Livre recensé : Arnaud Esquerre, Prédire. L’astrologie au XXIe siècle en France, Paris, Fayard, « Histoire de la pensée », 2013, 288 p.
Comment expliquer le recours à des personnages médiateurs, religieux ou non, à des voyants, des astrologues, à la sorcellerie dans les sociétés urbaines contemporaines ? De nombreux anthropologues se sont penchés sur cette question. Certains mettent en avant le lien entre sorcellerie et politique, maintien du pouvoir [1]. D’autres interprétations considèrent ces pratiques comme l’arme des plus faibles et des laissés pour compte de la globalisation [2] ou encore, dans des contextes où les pratiques religieuses étaient strictement contrôlées (comme c’était le cas dans l’ex-URSS), comme l’expression d’une identité réaffirmée [3]. Mais ces explications semblent parfois trop unilatérales ; c’est pourquoi d’autres anthropologues se sont tournés vers ce qui reste à l’arrière-plan dans ces analyses trop globales : l’étude des logiques internes à l’œuvre dans ces pratiques, et leurs transformations dans un contexte donné. C’est en sociologue que Arnaud Esquerre défend à son tour cette perspective à propos de l’astrologie en France aujourd’hui.
« Pourquoi de nombreuses personnes ont-elles recours à l’astrologie au début du XXIe siècle en France ? » (p. 9) « À quelles conditions une pratique astrologique est-elle réussie pour ceux qui y ont recours ? » (p. 14) Pour répondre à ces questions, l’auteur a utilisé des méthodes quantitatives et qualitatives et rassemblé des matériaux diversifiés : un inventaire des traités et manuels d’astrologie répertoriés à la Bibliothèque nationale de France entre 1890 et 2010, des entretiens qu’il a menés avec une quinzaine d’astrologues, des ouvrages écrits par ces derniers sur leurs techniques et sur leur itinéraire personnel, des corpus d’horoscopes recueillis dans des journaux de grande diffusion, des avis de consultants collectés sur des applications disponibles sur des téléphones portables, enfin des enregistrements de conversations entre une consultante et un astrologue, lors de séances réparties sur plusieurs années. Hormis les entretiens, l’analyse repose essentiellement sur des énoncés et des sources écrites (ou transcrites) de diverses natures et non sur des observations directes de lieux, de gestes, d’éléments sensoriels, d’interactions, telles que peuvent en faire les anthropologues. D’ailleurs, si l’ouvrage est dédié à l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, les références étayant analogies et rapprochements appartiennent essentiellement aux domaines de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie sociale et négligent les travaux, peu nombreux il est vrai, d’anthropologues du monde contemporain français traitant de ces questions. L’étude est consacrée à la pratique astrologique au sens strict du terme, mais l’auteur introduit plusieurs comparaisons avec des activités connexes à certains égards, telles la voyance ou encore la psychanalyse. L’ouvrage est très clairement écrit.
Être astrologue
Alors qu’ils étaient interdits par des décisions royales aux XVIIe et XVIIIe siècles puis par l’article R. 34 du Code pénal en raison du trouble qu’ils pouvaient causer aux pouvoirs en place et à l’ordre public, le métier de devin et les prédictions ont peu à peu perdu de leur charge subversive et en 1994, cet article par lequel les astrologues pouvaient être condamnés a été supprimé. On pourrait ajouter que l’administration fiscale avait déjà accordé une reconnaissance de fait à ces activités en imposant ceux qui les exercent. Loin d’être en voie de disparition dans la France contemporaine, l’astrologie a connu un mouvement général croissant de la fin du XIXe siècle à celle du XXe. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’elle amorce un reflux qui s’explique notamment par la concurrence avec d’autres pratiques semblant plus adaptées à la vie actuelle, celle d’Internet et peut-être, selon une hypothèse quelque peu hardie défendue par l’auteur, par le déclin de la psychanalyse dans lequel l’astrologie, parfois considérée comme une thérapie brève, aurait été entraînée (1re partie).
Ce cadre général une fois posé, l’auteur s’interroge sur la façon dont on devient astrologue. Les itinéraires analysés montrent que les cas de transmission familiale du savoir astrologique sont rares ; l’intérêt pour cette pratique naît le plus souvent d’un événement traumatique vécu par l’individu, d’une quête personnelle, d’une rencontre marquante — y compris par le biais d’Internet. En l’absence, en France, d’institutions d’enseignement reconnues, c’est plutôt par l’étude d’ouvrages populaires d’astrologie, puis par des cours particuliers auprès de praticiens expérimentés que se forment les aspirants astrologues. De fait, chacun a son cheminement particulier, certains s’intéressant également à d’autres techniques prédictives tels le tarot ou la voyance, ou à d’autres types de connaissances, telles l’hypnose ou la psychanalyse (Jung en particulier). Le passage à une activité rémunérée partielle ou totale se produit de façon non linéaire, la difficulté étant de se faire un nom dans un milieu très concurrentiel qui, de plus, ne jouit d’aucune réglementation professionnelle : « être "sérieux" » se construit par une série de différenciations ad hoc, pourrait-on dire [4], par lesquelles chaque astrologue tente de fonder sa légitimité (2e partie). L’ensemble de ces observations corrobore ce que d’autres chercheurs ont relevé pour des activités comparables [5].
Les horoscopes, leurs variations, leurs effets
Le travail d’un astrologue consiste en l’établissement de prédictions, en présence d’un consultant ou à destination d’un large public tels les lecteurs de certains journaux. S’inscrivant en faux contre l’idée du caractère immuable de l’astrologie depuis l’Antiquité, A. Esquerre montre combien cette pratique est au contraire « plastique et sujette à variations » (p. 83), à la fois dans sa fonction sociale et dans ses énoncés. Ainsi les astrologues utilisent actuellement des logiciels pour effectuer leurs calculs et adaptent leur manière d’écrire à leur lectorat. Plus encore, l’analyse de plusieurs corpus d’horoscopes parus dans des journaux répartis sur une soixantaine d’années montre de grandes différences dans les référents sociétaux employés : la famille, conçue comme stable dans les années 1960, est, dans les années 2010, plus fragile et variable ; de même le travail est désormais dominé par l’incertitude et les principes du management (p. 127 sq.).
Mais que disent les horoscopes et à qui s’adressent-ils ? Comme d’autres études l’ont également montré, l’intérêt pour ces prédictions n’est en rien réservé aux classes défavorisées ou aux sphères de la contre-culture : il traverse tous les milieux sociaux (p. 100). Évitant les sujets politiques ou trop généraux, les horoscopes ont pour domaine essentiel la vie quotidienne dans son ensemble. Au-delà d’une répartition entre féminin et masculin, c’est l’existence de thèmes traitant de cette quotidienneté qui explique leur présence dans certains journaux et leur absence dans d’autres. Dans ce cadre ainsi défini, la rédaction des horoscopes, que A. Esquerre définit comme un genre littéraire, a ses règles, officielles et officieuses, dont la plus importante est de distiller selon un savant dosage prédictions négatives et positives, à l’avantage subtil de ces dernières (p. 135-137). Les effets de ces écrits traitant de la vie quotidienne, tendus entre le flou et la précision, à valence plutôt positive, sont étudiés à travers les avis formulés par ceux qui les lisent. S’inspirant ici des travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage normand, l’auteur analyse les horoscopes comme des « énoncés roboratifs » (p. 150), qui « donnent de la force », « de l’énergie » selon les termes utilisés par leurs lecteurs ou auditeurs. Pour qu’il en soit ainsi, certaines conditions doivent cependant être remplies « qui tiennent principalement, du point de vue de [leur] réception, au moment de la prise de connaissance et à la capacité qu’a la personne qui en prend connaissance d’établir des relations entre ce qu’elle lit et ce qu’elle vit » (p. 153).
De l’énergie et du temps
Progressant dans la compréhension de ce processus, l’auteur analyse, dans la dernière partie de l’ouvrage, les conversations entre un astrologue et une consultante. Du contexte d’énonciation, du cadre matériel, de la corporéité, de la dramaturgie de ces échanges on saura peu de choses, hormis un portrait minimal des personnes en présence ; mais, affirme l’auteur, « la question des caractéristiques sociales et culturelles des deux protagonistes [...] ne constitue pas le cœur de l’analyse. » (p. 175). Il se fonde donc entièrement sur l’étude des énoncés verbaux.
Il est indispensable que l’astrologue, par différents procédés, établisse sa position d’autorité et mène l’échange. Cependant une consultation réussie repose sur ce que l’auteur nomme « le paradoxe de l’affirmation révélatrice » (p. 193 sq.). Il réside dans le fait que le consultant, tout en ayant le sentiment de n’avoir pas parlé, confirme à son insu les informations le concernant, avancées par l’astrologue. C’est ce dispositif de validation, cette coproduction, déjà analysés par Jeanne Favret-Saada dans un autre contexte, qui permettent de faire progresser l’entretien et l’accord entre les protagonistes. Lorsque celui-ci menace de se briser, le praticien met en œuvre diverses « techniques de flottaison » pour « se maintenir à flot » et empêcher la conversation de s’interrompre (p. 205 sq.).
Comme pour les horoscopes, l’impact attendu des consultations, plus, peut-être, que de fournir un savoir sur soi, est d’insuffler de l’énergie au consultant en le mettant dans une « position projective » par rapport à sa propre vie (p. 229) ; position qui résulte du séquençage du temps en périodes chargées négativement et positivement, ces dernières étant plus nombreuses dans l’avenir. Ainsi, horoscopes et consultations astrologiques « réduisent l’incertitude et donnent du temps, celui d’un avenir meilleur. » (p. 245). On pourrait prolonger cette analyse en suggérant que, permettant ainsi de dominer le temps de son existence, les prédictions astrologiques ont pour effet de transformer le consultant en acteur de sa propre vie.
L’ensemble de ces résultats, fondés sur l’étude des pratiques et des énoncés, met en lumière la position dynamique dans laquelle un astrologue peut conduire son consultant ou son lecteur — ou du moins l’effet que ses prédictions peuvent avoir sur ce dernier. L’auteur s’éloigne, ainsi, des thèses célèbres du philosophe et sociologue Adorno qui, analysant l’intérêt pour les prédictions astrologiques dans les années 1950, y décelait l’indice d’une soumission à l’autorité (p. 113 sq.).
Croire en actes
A. Esquerre insiste à plusieurs reprises sur l’un des écueils à éviter lorsqu’on étudie l’astrologie : aborder cette pratique du point de vue de la croyance. Il partage cette position avec Jeanne Favret-Saada qui affirme sans ambages que la croyance n’est pas un concept analytique : « Autant l’avouer : aussi longtemps que les ethnologues s’obstineront à parler de la "croyance", ils seront dans la situation de locuteurs ordinaires qui échangent des mots pour le plaisir, et non de chercheurs scientifiques visant la précision sinon la vérité. » [6] Il est vrai que cette notion, fort débattue et critiquée aussi bien par les anthropologues et les sociologues que par les psychologues et les philosophes, est bien malaisée à caractériser.
Cependant, des recherches récentes se sont éloignées de l’étude de la croyance comme une conviction stable et un contenu tenu pour vrai, pour s’intéresser à l’acte de croire, conçu comme « un processus dynamique et performatif » [7], un croire « multidimensionnel et d’intensité variable [qui] est donc avant tout envisagé comme une disposition à agir. » [8] Cette approche pragmatiste trouve sa source dans différents courants : d’une part la philosophie des actes de langage (Austin, Searle) et les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, d’autre part l’approche philosophique de l’expérience (Peirce, Dewey). On ne doit pas, non plus, oublier le rôle central des travaux de Michel de Certeau dans l’introduction de cette perspective pragmatique [9]. Les études qui s’inspirent de ce courant mettent en avant les gestes, les attitudes, les engagements relationnels qui constituent l’acte de croire dans un contexte donné. Ils mettent aussi en lumière les oscillations, les fluctuations d’intensité que ce croire revêt, entre jeu et sérieux, assentiment ou scepticisme, pari ou certitude, souhait que « ça marche ».
Pour en revenir à l’astrologie, il semblerait, alors, que ce soit bien ce croire en actes qui constitue le ressort sous-jacent de ce que A. Esquerre nomme le « paradoxe de l’affirmation révélatrice ». Il expliquerait pourquoi une consultante peut fournir des informations sur elle-même à son insu et contribuer elle aussi à maintenir le lien même lorsque l’astrologue se trompe.
Freud, l’anthropologie et la divination
par Jeanne Favret-Saada
Enfin un livre de sciences sociales vif, intelligent, informé, qui part d’une question en apparence futile (« Pourquoi de nombreuses personnes ont-elles recours à l’astrologie au début du XXIe siècle en France ? »), et nous entraîne dans une enquête à rebondissements, constamment réjouissante. L’astrologie actuelle se présente sous deux formes, les horoscopes publiés dans les médias et les consultations au domicile d’un professionnel. A. Esquerre étudie chacune de ces deux modalités pour elle-même, en s’appuyant sur un travail d’enquête auprès d’astrologues, ainsi que d’ouvrages d’histoire et d’anthropologie. Plutôt que de présenter cette enquête, je voudrais marquer son inspiration, qui commence avec Freud, passe par mes propres travaux, et pointe au-delà de ce que nous avons tenté.
Un regret, au préalable. Dans le sous-chapitre « Des astrologues chez les psychanalystes », A. Esquerre évoque à plusieurs reprises « la » psychanalyse comme s’il s’agissait d’une discipline unifiée, alors qu’elle a toujours été un champ clos de batailles et d’exclusions réciproques, entre autres pour ce qui concerne la prédiction. Au temps de Freud, celle-ci était rapportée au champ de « l’occulte », qui proposait l’explication de faits devant lesquels la Science avait échoué : « l’occultisme » invoquait les « forces cachées » de la Nature (par exemple, celle des astres ou des ondes), ainsi que les « pouvoirs cachés » de l’être humain, son aptitude à manier les forces occultes — dont on dirait aujourd’hui qu’ils relèvent d’une « parapsychologie ». « L’occultisme » abordait des phénomènes et des activités aussi hétéroclites que la communication avec des esprits ou avec les morts (spiritisme), la radiesthésie, la magie, l’hypnose, la télépathie, et la clairvoyance (le domaine des mancies, cartomancie, oniromancie, et prédictions en tous genres).
On sait que Freud concevait la science comme un chantier perpétuel dont le seul outil serait la méthode expérimentale, et la seule philosophie possible, le matérialisme. Il n’accordait aucun crédit à la pensée des occultistes, mais il a dû les côtoyer parce qu’ils étudiaient certains phénomènes intéressant une science des dispositifs inconscients de l’esprit tels que la télépathie, la prédiction ou les rêves prémonitoires. Certains disciples de Freud, comme Jung ou Ferenczi, partageaient sa curiosité pour cet ordre de faits, et correspondaient avec lui à ce sujet : le maître ne cessait de leur rappeler les règles de la méthode scientifique, l’inévitable adhésion à une conception matérialiste de la Nature, et la nécessité de combattre « la boue noire de l’occultisme ». Par une ironie de l’histoire, les propres disciples de Freud — les conformistes, Ernst Jones — n’ont jamais cessé de craindre qu’il ne s’y engloutisse, et ils ont plusieurs fois empêché la publication de ses écrits sur la prédiction ou la télépathie. Pourtant, sa rupture avec Jung, en 1914, s’est faite autant sur le refus par celui-ci de la théorie de la sexualité que sur son théisme, sur son adhésion à la philosophie occultiste, et sur ses thèses relatives à la télépathie, qu’il expliquait par le recours à un « inconscient collectif » (il n’y a pas des esprits individuels mais un inconscient collectif, si bien que leur communication sans médiation ne pose pas problème).
Dès lors, on regrettera qu’A. Esquerre n’utilise pas l’histoire des mouvements freudien et jungien en France pour situer avec précision les relations entre « les astrologues » et « la psychanalyse » : il a raison de signaler que la divination a des aspects thérapeutiques et que les jungiens sont plus bienveillants que les freudiens envers les praticiens spiritualistes, mais cela reste un peu court, et ne rend pas compte de l’intérêt renouvelé de certains psychanalystes pour la divination au cours des années 1980 — celles, précisément, où ces astrologues se sont formés.
Dès les années 1910, Freud réalise que le ressort de la divination tient à un quelconque « transfert » de pensées du consultant à l’astrologue, mais il faut attendre les textes des années 1920 (et la publication, après sa mort, d »articles subtilisés par des disciples trop prudents) pour le définir. Il a souvent remarqué que les prédictions des devins, telles que les rapportent leurs consultants, ne se réalisent jamais à cent pour cent : l’événement invoqué n’est jamais tout à fait celui qui a été prédit, ou bien il n’intervient pas à la date indiquée. Pourtant, cet à-peu-près ne dérange pas le consultant, qui s’enthousiasme sur la part de vérité contenue dans la prédiction au lieu de dénoncer sa part d’erreur : Freud en conclut qu’un énoncé prédictif représente un désir réprimé du sujet sous la forme de sa réalisation à venir, et que cette représentation importe plus au consultant que la réalisation concrète et littérale de son désir. On pourrait dire, pour parler dans les termes d’A. Esquerre, la réussite d’un énoncé prédictif tient à son adéquation au désir réprimé, et non à ce qu’un état du monde soit effectivement modifié.
J’ai moi-même longtemps travaillé avec une désorceleuse-cartomancienne du Bocage, et analysé sa manière de procéder dans Désorceler (2005, Éditions de l’Olivier). L’ensorcellement est une crise vitale dans laquelle une famille de paysans est solidairement engagée et vient ensemble demander une aide magique. Madame Flora explore leur situation en s’aidant de jeux de cartes, et elle les introduit dans une sorte de thérapie en brouillant perpétuellement les temps des événements qu’elle évoque, le passé, le présent et le futur. Elle construit ainsi progressivement un récit de leur vie qui débouche sur leur acceptation de désigner nommément tel ou tel comme étant leur sorcier, et elle leur ordonne des magies mais aussi un changement complet de comportement.
Concernant la divination proprement dite, mon travail a montré les consultations comme des événements fort complexes, dans lesquels la prédiction de l’avenir tient une place plus modeste qu’on n’imagine, et où tout énoncé est l’occasion d’une négociation pied à pied entre les partenaires. Le schéma de Freud — le devin représente au consultant un vœu refoulé sous la forme de sa réalisation — paraît alors trop limité : d’abord, la situation est plus complexe que Freud ne le dit ; ensuite, les protagonistes concourent à la composition des énoncés divinatoires ; enfin, ceux-ci comportent plus que des désirs refoulés.
A. Esquerre étudie un petit nombre de consultations astrologiques auxquelles il n’a pas assisté, mais dont la consultante lui a remis un enregistrement. Je ne peux pas manquer de regretter qu’il n’ait pas lui-même longuement enquêté sur ces situations : certes, il analyse avec lucidité les limites de son matériau, mais il ne justifie pas sa non-implication, et il ne dit mot de son coût, avoir manqué l’occasion unique d’être surpris.
Reste que son travail met en cause, implicitement, celui de Freud comme le mien l’avait fait, mais il apporte au surplus une analyse très précise des procédés langagiers grâce auxquels l’astrologue s’oriente dans la situation du consultant et se prononce sur son futur. En effet, des « techniques de flottaison » lui permettent de n’avancer une prédiction qu’assortie de réticences ; et corrélativement, le consultant valide les énoncés pertinents, et produit constamment, sans le savoir, quantité d’ « affirmations révélatrices » à l’intention d’un astrologue nécessairement incertain.
Aux yeux de Freud, les prédictions et la télépathie posaient un problème à la conception rationnelle du monde, qu’il résolvait en recourant à l’ « occulte » des vœux inconscients. Nos recherches, plusieurs décennies plus tard, ont bénéficié de la linguistique de l’énonciation et des travaux sur les actes de langage qui, appuyés sur une description anthropologique traditionnelle, nous ont permis d’ignorer la question de la rationalité des conduites, et nous ont ouvert au processus de co-construction des énoncés divinatoires. Par rapport à mon travail, A. Esquerre fournit une analyse plus aiguë des mécanismes langagiers en cause, qu’il articule sur les plus récents travaux linguistiques et ethnographiques de la divination : Prédire devrait prendre sa place dans le débat scientifique international.
Dans un livre antérieur, A. Esquerre avait fait une première incursion dans le domaine de l’offre thérapeutique proposée à nos contemporains par des groupes marginaux, et de sa stigmatisation par l’État et les institutions professionnelles : La manipulation mentale : Sociologie des sectes en France (Paris, 2009, Fayard, 376 p.). Après ce nouveau travail sur la prédiction, il gagnerait à définir, au-delà du registre langagier qui n’en constitue somme toute qu’un cas particulier, un champ de l’influence que ma propre recherche n’a pas réussi à construire. D’autant que c’est précisément le point sur lequel la pensée thérapeutique de Freud a achoppé : en rejetant l’hypnose sous prétexte qu’elle impliquait la « suggestion » et donc, pensait-il à tort, l’emprise du thérapeute sur le patient, Freud a entraîné le mouvement psychanalytique dans un déni séculaire de la part d’influence sans laquelle il n’est pas de thérapie. En passant au-delà de cet obstacle, et de ceux que je n’ai pas franchis, A. Esquerre devrait s’inscrire durablement dans les sciences sociales.