La dette publique est au cœur des nombreuses crises qui ont jalonné l’histoire financière depuis le début du XIXe siècle. La récente crise de la dette grecque est encore dans les esprits. Malgré des plans d’austérité à répétition, le niveau de l’endettement de la Grèce n’a pas diminué, bien au contraire. Aujourd’hui, le niveau de la dette publique est également une préoccupation majeure au Venezuela, à Porto Rico, mais aussi en Italie et en Argentine. Comment se construit une situation de surendettement ? Quelles sont les conséquences de la dette sur la souveraineté d’un pays ? Qui est responsable lorsqu’un État n’est plus en mesure de repayer sa dette ? Y a-t-il des circonstances particulières justifiant qu’un État répudie (c’est-à-dire ne rembourse pas) tout ou partie de sa dette ?
Éric Toussaint se propose de répondre à ces questions au moyen d’une analyse historique et comparée de plusieurs cas de répudiation de dette. L’ouvrage se concentre sur les deux premiers grands épisodes de défaut de dette (1826-1850 et 1876-1914) ainsi que sur l’entre-deux-guerres (1917-1940). Le cas de l’Amérique latine est particulièrement étudié, notamment celui du Mexique ; la Grèce, l’Égypte la Tunisie et la Russie soviétique sont également analysées.
L’argument central de l’ouvrage peut se résumer en trois temps. Durant les cycles d’expansion économique, d’abord, la recherche des débouchés incite les créanciers des pays industrialisés à investir massivement à l’étranger, l’afflux des capitaux étrangers faisant gonfler dangereusement la dette des pays périphériques. Ensuite, le retournement de la conjoncture économique dans les pays industrialisés affecte la solvabilité des pays périphériques qui sont contraints de suspendre le paiement de la dette. Enfin, les créanciers et leurs États s’appuient sur le non-remboursement de la dette pour placer les pays endettés sous tutelle : la dette est ainsi un puissant relais des politiques impérialistes. Cet engrenage constitue ce qu’É. Toussaint appelle le « système dette ».
Une approche externaliste de l’endettement
Avec ce modèle, É. Toussaint remet en cause le récit habituel sur les crises de la dette. Les États sont souvent accusés de dépenser sans compter, de préférer l’endettement facile à la maîtrise des dépenses. À partir d’une analyse de longue durée des cycles du capitalisme (p. 20-26), l’auteur montre que l’endettement des pays périphériques, depuis la décision d’emprunter jusqu’au défaut de remboursement, répond à des facteurs externes liés au cycle de l’économie mondiale plutôt qu’à des facteurs locaux. Cette approche par les cycles n’est évidemment pas nouvelle. Elle fait figure de passage obligé en économie politique internationale depuis les travaux fondateurs de Juglar et Kondratieff à la fin du XIXe siècle. Mais le rappel de l’auteur est utile, tant l’influente théorie du « choix public » depuis les travaux d’Alesina (1995) a cherché les causes de l’endettement dans la propension des élus à dépenser sans compter pour s’attacher les électeurs. L’auteur a donc raison de préciser que de nombreuses crises de la dette dans les pays périphériques ont éclaté après la survenue de crises affectant les économies des pays industrialisés. La crise spéculative de 1825 à la bourse de Londres, par exemple, eut des répercussions dramatiques sur la capacité de plusieurs pays d’Amérique latine à rembourser leur dette externe.
Une des leçons de l’ouvrage est que l’endettement a grandement contribué à maintenir les États périphériques dans le sous-développement. Comme le suggère l’économiste André Gunder Frak (cité p. 17), le cercle vicieux de l’endettement et de la mise sous tutelle a favorisé le « développement du sous-développement ». Le Japon est un cas révélateur : contrairement à la Chine, le Japon refuse de s’ouvrir aux capitaux étrangers durant l’ère Meiji (1868-1912), ce qui lui garantit une forte croissance économique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le contraste est ici frappant avec un pays comme l’Argentine, cinquième puissance mondiale en 1914, qui entame ensuite un long déclin après des crises de la dette à répétition. On peut regretter que l’auteur ne détaille pas davantage les raisons pour lesquelles le Japon refuse de s’endetter. Le choix du mode d’insertion dans l’économie mondiale dépend sans doute de facteurs endogènes, liés aux cadres institutionnels propres à chaque pays, dont É. Toussaint, en privilégiant une approche externaliste, ne peut pas pleinement rendre compte.
L’ouvrage permet également de réévaluer le rôle de la dette souveraine dans l’expansion des empires coloniaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs pays (tels que la Tunisie et l’Égypte) dans l’incapacité de rembourser leur dette passent sous domination coloniale française ou anglaise. Les multiples exemples de « diplomatie de la canonnière », comme l’attaque du port d’Alexandrie par la marine britannique en 1882, montrent que les États sont prêts à mobiliser des ressources militaires pour protéger les intérêts des grandes banques. L’ouvrage suggère ainsi de façon très pertinente que la protection du capital par l’État, loin d’être caractéristique du néo-libéralisme (Abdelal 2007), s’affirme dès le milieu du XIXe siècle.
Les chapitres empiriques permettent de déplier le modèle proposé de façon convaincante grâce à un important travail de collecte de matériaux d’archives. L’auteur propose une analyse des contrats d’emprunts sur la base d’une documentation historique qui, sans être totalement inédite, est pour la première fois rassemblée dans un volume, ce qui permet des comparaisons intéressantes. Elle révèle notamment le comportement prédateur des créanciers internationaux. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les conditions imposées par les créanciers aux États emprunteurs étaient souvent abusives : titres vendus en deçà de leur valeur faciale, commissions diverses empochées par les intermédiaires. Les États emprunteurs ne recevant qu’une fraction du montant emprunté, les remboursements n’en étaient que plus difficiles. Dans son versant empirique, l’ouvrage peut se lire comme une actualisation des travaux de William Wynne (1951), bien connus des spécialistes de la dette.
Repenser la dette odieuse
La discussion de la doctrine de la « dette odieuse » est sans doute le point le plus novateur du livre. Formulée en 1927 par Alexander Sack, un juriste russe vivant à Paris, la doctrine de la dette odieuse dispose que, dans certains cas exceptionnels, les États sont fondés à répudier leur dette. C’est le cas lorsque celle-ci a été contractée par des gouvernements despotiques (critère 1 : défaut de consentement), pour des besoins contraires aux intérêts de la population (critère 2 : absence de bénéfice), et lorsque les créanciers avaient connaissance des deux premiers critères au moment de l’émission de l’emprunt (critère 3 : complicité des créanciers).
Ces trois critères ont fait l’objet d’un intense débat juridique entre chercheurs et organisations internationales au cours des 20 dernières années. La question est de savoir si ce principe juridique formulé au temps des empires peut s’appliquer aux problèmes actuels de l’endettement et si, par conséquent, la dette de certains pays peut être considérée comme « odieuse » au regard des critères définis par Sack. Jusqu’à récemment, l’avis dominant était qu’une dette devait remplir les trois conditions pour être déclarée « odieuse » (King 2007). Or aujourd’hui, la grande majorité de la dette publique est contractée par des gouvernements souverains et démocratiques. Par conséquent, restreindre le périmètre de la dette odieuse aux seules dettes contractées par des régimes despotiques aurait pour conséquence de marginaliser définitivement ce principe juridique.
É. Toussaint poursuit ici un important travail de réinterprétation entamé depuis quelques années par certains juristes (Ludington, Gulati et Brophy 2010 ; Michalowski et Bohoslavsky 2009) et suggère que, dans l’esprit de Sack, la nature despotique du régime (critère 1) n’avait pas valeur de condition nécessaire pour établir le caractère odieux de la dette. La proposition de recentrer le principe de dette odieuse sur les critères 2 et 3 (absence de bénéfice et complicité des créanciers) ouvre des perspectives très intéressantes. Ces 30 dernières années, de nombreux États se sont en effet endettés pour financier des projets couteux dont l’utilité était faible ou nulle pour la population. Dans certains cas, les créanciers savaient que ces États seraient dans l’incapacité de rembourser les sommes empruntées. Le cas de la Grèce est ici exemplaire (Pénet 2018b). Par conséquent, il est possible de considérer que les dettes contractées par ces pays étaient « odieuses » au regard des deux critères définis par Sack.
Si cet aspect du livre est convaincant, l’auteur sous-estime cependant les nombreuses difficultés juridiques liées à l’application du principe de dette odieuse : comment prouver l’absence de bénéfice ? Et comment démontrer la complicité des créanciers ? Une piste intéressante serait d’importer dans le droit de la dette publique les règles juridiques qui valent pour les prêts à la consommation. En Europe et aux États-Unis, certains principes juridiques comme celui de « prêt responsable » encadrent le comportement prédateur des créanciers et limitent leur capacité à recouvrer leurs créances si des irrégularités ont été commises lors de l’emprunt (manque de transparence, insolvabilité manifeste de l’emprunteur, etc.).
Un ou des systèmes dette ?
Original et suggestif, cet ouvrage n’est cependant pas exempt de défauts. Si, dans de nombreux cas, É. Toussant a raison de tenir la dette pour un « outil de domination », dans d’autres, l’endettement a aussi servi des ambitions émancipatrices. Au début des années 1820, de nombreux mouvements indépendantistes latino-américains recourent à l’endettement extérieur pour financer leur émancipation de la tutelle espagnole. La dette sert ainsi de levier permettant d’accéder à la souveraineté. É. Toussaint a raison de souligner qu’à partir de 1825 et la crise londonienne, les États d’Amérique latine ne parviennent plus à rembourser leur dette. D’outil d’émancipation qu’elle était, celle-ci en vient à faciliter l’ingérence de créanciers étrangers. En définitive, la dette est un moyen fondamentalement ambigu qui peut, selon les acteurs et les contextes, servir des politiques d’émancipation et d’oppression.
À plusieurs reprises dans l’ouvrage, l’auteur suggère que des individus opérant dans les bureaucraties nationales tirent des rentes de l’endettement, signe que les profits de la dette ne vont pas seulement aux créditeurs, mais aussi à certaines élites locales. Ce point, qui souligne combien la dette, en tant qu’instrument d’assujettissement, a besoin de relais et d’intermédiaires au sein des bureaucraties locales, suggère qu’il vaudrait mieux parler à ce propos d’« extraversion », comme dans le contexte postcolonial africain (Bayart 1999), plutôt que de domination.
Les créanciers semblent par ailleurs souvent assignés à un type de comportement homogène et immuable. Se concentrant sur la dette extérieure, l’auteur omet d’analyser les relations entre créanciers étrangers et nationaux. Ensuite, les associations de créanciers et leurs instruments de négociations auraient gagné à être étudiés plus finement. Car le comportement des créanciers face aux États récalcitrants a fluctué au cours de l’histoire : au XIXe siècle, les créanciers se montrent particulièrement inflexibles parce qu’ils bénéficient du soutien diplomatique de leurs États. Mais après la Seconde Guerre mondiale, ils sont contraints d’accepter d’importantes pertes sur la dette contractée dans les années 1920 et 1930, en partie parce que les grandes puissances (États-Unis, Grande-Bretagne, France) étant alors focalisées sur la reconstruction de l’ordre international et le commerce bilatéral, la dette devient un enjeu secondaire.
Enfin, l’ouvrage ne fait sans doute pas assez de place à la diversité des décisions de répudier la dette. Les répudiations en effet peuvent être unilatéralement décidées par les États endettés ; négociées entre ceux-ci et les associations de créanciers ; diplomatiques, c’est-à-dire consenties par les puissances en quête d’alliés dans un conflit (c’est par exemple le cas des dettes égyptienne et mexicaine, partiellement annulées par par le Royaume-Uni et les États-Unis, respectivement, en 1940 et 1942) ; elles peuvent résulter enfin d’une décision juridique. Ces différents types de répudiation ont, pour les créanciers et les emprunteurs, des coûts et les avantages qu’il serait intéressant d’étudier.
Que l’ouvrage ne vise pas à l’exhaustivité d’analyse s’explique cependant par le fait qu’il s’adresse à un public plus large que la seule communauté universitaire. À la tête du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) depuis 1990, membre en 2007 de la Commission d’audit intégral du crédit public (CAIC) lancée par Rafael Correa en Équateur, Éric Toussaint a grandement contribué à faire connaître au public les enjeux de la dette publique. Ce livre représente la synthèse d’un travail collectif visant à analyser les mécanismes d’endettement des États en développement et à transformer l’architecture financière internationale. Sa dimension normative et militante ne fait pas moins du Système dette une lecture instructive, tant pour le public non spécialiste que pour les spécialistes de la dette.
Recensé : Éric Toussaint, Le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Paris, Les liens qui libèrent, 2017, 220 p., 19,50 €.