Recensé : Eeva Luhtakallio, Practicing Democracy. Local Activism and Politics in France and Finland, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
Qu’est-ce qui se passe quand un groupe lyonnais de partisans de la démocratie participante se fait invité sous les lustres de la mairie de Helsinki par leurs pairs nordiques ? La crise de la démocratie se constate à l’unanimité ainsi que la nécessité d’encourager des initiatives de démocratie locale. Derrière la cause commune, des incompréhensions se cachent. Pourquoi le groupe de finlandais consiste-t-il en des technocrates dépassionnés ? Pourquoi les invités français auraient-ils voulu rencontrer des politiciens locaux ?
Eeva Luhtakallio mobilise cette scène issue de l’enquête de terrain ayant eu lieu entre 2003 et 2008 pour la mise en énigme des épreuves de la démocratie locale observées à Lyon et à Helsinki. La sociologue finlandaise écrit contre un discours aplatissant sur la crise mondiale de la démocratie qui s’exprimerait partout des formes et des résistances sensiblement identiques. L’enquête comparative de Luhtakallio démontre que bien que les partisans finlandais et lyonnais partagent le vocabulaire pour se dire engagés le sens donné aux mots clés de la démocratie, la citoyenneté et la représentation varient tout comme les manières de politiciser, c’est-à-dire ouvrir un espace à l’action politique ou de monter un problème au débat politique (p. 4).
Luhtakallio trace les étapes de politicisation auprès de niveaux multiples auxquels le processus évolue – au sein de petits groups d’activistes, dans l’espace urbain, sur les sites internet, dans la presse locale et encore dans les interactions entre les activistes et les représentants du monde politique. L’originalité de la démarche tiens à son ancrage à l’échelle analytique de la ville – à l’opposé d l’échelle nationale – ainsi que celle des acteurs pratiquant la démocratie en dehors des institutions démocratiques traditionnelles – au sein des groupes, associations et mouvements de citoyens ordinaires. L’analyse des pratiques ordinaires de politicisation dans les villes de Lyon et de Helsinki favorise davantage la prise de distance par rapport aux centres du pouvoir politique : par rapport aux pouvoirs nationaux grâce au choix de Lyon au profit de Paris, des pouvoirs internationaux car le cas français se juxtapose au cas finlandais, périphérique mais riche d’enseignements.
La démocratie en train de se faire
Luhtakallio s’inscrit explicitement dans une perspective de la sociologie pragmatiste. Son analyse de la démocratie donne la priorité à l’analyse du déroulement des processus démocratiques dans des situations quotidiennes dans deux villes dont les contextes historique et institutionnel sont finement restitués. Outre le contexte, la sociologue appelle les représentations culturelles des activistes et leurs interactions sociales à expliquer les variations du processus de politicisation.
Le chapitre deux introduit le lecteur dans le milieu activiste par l’analyse de six groupes caractérisés en tant que « mouvements locaux pour la justice globale » (p. 26). Il s’agit des milieux locaux d’activistes, des groupes de squatteurs et des mouvements en soutiens des services municipaux (Helsinki) et contre les technologies de sécurité (Lyon). En s’appuyant sur la théorie sur les « group styles » de Nina Eliasoph et Paul Lichtermann (2003), Luhtakallio dresse un portrait dynamique de la formation des liens internes et externes et des logiques de leur maintien. Les groupes lyonnais sont caractérisés par des liens forts inscrits dans l’espace du quartier de la Croix-Rouge et actualisés au quotidien par les choix uniformes de lieux de consommation, de divertissement et de communication. Ces lieux dont le choix n’a rien de banal ni d’aléatoire se trouvent dans le quartier même et l’appartenance au groupe nécessite ainsi une fréquentation régulière du lieu et de ses acteurs. Les activistes lyonnais entretiennent des rapports tendus à la police et aux médias dont la présence sur leur territoire est vécue comme une intrusion hostile. À Helsinki, au contraire, les réseaux d’activiste sont, relativement dépourvus d’inscription spatiale. L’unicité des groupes se fonde sur l’adhésion à des associations multiples et sur un réseau d’amis, deux mécanismes garantissant la confiance. Les frontières séparant les activistes des journalistes, des fonctionnaires et même de la police sont plus poreuses qu’à Lyon et les alliances stratégiques avec ces derniers envisageables si cela est estimé comme bénéfique pour la poursuite de la cause commune.
L’analyse est saisissante car elle met en évidence les dynamiques intimes des groupes, les lieux et les motivations qui forment la trame de la politicisation et les conditions de ses succès. Les activistes français vivent leur engagement politique au quotidien, entretiennent des liens forts entre eux, s’opposent catégoriquement aux pouvoirs centraux et avancent sans se démoraliser face au manque de changement social car la mobilisation citoyenne – en tant qu’expérience intime et exercice morale – prime sur son efficacité. Même si les Lyonnais n’ont pas réussi à faire enlever les appareils de vidéosurveillance malgré leur opération de la couverture des cameras par l’intermédiaire des sacs attachés à des ballons multicolores, la performance carnavalesque à une valeur politique en soi. À Helsinki, l’exercice de la citoyenneté est vécu en tant qu’obligation morale au service du bien commun. La violence et le vandalisme sont condamnés, le consensus et la coopération avec les officiels recherchés car c’est souvent la meilleure manière d’assurer qu’au moins un compromis soit atteint. Les activistes finlandais réussissent à rectifier le budget municipal par la reproduction méticuleuse des comptes financiers et par l’entretien des relations semi-professionnelles avec des fonctionnaires et politiciens.
La citoyenneté : conflit vs. Consensus
La discussion des théories relatives à la citoyenneté et à la représentation démocratique ajoute de la profondeur théorique et contextuelle à l’analyse des entretiens réalisés avec des activistes et politiciens municipaux. Luhtakallio note que le jeu de miroir entre ces deux pays est forcement asymétrique si bien que la citoyenneté française forme un exemple illustre d’un paradigme à la visée universelle : la citoyenneté républicaine, politique et individualisée transcenderait la société et ferait de tous et toutes des citoyen-ne-s [1] égaux. La conception finlandaise de la citoyenneté ne jouie guère d’une telle notoriété et sa genèse reste mal connue par le public non finnophone. Pourtant la discussion conjointe a tout son mérite. Luhtakallio met en évidence notamment deux points sur lesquels les conceptions bifurquent. Premièrement, les associations jouent un rôle crucial au sein de la démocratie finlandaise. Au premier regard, le cas finlandais n’est pas sans ressemblance avec le fonctionnement de la démocratie américaine. Néanmoins, le citoyen finlandais ne rejoint pas les associations afin de s’assurer les conditions individuelles d’existence matérielles et sociales. Dans le régime social-démocrate, l’État-providence complète la vie active en la génération des celles-ci.
L’explication du statut du secteur associatif se trouve dans la formation historique de la jeune république finlandaise, indépendante depuis 1917. Les associations sont importantes car l’État-nation finlandais s’est construit sous et contre l’occupation impériale russe. De cette époque persiste comme héritage l’idée d’un bien commun national dont l’État et la société sont au service. Contrairement à la France, en Finlande les corps intermédiaires n’ont pas empêché la naissance de l’État-nation moderne mais en sont les principaux agents. La mémoire collective des finlandaise n’est pas non plus marquée par incidences où l’État se serait tourné contre les citoyens ou aurai manqué à les reconnaître. Le rapport ambivalent et conflictuel à la citoyenneté des activistes français identifiant cette dernière comme un objet et lieu de luttes, se contraste donc fortement avec la conception finlandaise. Pour les activistes de Helsinki, la citoyenneté implique une obligation à participer à la régénération du bien dans un esprit consensuel.
Expérience et expertise citoyennes
S’appuyant exclusivement sur des données qualitatives, l’ouvrage se lit aussi comme une leçon méthodologique en matière de la recherche comparative. Même si l’auteur souligne que la recherche réalisée au sein d’un échantillon du milieu activiste de Lyon et de Helsinki ne constituerait pas une recherche comparative – terme auquel elle préfère celui de « cross-national » – ni ne viserait la formulation d’arguments généralisables à chaque cas national, l’organisation et le rhétorique du livre le font lire en tant que telle. Acceptant que la qualité des recherches comparative mobilisant des grands corpus chiffrés d’un côté, et des matériaux textuels et visuels d’un autre, ne s’évalue pas selon les mêmes critères, l’on ne peut qu’apprécier la stratégie de triangulation méthodologique mise en place par Luhtakallio. Dans un premier temps, les données riches et poignantes issues des entretiens et de l’observation ethnographique illustrent les perspectives des activistes et des politiciens ainsi que le déroulement de politicisation.
Luhtakallio mobilise de plus deux corpus visuel et textuels afin d’analyser le contexte culturel dans lequel la démocratie se pratique. Elle applique l’idée de cadrage (Goffman, 1974) à un corpus d’images issues des principaux sites internet où les activistes et les représentants municipaux publient des matériaux sur leurs activités. À Lyon comme à Helsinki l’on trouve un décalage entre les deux camps : la ville et son dynamisme culturel et professionnel prévalent dans les publications de la mairie, les injustices, les conflits et les manifestations du côté des activistes. Afin d’analyser les articles de la presse locale sur les conflits politique, Luhtakallio mobilise la théorie de la justification (Boltanski & Thévenot, 1991). L’analyse montre que si bien que la justification civique domine dans les deux corpus nationaux, elle n’est pas comprise de la même manière. Les mots d’ordre lyonnais de l’égalité, de la solidarité et des droits s’opposent au civisme finlandais comme une question de légalité, du respect des contrats et de décisions prise par les organismes d’expertise. Les modes de justification des politiciens divergent davantage : en Finlande priment la cité de l’industrie et du marché tandis qu’en France priment les justifications civiques.
Quid du contexte social ?
Luhtakallio analyse avec finesse la pratique locale de la démocratie et nous fournit comme clés de compréhension les contextes institutionnel et culturel ainsi que la conception de la citoyenneté. Par contre, afin de saisir la motivation des activistes et ce qui est en jeu l’on aurait apprécié des éléments sur le contexte social dans le sens de la distribution des biens matériaux et du statut social au sein des habitants de Lyon et Helsinki. Peut-être en raison de la fermeté – et de brio - avec laquelle l’analyse est ancrée dans une perspective culturelle et interactionniste le monde des activistes apparaît comme déconnecté des structures sociales. Pour expliquer que les activistes lyonnais soient majoritairement des jeunes adultes contrairement à une répartition plus équilibrée selon l’âge à Helsinki, pourrait-on prendre en compte les inégalités intergénérationnelles ? L’aspect paisible du mouvement des squatteurs à Helsinki, s’explique-t-il uniquement par le type ou la genèse de la culture des squats ou les inégalités de logement auraient-elles un rôle à jouer ? Une prise en compte des inégalités sociales auxquelles font face les habitants des deux villes aurait permis de mieux comprendre pourquoi ils poursuivent les luttes qu’ils poursuivent de leur manière spécifique.
Pour citer cet article :
Linda Haapajärvi, « La démocratie se faisant »,
La Vie des idées
, 8 janvier 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-democratie-se-faisant
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