Frank Dobbin, Inventing Equal Opportunity, Princeton, Princeton University Press, 2009, 320 p.
À l’heure où les débats sur le rôle de l’État – versus la société dite civile – dans la mise en œuvre de changements sociaux sont toujours d’actualité, l’ouvrage de le sociologue Frank Dobbin, apporte un éclairage original et des plus stimulants. Il présente, dans un livre opportunément intitulé « L’invention de l’égalité des chances », le récit très détaillé de la mise en œuvre progressive et décentralisée de la loi américaine de 1964 – le Civil Rights Act, suivant les directives du Président Kennedy de 1961, sur l’ « Affirmative Action » – rendant illégale toute discrimination dans l’éducation et l’emploi. La thèse centrale du livre est que ce sont de fait, dans les entreprises, les responsables du personnel qui ont été à l’avant-garde des changements qui ont suivi la loi, en inventant par leurs pratiques les façons de concrétiser cette notion même d’égalité des chances, et de non discrimination. Ceci pour plusieurs types de raisons, que dévoilent tour à tour les chapitres qui relatent l’histoire, l’aventure même pourrait-on dire, de cette invention.
Première étape : il est interdit d’interdire…
Un premier point fortement souligné est qu’il n’y avait pas au départ, inscrite dans la loi, de définition évidente et univoque de ce que devait signifier cette notion d’égalité des chances ; la loi signifiait « seulement » ce qui devenait illégal, en l’occurrence les pratiques clairement discriminatoires imposant des emplois, des écoles, les logements séparés aux Blancs et aux Noirs. Car depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, l’emploi était nettement et ouvertement organisé selon des critères de race et de sexe. Ni le développement du taylorisme ni celui des syndicats au début du XXe siècle n’avaient bouleversé cet état de fait, car la reconnaissance des mérites individuels restait cantonnée aux hommes blancs. Dès les processus de recrutement, les noirs et les femmes étaient canalisés vers certains emplois, avec de plus une discrimination particulière à l’encontre des femmes mariées (soit d’emblée exclues, soit susceptibles d’être renvoyées dès leur mariage). La nouvelle loi s’inscrivait donc dans une longue histoire de pratiques discriminantes, mises en œuvre à la fois par les agences de recrutement et les entreprises elles-mêmes, et qui choquaient d’autant moins que l’embauche était considérée comme un contrat privé, ne relevant pas de l’administration fédérale. Mais si le décret de 1961
("Executive Order") déclare illégale toute discrimination raciale (puis toute discrimination fondée sur le sexe, avec le « Equal Pay Act » de 1963, suivi d’un amendement de 1967), elle ne donne aucune définition explicite de ce qu’il convient de faire et aucune autorité spécifique n’est chargée de suivre son application.
On se situe donc dans un cadre global profondément pragmatique, où la notion de discrimination, non explicitée dans les textes, se définit par l’expérimentation : F. Dobbin décrit le jeu, au départ tâtonnant et avant tout défensif – l’aiguillon étant la peur des recours devant les tribunaux – dans lequel vont s’engager des grandes entreprises comme Lockheed. Comme le dit heureusement l’auteur, « en définissant des solutions nouvelles au problème de la discrimination, les professionnels des ressources humaines définissent la nature du problème » (« In defining new solutions to the problem of discrimination, the personnel profession defined the nature of the problem », p. 43). Les professionnels des ressources humaines, qui devaient changer leurs modalités de recrutement, et ne pouvaient de toutes façons que s’engager dans cette voie pour éviter d’être considérés comme fautifs par les tribunaux, se sont d’autant plus emparés de la loi qu’elle apparaissait porteuse d’intérêts pour eux-mêmes, à maints égards : non seulement la discrimination apparaissait, spécialement de leur point de vue, comme un gaspillage de ressources humaines, mais la mise en œuvre de politiques d’égalité des chances leur ouvrait un nouveau domaine de compétences. Dans un premier temps, au cours des années 1960 et au début des années 1970, ils ont profondément modifié leurs pratiques de recrutement et de formation, avec en particulier des campagnes sur les campus des universités fréquentées par les minorités ethniques et la mise en œuvre de formations professionnelles ciblées, pour agir immédiatement sur les discriminations à l’œuvre, sans attendre que celles-ci s’atténuent, grâce à l’égalisation des chances éducatives, dans les jeunes générations.
Cependant, certains événements politiques comme les émeutes raciales de la fin des années 1960 font peu à peu comprendre qu’il ne suffit pas de bannir le « no Negroes need apply » pour véritablement intégrer les « minorités ». Les Démocrates font alors passer en 1972 le « Equal Employment Opportunity Act » qui contribue à redéfinir la discrimination, en soulignant que certaines pratiques des employeurs de prime abord neutres racialement peuvent de fait avoir un impact spécifique sur les minorités ; en d’autres termes, la discrimination peut être non intentionnelle (elle peut par exemple résulter de tests d’aptitude de prime abord neutres), et pourtant bien réelle. Face à cette complexification, les professionnels s’organisent ; des réseaux d’experts en « equal opportunity » se créent, qui diffusent leurs conceptions dans les revues spécialisées en ressources humaines, et codifient progressivement ce qu’on considère comme les « bonnes pratiques » dans les manuels de management. La crainte du recours judiciaire est toujours forte, et même d’autant plus forte que la notion de discrimination non intentionnelle ouvre la porte à des interprétations très larges ; et concrètement, la question de l’usage et du contenu des tests fait l’objet de vifs débats, de même que le recours à des quotas qui n’a jamais été préconisé dans les entreprises (à la différence des universités), car perçu comme contraire à la méritocratie. Toujours est-il que les effectifs des services du personnel dédiés à l’égalité des chances explosent à partir de la seconde moitié des années 1970. On prend également conscience de la nécessité d’évaluer les actions mises en place, de tester la validité des tests, et, plus largement, la montée des préoccupations d’évaluation contribue, en parallèle avec la judiciarisation croissante de ces questions, à ce gonflement des effectifs des professionnels du management.
On assiste alors à une normalisation/bureaucratisation des pratiques en ce domaine : la publicité et la description des emplois, les grilles de salaire et l’évaluation des performances, tout ceci est à présent normé conformément au principe de l’égalité des chances, et présenté noir sur blanc dans des guides propres à chaque entreprise ou dans des manuels de ressources humaines. Frank Dobbin note qu’à côté de cette perspective d’égalisation des chances, il y avait aussi, dans cette formalisation explicite des règles d’embauche et de carrière dans les entreprises, le souci d’amoindrir l’influence des syndicats ; et aussi, plus largement, la conviction que cette rationalisation des procédures allait dans le sens de l’efficacité et de la modernité : la bureaucratie se fait neutre et recrute selon ce que vous savez faire, selon votre mérite, et non selon vos attributs les plus immédiatement visibles.
Puis, valoriser la diversité…
L’élection de R. Reagan en 1980 va changer la donne. Il critique ouvertement des régulations trop contraignantes à ses yeux et entend supprimer tout ce qui ressemble à de l’ « affirmative action ». Les professionnels du management vont défendre leur nouveau et florissant domaine de compétences, en requalifiant l’égalité des chances en management de la « diversité » (« rebranding equal opportunity as diversity management », p. 143), et en associant cette dernière à un surcroît d’efficacité et de créativité. C’est d’autant plus aisé à « vendre » que, dans le tournant du siècle, la main d’œuvre américaine se fait de plus en plus diverse : plus de femmes, plus de membres des minorités, plus d’immigrants. Là encore, les grandes entreprises donnent l’exemple dans cette promotion de la différence et en leur sein des missions diversité se multiplient à partir des années 1990. Elles entreprennent des audits pour mieux comprendre les cultures de leurs employés et adapter des programmes de formation en conséquence. Elles encouragent également, sous l’influence de certains travaux sociologiques pointant l’importance des réseaux et du capital social, des activités associatives et le parrainage des personnes à promouvoir, bref du « networking » et du « mentoring ». Mais tout cet activisme semble de plus en plus obéir à une logique de marketing : plus que le souci de l’égalisation des chances, c’est l’obsession de la concurrence dans un contexte globalisé qui pousse les entreprises à diversifier leur personnel pour mieux comprendre des clients eux aussi de plus en plus diversifiés : le « diversity management » est de plus en plus orienté vers le business…
Toute cette évolution, que Frank Dobbin analyse principalement sous l’angle des minorités ethniques, concerne aussi, de manière plus heurté, les discriminations envers les femmes. Rappelons qu’au seuil des années 1960, il était courant de renvoyer les femmes dans leur foyer dès leur mariage ou a fortiori en cas de grossesse. Pour les employeurs, la question cruciale était de se prémunir contre la perte engendrée par une femme absente pour maternité, comme ils pouvaient l’être en cas de maladie, ce qui n’avait rien d’évident puisque les grossesses étaient censées résulter d’un choix. Il a fallu, au cours des années 1960, le développement du Mouvement des femmes pour faire accepter la notion même de congés de maternité au début des années 1970. Mais aux yeux de Frank Dobbin, la féminisation du personnel des ressources humaines, très nette à partir de 1975 (et atteignant 70% à la fin des années 1990), a joué un rôle tout aussi important. Après ce premier combat, ces femmes ont promu des modes de travail flexibles (pouvant prendre la forme de temps partiel, de partage d’un poste, de travail à domicile), qui ont connu un fort développement à partir de 1990. Avec à la clé, un nouveau secteur de la gestion des ressources humaines, le « family management », sous-tendu autant par un argumentaire d’efficacité au travail que par la crainte de poursuites judiciaires pour discrimination envers les femmes. Également porté par les mouvements des femmes relayés par les professionnelles des ressources humaines, le combat encore plus récent contre le harcèlement sexuel, dont la première évocation explicite par la Cour suprême date de 1986. À nouveau, on a alors assisté à un foisonnement de personnel et de formation spécialisés, et également à une explosion des procédures judiciaires en ce domaine. Alors que la notion de harcèlement sexuel n’existait pas dans le Civil Rights Act de 1964, il est devenu constitutif de la discrimination sur la base du sexe, avant tout, souligne Frank Dobbin, sous l’influence des spécialistes du personnel, plus encore que des tribunaux.
Dans cette évolution définissant et redéfinissant au fil du temps la notion de discrimination et débouchant sur une avancée incontestable des principes non discriminatoires, le rôle des professionnels des ressources humaines et du management apparaît donc essentiel. Cette impulsion propre à la société civile, couplée à une absence de régulation centrale, fait dire à l’auteur – c’est le cœur de sa thèse – que la dynamique qu’il décrit s’est avérée d’autant plus inventive que l’État américain était faible. Voilà qui apparaît paradoxal pour un lecteur français : alors que nous avons tendance à penser que l’État est le garant des droits, voilà un cas, qui n’est pas mineur, où c’est la société civile, celle des employeurs et des responsables du personnel, et dans certains cas certains lobbies ou mouvement sociaux, qui concrétisent le sens de la loi et inventent de nouvelles garanties, avec à la clé davantage de justice et une sensibilité plus forte au racisme lui-même. Frank Dobbin nous présente de manière convaincante l’efficacité d’un changement social d’envergure fabriqué sur un mode participatif, avec invention, diffusion puis institutionnalisation d’une loi.
Une tension entre principes de justice ?
Mais avant de se laisser convaincre, par ce récit enchanté, de ce qu’un État faible pourrait de fait s’avérer plus efficace qu’un État fort pour impulser des changements, le lecteur s’interroge. Tout d’abord, ces chefs du personnel qui définissent la discrimination et les moyens de la contrer le font en fonction de leurs propres intérêts. Ce qu’ils veulent, c’est avant tout du personnel efficace, et le plus efficace possible ; il faut donc écarter les barrières qui empêchent le potentiel productif des personnes d’être reconnu et de s’exprimer, selon une rationalisation de l’allocation des ressources humaines bien comprise. Il est difficile de faire la part, dans cette évolution, entre une préoccupation avant tout managériale, un certain conformisme – apparaître comme moderne, faire comme tout le monde –, et la crainte omniprésente d’échapper aux procès. Les intérêts bien compris, la conformité sociale et la peur du gendarme sont donc au total aussi présents que l’innovation créatrice…
Toujours est-il que la définition de l’égalité des chances, puis de la diversité s’avère fluctuante et décentralisée (aux mains des recruteurs), ce qui donne un peu le vertige : peut-on laisser des acteurs particuliers définir les facettes de la discrimination qu’il faut combattre et donc les critères de ce qui serait le « vrai » mérite ? Ne faut-il pas mettre en débat le fait qu’à compétences égales on choisisse (par une discrimination positive) une femme plutôt qu’un homme, par exemple, ou qu’un jour on décide de tenir compte des discriminations tenant à l’obésité ou à l’orientation sexuelle… Bref, dans l’éventail ouvert des différences entre les personnes, que décide-t-on de prendre en compte et pourquoi ? Parce que ces différences sont porteuses de richesses ? Mais si on se risquait à expliciter celles-ci, ne retrouverait-on pas les stéréotypes les plus éculés ? Ces questions inhérentes à la plasticité de la notion de diversité peuvent être éludées tant que l’emploi est abondant et que tout le monde finit par trouver une place, mais elles risquent de devenir aiguë quand la concurrence pour l’emploi est forte…
Au niveau macro social, il est clair que la mise en avant de la promotion de la diversité est susceptible – certains le défendent, de manière parfois polémique comme Benn Michaels (2009) [1] - de convaincre insidieusement que les problèmes sociaux prennent davantage racine dans les discriminations que dans les inégalités économiques ; en d’autres termes, une représentation de plus en plus culturaliste de la société serait susceptible de brouiller la perception des rapports de domination, comme si les questions sociales fondamentales portaient alors plus sur le respect des différences identitaires que sur la réduction des inégalités économiques. La société américaine a évidemment besoin de croire qu’elle fonctionne de manière méritocratique : les individus sont égaux, les places dans la société sont certes inégales, mais ceci est acceptable dès lors que les personnes ont des chances égales de pouvoir y accéder si elles s’en donnent les moyens ; ce qui est nécessaire, c’est que chacun voit ses mérites reconnus, au terme d’une compétition qui ne doit pas être faussée par des discriminations jouant contre le mérite. La lutte contre les discriminations ouvre au maximum le vivier des concurrents, et renforce donc la justice de la compétition. Avec in fine, le renforcement de l’idéologie méritocratique elle-même : on supporte d’autant mieux les inégalités (notamment face à l’emploi) qui perdurent et s’accroissent qu’on se dit que les injustices les plus flagrantes ont été rognées. De même, on comprend évidemment que pour les employeurs, il apparaisse plus simple et plus immédiat de changer les critères de recrutement pour promouvoir vers les postes les plus élevés des personnes « méritantes » jusque-là discriminées, plutôt que de réduire l’éventail des salaires et la part des emplois les moins bien rétribués. On crée ainsi du mouvement, mais au sein d’une structure inchangée.
Au total, l’immense vertu de ce livre est d’amener à interroger bien des implicites convenus de ce type de politique : on peut se demander si, en France comme aux États-Unis, la mise en avant de la lutte contre les discriminations et le succès grandissant de la rhétorique de l’égalité des chances ne visent pas à préserver la légitimité d’une société où l’égalité des positions semble inatteignable. De fait, cette hégémonie de la non-discrimination comme fondement de l’ordre social et de l’intégration revient à choisir un modèle particulier de la justice. Comme le suggère Jacqueline Laufer (2009, p. 36) [2], « la notion de diversité apparaît d’abord aux USA comme reformulation du principe d’égalité dans un contexte où prime le principe de liberté et d’égalité des chances » alors qu’ « en France, où domine le principe républicain de l’égalité, la diversité intervient à partir de la prise de conscience tardive des discriminations qui étaient masquées par ce principe républicain ». Il reste que l’ouvrage de Frank Dobbin dégage un parfum d’optimisme quant aux capacités innovatrices de la société, qui, même s’il ne suffit pas à disqualifier le rôle spécifique de l’État, est incontestablement tonique !