusement, a bien souvent ouvert la voie à des tournants autoritaires. Des partisans jusqu’au-boutistes du statu quo, pour des raisons qui sont loin d’être louables, se verront alors élevés au rang de héros résistants.
– Anastassios Anastassiadis, « Les pérégrinations de l’évergétisme en Méditerranée orientale du XVIIIe au XXIe siècle : éthique chrétienne, technologie de gouvernement et concept historiographique », Le Mouvement social, 234, janvier-mars 2011, p. 45-62.
– la page personnelle de l’historien Georges B. Dertilis, auteur d’une récente Histoire de l’État grec 1830-1920, (en grec), Athènes, Estia, 2009 ; voir aussi du même auteur « Terre, paysans et pouvoir économique (Grèce, XVIIIe-XXe siècle) », Annales ESC, 2 (mars-avril 1992), p. 273-291 ; « Terre, paysans et pouvoir politique (Grèce, XVIIIe-XXe siècle) », Annales ESC, 1 (janvier-février 1993), p. 85-107.
– Nikos Alivizatos, Les institutions politiques de la Grèce à travers les crises 1922-1974, Paris, LGDJ, 1979.
– Gunnar Hering, Die politischen Parteien in Griechenland, 1821-1936, Munich, R. Oldenbourg, 1992.
– Violetta Hionidou, Famine and Death in Occupied Greece, Oxford, Oxford University Press, 2006.
– Elisabeth Kontogiorgi, Population Exchange in Greek Macedonia. The Forced Settlement of Refugees 1922-1930, Oxford, Oxford University Press, 2006.
– Kostas Kostis & Sokratis Petmezas, The Development of the Greek Economy during the 19th c. (en grec), Athènes, Alpha Bank Historical Archive, 2006.
– Kostas Kostis., « La paix introuvable : le cas grec », in Stéphane Audoin-Rouzeau S. et Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande guerre : le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008, p. 349-367.
– George Mavrogordatos, Stillborn Republic. Social Coalitions and Party Strategies in Greece, 1922-1936, Berkeley, University of California press, 1983.
– Marc Mazower, Greece and the Interwar Economic Crisis, Oxford, Oxford University Press, 1991.
– Marc Mazower (dir.) After the War was Over. Reconstructing the Family, Nation and State in Greece, 1943-1960 Princeton University Press, 2000.
– William McGrew, Land and Revolution in Modern Greece 1800-1881, Kent, Kent State University Press, 1985.
– Paul Krugman a consacré plusieurs articles à la crise grecque dont notamment :
– Plusieurs analyses intéressantes sur la crise des deux dernières années sont parues dans The Athens Review of Books
– La plupart des synthèses d’histoire grecque adoptent le schéma de la « modernisation inachevée » et des héros-modernisateurs. Voir par exemple Richard Clogg, A Concise History of Greece, Cambridge, Cambridge University press, 1992, et John Koliopoulos et Thanos Veremis, Greece : the modern sequel, Londres, Hurst, 2002.
Pour citer cet article :
Nicolas Delalande, « La création de l’État grec au XIXe siècle. Entretien avec Anastassios Anastassiadis »,
La Vie des idées
, 23 février 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-creation-de-l-Etat-grec-au-XIXe-siecle
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