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Recension Histoire

La douloureuse démocratisation de l’Espagne

À propos de : Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982), Casa De Velazquez


par Sidi N’Diaye , le 12 mars 2014


Alors que la crise économique dégénère en crise de régime en Espagne, le livre de Sophie Baby vient à point en rappeler l’histoire. En dévoilant les violences d’une transition démocratique trop longtemps idéalisée et aujourd’hui remise en cause, sa réflexion fait écho à d’autres situations de pacification nationale conduites à marche forcée.

Recensé : Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982), Madrid, Casa De Velazquez, 2012. 548 p., 59 €.

Dans cet ouvrage, Sophie Baby réexamine et réévalue de manière pertinente un « mythe », celui du passage pacifique de l’Espagne à la démocratie. Elle se propose de « déconstruire cette représentation mythique d’une transition pacifique qui aurait mis fin à un conflit séculaire entre les deux Espagne » (p. 7). Contre l’orthodoxie dominante, contre la lecture « carcérale » et largement partagée d’une transition démocratique négociée par le haut, tenue à l’écart des violences politiques, Sophie Baby réaffirme la centralité du « fait violent » dans le processus de reconstruction du lien politique en Espagne. Loin de considérer cette violence comme un phénomène exceptionnel, sans incidence sur l’histoire politique récente de l’Espagne, l’auteur rompt avec une « illusion bien fondée » pour prendre au sérieux le récit d’une transition démocratique et d’une réconciliation politique moins aseptisée, moins consensuelle.

La démocratisation pacifique, illusion rétrospective

Après un chapitre liminaire qui revient sur la méthodologie adoptée dans la rédaction du texte et sur la difficulté de définir la catégorie « violence », la première partie nous éclaire sur ce que l’auteur appelle « le cycle de violences protestataires ». À l’aide de chiffres et de productions scientifiques comparées, une série d’idées reçues y sont déconstruites. La première idée reçue est celle du caractère « pacifique » de la transition. Infondée, ne reposant sur aucun élément pertinent, elle élude le fait que le processus de démocratisation, de normalisation, de sortie de conflit, a en réalité causé la mort de nombreux citoyens espagnols (700 morts), bien plus que l’Italie des « années de plomb », et a enregistré plus de 3000 actions violentes en sept ans, entre 1982 et 1975. Ces seuls chiffres, selon Sophie Baby, suffisent à remettre « en question le label pacifique accolé à la transition espagnole » (p. 50). La deuxième idée reçue est celle d’une violence accaparée par le « seul conflit basque ». En réalité, la violence s’était clairement généralisée au moment de la transition, portée à la fois par l’ETA, l’extrême droite (violence contre-terroriste) et les forces de l’ordre. La troisième et dernière idée reçue a trait à la circonscription de la violence aux milieux des élites politiques, militaires et judicaires, violence dont seuls les membres de ces milieux auraient été les victimes. Or, là encore, Sophie Baby montre que la violence a infusé tous les milieux sociaux (étudiants, ouvriers, commerçants etc.), touchant ainsi des groupes, des civils, auxquels les « acteurs violents » assignaient « un statut sociopolitique ».

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « L’État et la violence », revient sur le processus par lequel le pouvoir et les réformistes ont réinvesti le monopole de la violence physique légitime, domaine réservé du seul appareil d’État. Car ce qui s’est passé pendant la transition, c’est une dispersion, une distribution désordonnée du droit et du pouvoir de recourir à la force entre les différents acteurs impliqués dans le processus de réinvention du contrat politique espagnol. Mais réinvestir le monopole de la violence, tâche malaisée, va se heurter aux réticences de forces centrifuges du « dedans » et du « dehors » [1], rétives à l’idée de rallier un centre et de reconnaitre sa légitimité. Et parce que le monopole de la violence physique et « symbolique » lui était contesté de l’intérieur et de l’extérieur, l’appareil d’État use, au nom de la préservation de « l’ordre public », de la démocratie pacifié à venir, et de la « raison d’État », de moyens répressifs qui inscriront un peu plus la violence en son cœur - violence qu’il convient d’arrimer en partie aux logiques et justifications des politiques répressives héritées du régime franquiste, et dont la transition, à ses débuts, était lourdement chargée. C’est ainsi que de nombreux civils, plus d’une centaine, ont été tués par les forces de police, que des exactions de toutes sortes furent commises par ces mêmes forces de police, entre autres au nom de la lutte contre le terrorisme. C’est donc logiquement que Sophie Baby, au regard de l’agrégation des événements et de comportements violents qu’elle identifie, écrit que « le franquisme a constitué le berceau des violences politiques et la transition le lieu de leur épanouissement » (p. 161).

Violence et négociations

Sophie Babyébranle ainsi des certitudes, certitudes scientifiques qui continuent d’habiter, peut-être encore pour longtemps, la grande majorité des travaux portant sur cette transition espagnole inaugurée par la disparition du général Franco. Et là est précisément l’intérêt de son livre : évoquer en des termes renouvelés une transition dont on croyait avoir presque tout dit, autorisant par la même l’ouverture d’un espace relativement large de débat et de questionnements. Et s’il y a un point, entre autres, dans la transition espagnole et sa postérité qui mérite que nous nous y attardions pour la comparer avec un autre cas de transition pacifique (l’Afrique du Sud) dont les termes furent négociés par les élites sortantes et entrantes, c’est bien la violence dont les négociations elles-mêmes étaient chargées. Violence que vont d’abord révéler les amnisties, puis la figure de la victime mobilisée et ostracisée, entrée dans « l’extrémité de sa disgrâce » [2] parce que devenue ennuyeuse, mais continuant en dépit de sa mise à l’écart de contrarier les projets de réconciliation politique des en haut-du-haut.

En effet, en Espagne comme en Afrique du Sud, la violence de la transition s’est aussi traduite dans l’acte même de pacifier, de réconcilier victimes et bourreaux, dans le choix stratégique de procéder à la refondation de liens dont les aveuglements engendreront des années plus tard une redynamisation des revendications victimaires. Pour rendre possible l’avènement d’une société apaisée et la relation pacifiée à l’Autre, les élites politiques espagnoles et sud-africaines recoururent à des réconciliations contraintes [3], convoquant un dispositif légal, l’amnistie, qui substantialisait les considérations politiques (priorité à l’unité nationale) et marginalisait les considérations éthiques et judiciaires (refus ou réticence à juger les criminels). Mais ces amnisties, parce qu’elles sont effacement des traces du passé et injonction à l’oubli, sont aujourd’hui globalement abhorrée par les victimes, les institutions internationales de défense des droits humains et par le droit pénal international.

La mémoire et l’oubli

C’est précisément, ce qu’ont par exemple montré Paloma Aguilar, Odette Martinez Maler ou encore Danielle Rozenberg [4] à propos de la réception par les victimes espagnoles du franquisme, du pacte de silence et de la loi d’amnistie. Cette loi d’amnistie-amnésie, votée le 14 octobre 1977 par le Parlement espagnol au « nom de la nécessaire réconciliation » commença à être contestée à la fin des années 1990 par les « vaincus de la dictature et de la transition ». Et avec l’arrivée des socialistes au pouvoir qui optèrent pour un « contre-modèle de réconciliation », le « pacte d’oubli de la transition démocratique »commença às’effondrer, notamment avec la loi sur la « mémoire historique » de 2007. Cependant, si cette loi a permis de rompre le pacte d’oubli de la transition, si elle a permis à des familles de victimes de retrouver les corps de proches prisonniers de fosses communes, si, enfin, cette même loi a rendu possible, notamment par le biais du juge Baltasar Garzon, l’ouverture d’un espace judiciaire étriqué affecté au dévoilement de la vérité sur les victimes de la dictature franquiste, elle a très vite su signifier aux Espagnols les limites fixéesdans la possibilité d’interroger le passé douloureux. Le dessaisissement du Juge Garzon de l’enquête sur les disparus de la dictature, en sus d’en être la preuve, devint le symbole de la violence qu’a et continue d’exercer la transition démocratique espagnole sur les victimes et les familles de victimes.

Et que dire de la Commission « Vérité Réconciliation » sud-africaine posée aujourd’hui en exemple mais tant critiquée par des victimes qui, pour beaucoup, n’hésitèrent pas au lendemain de la naissance officielle de la nation arc-en-ciel (rainbow nation), à recourir au droit et au judiciaire pour dire et rendre audible leur souffrance ? Contrairement à ce que les médias du monde et sud-africains en particulier firent voir, pour pléthore de victimes, la Commission Vérité Réconciliation fut davantage créatrice d’injustices et de souffrances que de paix et de cohésion sociale [5]. Nombreuses furent les victimes à ne pas se reconnaître dans les valeurs portées par la commission, valeurs dont la commission disait qu’elles étaient portées par la société sud-africaine toute entière. Parce qu’elle a ensuite tenu à l’écart des discussions et des mesures de réparations les victimes dont « l’intégrité physique » avait été préservée, la commission renforça le sentiment d’injustice qui était celui des groupes qui s’estimaient lésés par des décisions jugées arbitraires. S’il est vrai que la Commission Vérité Réconciliation sud-africaine fut sans conteste une institution « populaire », elle fut aussi particulièrement « décriée pour son travail garantissant l’impunité » à ceux qui avaient accepté de s’y soumettre [6].

Se rejoignant ainsi, au travers de leur expérience respective de sortie négociée de conflit, sur le bilan mitigé, voire contesté de ces mêmes expériences, le cas espagnol et sud-africain amènent l’observateur à réinterroger les notions naturalisées de « transition démocratique » ou de « transition pacifique », puisque celles-ci, en plus d’être très différemment comprises par les acteurs politiques et sociaux, qui ne leur assignent pas la même signification et les mêmes conséquences pratiques, sont bien souvent sources d’incompréhensions et cause de marginalisation pour nombre de victimes. Si l’ouvrage Sophie Baby, en tant qu’il rompt avec les prêts-à-penser explicatifs et prêts-à-porter conceptuels entourant la transition démocratique espagnol (parce que portant un regard original sur ce qui se joue dans la période qui mène à la pacification), permet en partie de faire ce travail, il serait aussi intéressant dans les temps à venir et dans une perspective comparative, de considérer les postérités, les « vies ultérieures » des processus de pacification et de réconciliation pour saisir ce qu’elles disent de l’actualité des réconciliations contraintes, de la réalité des discours et pratiques de paix et de consensus dont elles prétendent être porteuses.

par Sidi N’Diaye, le 12 mars 2014

Aller plus loin

 Sur la Commission « Vérité Réconciliation » sud-africaine, voir sur la Vie des idées

Pour citer cet article :

Sidi N’Diaye, « La douloureuse démocratisation de l’Espagne », La Vie des idées , 12 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-douloureuse-democratisation-de

Nota bene :

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Notes

[1À ce propos, Sophie Baby écrit : «  Le monopole étatique de la violence physique est mis en question doublement : d’un coté par les contestataires qui lui en disputent l’usage et la légitimité (...) et, de l’autre, par les velléités de dissidence présentes au sein des corporations détentrices de l’instrument étatique de la violence (...) qui résistent à se soumettre à la nouvelle autorité unique et légitime  », p. 228.

[2Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951,p. 345.

[3En Espagne, par le biais de la loi d’amnistie du 14 octobre 1977, et en Afrique du Sud, grâce à la Commission Vérité Réconciliation et l’amnistie des crimes ayant eu des mobiles politiques (political objective).

[4Paloma Aguilar, «  Presencia y ausencia de la guerra civil y del franquismo en la democracia española. Reflexiones en torno a la articulación y ruptura del ’’pacto de silencio ’’, in Arostegui Julio & Godineau François, Guerra civil. Mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006  ; Odette Martinez Maler, «  L’Espagne aux prises avec son passé : les trajets douloureux de la mémoire  », in Georges Mink & Laure Neumayer, L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La découverte, 2007  ; Daniel Rozenberg, «  Le ’’pacte d’oubli ’’de la transition démocratique en Espagne. Retours sur un choix politique controversé  », Politix, n°74, juin 2006, p.173-188.

[5À ce propos, voir Richard A. Wilson, The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa : Legitimizing the Post-Apartheid State, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p.147-155.

[6Dominique Darbon, «  La Truth and Reconciliation Commission. Le miracle sud-africain en question  », Revue Française de Science Politique, vol.48, n°6, décembre 1998, p. 718.

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