Comment une enquête ethnographique française et une série américaine nous parlent de la police dans les quartiers urbains paupérisés ? Cet article analyse les proximités dans le traitement du métier de policier entre le livre de Didier Fassin et The Wire.
« Shiiiiiiiiiiiiiiiit ! » Après avoir conquis Harvard et les universités anglo-saxonnes, The Wire (Sur écoute), la série télévisée produite par HBO entre 2002 et 2008 et écrite par David Simon, fait officiellement sa rentrée sur les bancs de l’université française : à un premier ouvrage collectif en 2011 [1], succède un séminaire interdisciplinaire en 2012 [2]. Louée pour son anticonformisme, la série quirevisite les codes stéréotypiques du cop show nous décrit un quotidien policier dans les ghettos urbains de Baltimore qui fait aujourd’hui étrangement écho à celui qu’a récemment observé Didier Fassin dans une BAC de la banlieue parisienne.
Certes, regarder The Wire et lire La Force de l’ordre, c’est d’abord contempler la différence de contexte et de structuration des quartiers paupérisés dans la ville états-unienne et française, du modèle de l’ « hyper-ghetto » à celui de l’ « anti-ghetto » dans l’échelle de « la marginalité urbaine avancée » (Wacquant, 2006 et 2010). C’est aussi la lire à travers deux prismes bien distincts : celui de la popularité de la série télévisée et celui de la confidentialité du travail universitaire.Ces oppositions de fond et de forme contribuent pourtant à rendre encore plus frappantes les similitudes du quotidien policier que décrivent The Wire et La Force de l’ordre. Bien qu’appartenant à des « mondes » constitués autour de pratiques, normes, et formes narratives spécifiques (Becker, 2006), The Wire et La Force de l’ordre se distinguent par la complémentarité de leurs façons de « parler de la société » et de nous « apprendre quelque chose que nous ne connaissions pas auparavant sur le monde social dans lequel nous vivons » (Becker, 2010). Si le rapport entretenu au « fait réel » par la fiction et la démarche scientifique s’oppose traditionnellement – faire croire contre faire comprendre, The Wire se distingue par un souci de réalisme et des qualités réflexives remarquées et portée par une équipe d’anciens habitués du terrain [3]. C’est en fait plus sur la représentativité et donc, la pertinence politique de la série de D. Simon et de l’enquête de D. Fassin que sur la question de « la réalité » que portent les récents débats sociologiques en France et aux États-Unis [4]. C’est que, en jouant respectivement avec les codes du genre de la série policière et du champ académique, elles proposent une forme narrative et démonstrative convergente qui interroge nos représentations sur le travail de la police dans les quartiers urbains paupérisés.
Celles-ci nous indiquent 1) que le quotidien du travail policier est perçu comme une tragi-comédie potentiellement délégitimante, en ce qu’elle remet en cause l’image héroïque et valorisante de l’agent de police ; 2) que les policiers ont alors besoin de croyances fortes dans le bien-fondé de leur mission et d’un éthos professionnel mobilisateur pour faire face aux contradictions de leurs missions ; 3) que l’on ne peut pas traiter de la police sans faire de politique.
Vue d’en haut, vue d’en bas : série sociologique totalisante et enquête visuelle scénarisée
Tout d’abord, The Wire et La Force de l’ordre ont connu un fort succès d’estime et d’audience mais, pour reprendre l’expression de H. Becker, c’est surtout en dehors de leur « monde » sociologique immédiat – le « grand » public consommateur de télévision et celui des lecteurs de sciences sociales, que la série et l’enquête ont gagné une légitimité horizontale et virale.
Omar Little - The Wire
Ainsi, l’audience de The Wire n’a pas toujours été à la hauteur de son succès d’estime : la série a failli être abandonnée à la fin de la 3e saison, alors que, comble de popularité et de caution morale, Barack Obama clamait qu’elleétait sa série favorite et que Omar, le gangster homosexuel qui ne vole que les gangsters, était son personnage préféré. Ce qui séduit précisément dans la série, c’est que tout en s’inscrivant clairement dans le genre de la série policière américaine (enquêtes à tiroir, renversements de situation, amitiés et trahisons, scènes d’action, de sexe, coups de génie d’intuition policière etc.), elle s’en éloigne tout autant : pas de véritables héros identifiables, qu’ils soient positifs ou négatifs [5], ni de personnage principal [6], une intrigue extrêmement complexe, truffée de zones d’ombre irrésolues etc. Les personnages ne prennent jamais la mesure de l’intrigue et de la ville, mais c’est Baltimore qui les manipule. L’enquête policière n’est qu’un prétexte pour donner à voir la généralisation de la délinquance dans la métropole américaine et ses ressorts économiques et sociaux. Au-delà du drame télévisé, c’est bien d’un projet sociologique totalisant qu’il s’agit, comme l’évoque D. Simon : « it is really about the American city, and about how we live together. It’s about how institutions have an effect on individuals” [7]. Et avec une division du travail toute académique : la saison 1 traite de la délinquance urbaine et du commerce illégal de la drogue, la saison 2 de la désindustrialisation dans l’Amérique post-fordiste, la saison 3 de la bureaucratie institutionnelle et du marché immobilier, la saison 4 du système éducatif, la saison 5 des médias. Universitaires et sociologues ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, The Wire faisant l’objet de nombreux cours sur les campus américains [8].
La trajectoire de La Force de l’ordre est inversement symétrique. Son exposition médiatique a été exceptionnelle pour un ouvrage de sciences sociales : couverture télévisée, articles dans tous les grands organes de la presse nationale [9] suscitant de nombreuses réactions et prises de position publiques etc. Ici aussi, La Force de l’ordre, bien qu’elle respecte un certain nombre de critères propres au champ académique des sciences sociales (compte-rendu d’observation de terrain détaillé, références nombreuses aux autres travaux des collègues, problématisation sociologique et montée en généralité etc.), s’en détache tout autant. Ce que l’auteur justifie par la volonté explicite de toucher une audience élargie : « sans renoncer à être lu par mes pairs, je destine toutefois ce livre à un lectorat plus large. Je ne l’aurais pas entrepris si je n’avais pas eu cet objectif à l’esprit. Je ne suis pas un spécialiste des forces de l’ordre et ne le deviendrai pas » (p. 57). Ainsi, l’administration de la preuve et la forme narrative adoptée par D. Fassin a beaucoup plus à voir avec un projet visuel qu’un projet sociologique classique. Plus qu’une monographie empirique débouchant sur des conclusions théoriques générales, D. Fassin multiplie ce qui apparaît être, de prime abord, des anecdotes – à savoir de multiples exemples de maraudes, auxquelles seul l’ordonnancement en chapitres semble donner une cohérence problématique. Pour comprendre et faire comprendre, il choisit donc de « donner à voir » et de répéter ce geste, jusqu’à, parfois donner un sentiment presque inconfortable de satiété. Les anecdotes deviennent alors des épisodes, qui forment une série et feront, au fur et à mesure de leur énumération, système et cohérence. Les maraudes se succèdent et sont décrites dans l’intensité de leur théâtralité – même quand il ne se passe pas grand-chose – et de leur dramaturgie relationnelle : « probablement est-ce là l’une des caractéristiques essentielles du spectacle policier : tout le monde ne rit pas – ou ne s’émeut pas – au même moment » (p. 173).
Cette stratégie narrative, visuelle et cumulative, doit pour beaucoup 1) à l’objet même de l’observation ; 2) à son traitement social habituel, médiatisé et médiatique ; 3) à la conclusion de l’enquête. En effet, la police et, spécifiquement la BAC, constituent un terrain extrêmement difficile d’accès pour l’observateur extérieur et désormais pratiquement inaccessible [10], ce qui implique de multiplier comptes-rendus et descriptions fines afin de pouvoir pénétrer un univers clos et rétif au regard extérieur. Puis, l’omniprésence des séries télévisées qui se déroulent « à un rythme haletant bien éloigné de la vérité du métier » (p57) pose un défi au chercheur qui se voit presque déloyalement concurrencé, tant sur la forme que sur le fond du propos à tenir : s’il faut donc aller à l’encontre du sens commun qui voit le travail policier comme un travail spectaculaire car régulièrement mis en spectacle, il ne faut alors pas décevoir dans la mise en scène et le suspens narratif, précisément parce ce qu’on y voit tient bien plus de la routine et de l’ennui [11], un ennui quotidien générateur du maintien de l’ordre social et racial – et non de l’ordre légal. Ce constat, de par ses implications politiques et parce qu’il est difficilement perceptible pour ceux qui n’habitent pas dans les cités où patrouillent la BAC, semble alors, à lui seul, justifier la stratégie d’écriture.
Le travail policier ordinaire comme tragi-comédie
Au-delà de la convergence stylistique, The Wire et La Force de l’ordre décrivent le travail policier dans ce qu’il a de plus ordinaire et répétitif. Si le genre narratif du récit littéraire écrit est ici plus propice à déconstruire la routine et la lenteur du temps policier que celui de la série, qui nécessite un minimum d’action et de vitesse narrative, le portrait du quotidien policier paraît pourtant, sur de nombreux points, curieusement identique : l’ennui, le manque de moyen, l’inefficacité, la frustration face à l’inaction et au sentiment d’hostilité présumé prédominent.
L’ennui est constamment palpable dans le livre de D. Fassin : c’est l’inaction qui déclenche une action proactive et le décalage entre la représentation fantasmée de l’état de guerre en banlieue et la confrontation à la réalité de la situation qui génère des comportements souvent disproportionnés, ainsi qu’un recours généralisé aux contrôles d’identité destinés à justifier les maraudes en attrapant des sans-papiers et des « shiteux », coupables faciles, peu valorisés par la profession, mais coupables tout de même. Sinon, le temps passe sans que rien ne se passe : les policiers s’essaient alors à le tuer (en assistant par exemple aux rodéos automobiles, pourtant illégaux, sur quelque parking désaffecté, avec un mélange ironique d’envie et d’amertume) ou à l’accélérer artificiellement lorsqu’ils sont alertés. Comme dans ces cas où c’est la victime qui, par un mélange de méprise et de discrimination raciale et territoriale, finit par être emmenée au poste [12]. De façon similaire, si l’unité spéciale que l’on suit dans The Wire est particulièrement proactive, elle fait clairement figure d’exception au sein de la police de Baltimore, comme son premier emplacement dans les sous-sols désaffectés de la centrale le rappelle bien. On est loin du passe-temps favori et ritualisé des détectives du homicide département qu’est le découpage de cravates des collègues… endormis sur leur bureau. Cette suspension insensée du temps policier, le nouveau maire de Baltimore, Thomas Carcetti, la découvre, après avoir fait campagne sur l’insécurité, lorsqu’il se rend au homicide departement pour observer le fonctionnement de la police de plus près. Dans un long silence gêné, Kima Greggs, Lester Freamon et leur supérieur hiérarchique, l’obèse et débonnaire Sergent Jay Landsman font semblant de consulter studieusement des dossiers que manifestement ils n’ont jamais véritablement étudiés. Le maire leur intime alors de faire ce qu’ils feraient en temps normal. Les visages se détendent, les dossiers tombent et chacun vaque à son occupation routinière : Lester sort ses meubles miniatures qu’il restaure avec une minutie d’orfèvre, Kima pose ses pieds sur son bureau et se prépare à une sieste réparatrice, tandis que le Sergent récupère son magazine porno et continue sa lecture quotidienne. Verdict de Lester : « nous ne sommes occupés… que si le téléphone sonne ».
Cet ennui et ce sentiment d’attente vaine sont renforcés par l’expression d’un manque de considération, que la faiblesse des moyens illustre souvent. On pourra évoquer dans The Wire, le cas de Herc’ Hauk, officier que l’on pourrait ranger parmi la catégorie des « durs à cuire » [13], et qui perd toute sa virile assurance lorsqu’une caméra, cachée dans le quartier, valant plusieurs dizaine milliers de dollars et installée pour prendre en flagrant délit un « gros bonnet », Marlo Stanfield, est volée [14]. Quant au manque de reconnaissance, il s’exprime régulièrement dans le regard amer que portent les policiers sur la justice – qui laisserait filer les délinquants difficilement arrêtés [15] – ou dans leurs revendications salariales [16].
Il en résulte un sentiment diffus d’incapacité et d’inefficacité dans leur mission qui n’est pas tenable au quotidien, car il risque de remettre en cause le sens de leur engagement et celui qu’ils donnent à leurs actions. Si les policiers adoptent des stratégies différentes pour gérer cette forme de dissonance cognitive, la tension permanente entre engagement total dans l’action et ennui ordinaire d’un côté, et, de l’autre, l’idéal de mission salvatrice et la réalité de l’échec des perquisitions et des maraudes, débouchent, pour l’observateur extérieur, sur une sorte de comique dont la forme narrative de la série sociologique et de l’enquête visuelle et scénarisée rend compte à merveille. C’est ce que D. Fassin nomme la succession « d’épiphanies comiques » (p169). Comment ne pas penser à l’épisode où les policiers de la BAC, suite à une mauvaise interprétation d’une communication radio imprécise, se ruent, en plein jour, à l’abordage de rues encombrées, pensant être à la poursuite d’un hélicoptère mystérieux qui pourrait être celui d’un hypothétique fugitif venant de s’échapper d’une prison environnante, alors qu’il s’agira, au final, d’un hélicoptère de la santé publique transportant un blessé grave vers l’hôpital le plus proche ; ou à la saison 4 de The Wire, qui voit le nouveau gradé en charge de l’unité historique de la série la saborder en mobilisant un déploiement de troupes massif et ostentatoire vers les dépôts supposés de drogues, pour finalement atterrir sur une fausse adresse, puis dans un appartement logeant deux retraités. On notera aussi la récurrence des épisodes où la police devient son propre ennemi, comme celui, comique, où les policiers français se matraquent entre eux, pris dans un mouvement de panique dans une rue obscure et obligés d’en faire état à l’institution judiciaire puisque l’affaire ira en justice pour une plainte déposée contre la police par l’individu rudoyé et interpellé à tort, ou à celui, tragique, où l’inexpérimenté et nerveux officier Prez’ tire et abat par méprise, un collègue noir dans une rue de Baltimore. Comique de l’absurde ici et absurdité de la tragédie là-bas.
The Wire
Ces deux épisodes rappellent spectaculairement que malgré les similitudes de la routine policière, policiers américains et policiers français restent confrontés à une réalité extrêmement différente en termes de violence. La mort fait partie du quotidien des policiers de Baltimore, qu’ils en soient les témoins (la découverte de corps est toujours la première étape vers la découverte d’un réseau de drogue [17]) ou les victimes (voir les scènes habituelles de veillées mortuaires où les policiers célèbrent en s’enivrant le collègue abattu dont le corps est allongé sur le billard d’un pub irlandais). A contrario, les policiers français y sont exceptionnellement confrontés [18], bien qu’ils vivent de plus en plus leur métier sur le mode du traumatisme de la victime, dans un mélange d’identification fantasmatique à la réalité américaine [19] et de « légitimité qu’octroie la société à cette représentation » (p283), la victimisation de la police répondant alors à la criminalisation de la société [20].
{{}}Ennui, inefficacité de l’action, tragi-comédies, victimisation objective et subjective : autant d’éléments qui mettent à mal la représentation positive que les policiers se font de leur métier [21]. Or, ceux-ci continuent à exercer, et pour beaucoup avec ferveur, et c’est tout le mérite sociologique de The Wire et de La Force de l’ordre que de montrer comment les croyances policières et l’éthos professionnel se construisent, en France et aux États-Unis, et font que les policiers, malgré tout, policent.
Pourquoi policer ? Éthos policier et engagement dans le métier
Dans un univers hostile et dévalorisant, deux éléments permettent, entre autres, de comprendre ce qui continue à donner du sens à la mission policière : 1) la représentation mentale du délinquant et du criminel qu’il faut combattre, puisque la caractérisation de l’adversaire sert aussi à valoriser le métier ; 2) le degré d’autonomie dans les interventions policières, puisque la liberté d’exercice confère un sentiment de pouvoir et de maîtrise.
Sur le premier point, s’il s’agit de combattre des motherfuckers là-bas et des bâtards [22] ici, le bâtard correspond à une catégorie d’individus méprisables générique, alors que le motherfucker est une personne individuelle avec laquelle on joue un jeu, au péril de sa vie. Le bâtard est un autre radicalement haïssable, le motherfucker un miroir illégal [23], ce qui transforme radicalement la dimension symbolique de la chasse au délinquant et de la mission policière. Le game s’oppose à l’état de guerre, renvoyant ici aux deux pôles classiques de la représentation policière de la souffrance : le « tragique » contre le « cynisme » (Muir, 1977).
D. Fassin privilégie l’explication sociale : si les policiers de la BAC ont une vision fantasmatique du « jeune de banlieue », cela tient avant tout à leurs caractéristiques sociologiques et raciales. Majoritairement, les policiers de la BAC sont de jeunes recrues à la peau blanche, issues des catégories populaires rurales, nouvellement affectées dans des territoires urbains qu’elles n’ont pas choisis, qu’elles ne connaissent pas et qu’elles connaîtront finalement peu puisqu’elles n’y résident pas et qu’elles considèrent comme fondamentalement hostiles. C’est donc à la fois un mélange de différences transformées en inégalités socio-raciales (blanc et « Français de souche », ruraux et provinciaux, fonctionnaires vs noirs et arabes, habitant de cité, sans emploi…) et de similitudes qui en deviennent alors conséquemment intolérables (origine populaire alliée à une certaine forme de déconsidération sociale) qui permet de comprendre les représentations symboliques policières que la majorité des « baqueux » projettent dans la pratique ordinaire de leur métier. Néanmoins, la stratégie narrative adoptée par D. Fassin l’empêche de montrer la spécificité des trajectoires individuelles des policiers et de voir en quoi celles-ci impliquent une pratique différente du métier. Si D. Fassin précise bien que les comportements des policiers ne sont pas uniformes et dresse quelques portraits de policiers déviants, on « voit » peu ce qui conduit, in fine, les individus à se positionner différemment face à « une communauté morale » hégémonique (p. 313) [24]. L’absence de monographies et de portraits individuels empêche de saisir, par exemple, ce qui différencie fondamentalement les policiers qui ont une vision guerrière et punitive de leur mission, majoritaires en nombre, et ceux, minoritaires, qui émettent de la distance à l’égard de certaines pratiques jugées impropres au regard de leurs fonctions.
À l’inverse, dans The Wire, la racialisation des rapports entre policiers et délinquants est exposée dans un contexte où c’est une ambivalence explicite et omniprésente, entre infra-existence et reconnaissance légitime, qui domine, puisque les noirs, majoritaires à Baltimore, monopolisent à la fois les places de déshonneur dans le sous-prolétariat (Bubbles, Duquan, Michael etc.), et les postes de pouvoir ultimes, en politique comme dans la police (Clarence Royce, Clay Davis, Ervin Burrell etc.). Aussi, si on ne sait absolument rien du profil sociologique des policiers et si la série, par choix, tend à réduire au minimum les informations dont le spectateur dispose à l’égard des personnages, puisque ce qui compte, c’est la ville et l’intrication des situations plus que les héros individuels, les seuls éléments dont on dispose sont des éléments biographiques et psychologiques. S’ils permettent de s’attacher aux personnages, ils donnent aussi un éclairage différent sur le sens de l’engagement des policiers dans leur travail, en pointant notamment à la fois l’importance que revêtent la vie familiale et la carrière professionnelle dans la construction de leur éthos.
Deux lignes de démarcations se dégagent. D’un côté, les policiers qui surinvestissent leur travail, le font pratiquement presque toujours au détriment de leur vie familiale et tendent à avoir alors un comportement qui devient excessif, à la fois dans leur métier et dans leur vie privée, ce qui génère une accumulation de tensions et une escalade dans le recours au rapport de force – avec les autres mais aussi avec soi-même [25] – qui semble uniquement efficace sur le terrain, comme s’il était quasiment impossible d’être à la fois un « bon » détective et un « bon » conjoint et/ou parent, à la manière de McNulty et de Kima Gregg [26]. Si l’image du policier à la vie privée minable est un lieu commun dans les séries noires et participe à la dramaturgie du genre, The Wire en donne à voir à la fois les ressorts psychosociaux générationnels (peur de la parentalité, “adulescence”, routinisation de la vie de couple etc.) et structurels (obligation de devenir un tricheur et un menteur pour contourner une bureaucratie inefficace, avec le paroxysme du vrai-faux serial killer inventé par un McNulty redevenu alcoolique et insomniaque dans la saison 5). La figure historique du « bon policier » jouissant d’une « moralité intégrée » (Muir, 1977) peut ainsi également être envisagée comme le revers de celle du policier dépressif [27] et nous renvoie aux difficultés d’arbitrage entre vie professionnelle et familiale dans une profession qui se vit aussi comme une mission.
Enfin, The Wire montre comment l’éthos professionnel du policier est fortement conditionné par la nécessite de « faire carrière » et le rapport à l’autorité qu’elle implique. « Faire carrière » nécessite des concessions face à l’ethos missionnaire et l’acceptation de devoir souvent agir contre son intime conviction. Si on trouve d’un côté les « carriéristes » (le Major Rawls, le Police Commissioner Burrell, le Colonel Daniels etc.) et les « idéalistes » (Freamon, McNulty, le major destitué Colvin), la tension entre le respect de la hiérarchie et l’autonomie d’action que confère le travail de terrain est omniprésente [28]. Être policier, c’est avant tout accepter les ordres et les « idéalistes » paient toujours la liberté qu’ils s’accordent. Cette acceptation de l’ordre constituerait alors le versant cynique et pragmatique de l’engagement des policiers dans leur métier, ce que suggère largement la série. En cela, le travail des policiers diffère finalement assez peu de celui des dealers, des politiques, des journalistes ou des enseignants qui sont confrontés aux mêmes tensions.
Dans La Force de l’ordre, au contraire, l’organisation par cooptation de la BAC repose sur un consensus idéologique qui n’est pas remis en cause par ceux qui ne la partagent pas au sein des unités, ni par la hiérarchie. L’engagement policier repose plus sur un ethos idéologique et particulariste, tant les membres de la BAC se sentent à part dans l’organisation policière. On observera que les moyens de pression de la hiérarchie sont beaucoup plus forts dans The Wire que dans la BAC de La Force de l’ordre : les cops qui perdent leur grade ou leur emploi sont légions, alors que D. Fassin insiste sur la faiblesse des sanctions disciplinaires pour les « baqueux » posant problème à la hiérarchie, qui sont soit réprimandés, soit cantonnés à des activités plus faciles à contrôler, comme les patrouilles de jour plutôt que celles de nuit.
The Wire et la Force de l’ordre décrivent ainsi les complexités et le particularisme du sens de l’engagement dans le métier de policier : arbitrages entre un ethos de la mission et du devoir et un ethos cynique et pragmatique ; domination d’un ethos idéologique et particulariste faiblement contesté.
Police, Polis
On conclura brièvement sur la dimension éminemment politique – et explicitement assumée comme telle – du traitement de la police dans The Wire et La Force de l’ordre. Donner à voir le travail de la police et le sens que les policiers donnent à leur engagement dans leur métier, en insistant sur la dimension tragi-comique de la condition policière, la faible efficacité du travail quotidien et les déterminants de l’ethos policier, c’est aussi poser une question politique : qu’est-ce qu’une police juste et efficace dans les quartiers urbains paupérisés ?
The Wire et La Force de l’ordre pointent explicitement l’absurdité de la politique du chiffre et de la culture du rendement – en présentant la police comme un instrument au service de calculs et de stratégies politiciennes, locales à Baltimore et nationales en France [29] – et en insistant sur le cercle vicieux des interactions entre police et jeunes dont la conflictualité et la criminalisation sont à la fois humiliantes, inefficaces et physiquement dangereuses, tant pour les jeunes et que les policiers [30]. Le constat est ici sans appel et tranche avec les approches qui estiment que l’autonomie inhérente à l’action policière et à son organisation collective tendent à contrebalancer son utilisation politicienne (Mann, 1994).
Car il existerait d’autres manières de faire, du community policing à la dépénalisation, comme le suggèrent les plaidoyers pour la police de proximité dans La Force de l’ordre, rappelant la nécessité de reformer une « police désurbanisée face à la ville » (Monjardet, 1999, p18)ou l’expérience de « Hamsterdam » dans The Wire. Mais pour en mesurer les implications et la faisabilité, il faut pouvoir continuer à observer la police de l’intérieur.
Force est de constater que la France semble, ici, dans une position de repli avancée et que la police américaine paraît plus ouverte à l’observation et à la critique extérieure, comme en témoigne le succès de The Wire, ou encore les possibilités d’accès qu’elle garantit à la recherche académique [31]. Parce qu’il faut changer le quotidien de la police et des habitants des quartiers urbains marginalisés.
Fabien Truong, « La force de l’ordre sur écoute »,
La Vie des idées
, 7 mars 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-force-de-l-ordre-sur-ecoute
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[1] Burdeau, Emmanuel et Vieillescazes, Nicolas (dir.). 2011. The Wire : Reconstitution collective, Paris : Prairies Ordinaires.
[2] « The Wire : a fiction in the ghetto. Race, classe et genre dans les séries télévisées », Université de Paris Ouest Nanterre La Défense.
[3] D. Simon a été journaliste au Baltimore Sun pendant 12 ans et a écrit plusieurs essais sur la délinquance, la police et la drogue, E. Burns a été enseignant dans les inner cities schools etc. D. Simon a par ailleurs refusé de tourner une 6e saison, estimant avoir épuisé les thématiques maitrisées par l’expérience de terrain de ses collaborateurs.
[5] Tous les protagonistes - policiers, trafiquants, politiques, bureaucrates, journalistes etc. - sont ambivalents et apparaissent être aussi « bons » que « mauvais », aimables que détestables, excusables que condamnables
[6] McNulty, par exemple, qui semble être le personnage central dans la saison 1 est mis au placard en début de saison 2, puis disparaît quasiment lors de la saison 4
[7] Commentaires du réalisateur dans l’édition DVD commentée (Episode 1, Saison 1).
[10] Voir le chapitre « Enquête » dans La Force de l’ordre.
[11] Le jeu de miroir entre séries télévisées américaines et réalité policière française est particulièrement pertinent à analyser. D. Fassin mentionne par exemple que les références à la série The shield sont omniprésentes, tant dans les rangs de la police que dans ceux des jeunes, participant a générer des effets de prophéties autoréalisatrices surprenants. The Wire, qui pose le rapport entre la police et la jeunesse de façon très différente, semble par ailleurs absent des murs de la caserne de la BAC étudiée par D. Fassin.
[12] Comme dans ces deux exemples, où une famille appelle le poste pour se plaindre contre des importuns qui tentent de se mêler à une fête privée et où un foyer éducatif appelle pour une rixe entre deux adolescents. La police arrive une fois les deux incidents terminés, et c’est, dans le premier cas, un des fêtards, pris pour un fuyard dans le noir, qui finira roué de coups et, dans le second, la victime de la rixe qui, pour avoir répondu aux provocations des policiers, finira en garde-à-vue.
[13] « We tune ’em up, beat ’em down, lock ’em up. The Western District way » assène-t-il dans la saison 1 ; soit : « On les redresse, on les tabasse, et on les boucle, façon district ouest ».
[14] Il en vient alors à supplier, en vain, Marlo de lui rendre sa caméra, révélant alors son identité et anéantissant des mois d’efforts et d’enquêtes, afin d’éviter une perte de matérielle qui s’avèrerait catastrophique pour son département et sa carrière.
[15] Voir le retour d’Avon Barksdale dans la saison 3 de The Wire ou le chapitre « Morale » dans La Force de l’ordre.
[17] D’où la difficulté à « coincer » Marlo dans la saison 4, puisque les morts disparaissent dans les maisons des quartiers dont les bâtisses sont vides et inoccupées.
[18] Aucun policier n’est abattu pendant le travail d’observation de D. Fassin A contrario, P. Moskos (2008), dans son travail d’observation participante dans la police de Baltimore, relate avec émotion la mort de 10 collègues pendant sa recherche. De façon plus générale, D. Fassin rappelle que les policiers « victimes du devoir » – hors suicides – sont historiquement de moins en moins nombreux (www.victimesdudevoir.com) et que seule l’atteinte aux personnes semble augmenter.
[19] Voir la préférence pour le cop états-unien par rapport au bobby britannique dans le chapitre conclusif de La Force de l’ordre.
[20] Pour comprendre la généalogie de ce processus et son importation états-unienne, se reporter à L. Wacquant (2004).
[21] Voir les nombreux propos de désillusions rapportés par D. Fassin (« Si j’avais su que c’était comme ça, je n’aurai pas choisi d’être flicard », p. 283).
[22] Voir la discussion sur ce terme, ainsi que sur celui de « crapaud », entre F. Jobard et D. Fassin dans La Vie des Idées, précédemment cité.
[23] Pour s’en convaincre, voir la double confrontation entre Omar et le détective Bunk dans la saison 3 et la saison 4, ainsi que leur résolution éthique, où chacun fait alternativement la morale à l’autre, puisque, pour reprendre les propos d’Omar, bandits ou policiers, « a man got to have a code ».
[24] Il centre son analyse sur les mécanismes sociaux qui permettent aux policiers en décalage avec la « communauté morale » de la BAC d’y être néanmoins pleinement intégrés, dès lors qu’ils conjuguent absence d’opposition frontale à un rendement policier (chiffré) exemplaire.
[25] Voir, par exemple, le recours quotidien à la surconsommation d’alcool, symbolisée par la découverte du toit de la caserne recouverte de milliers de cannettes vides lors de la séquence finale de la saison 3.
[26] Le McNulty de la saison 1, 2 et 3 et 5 arrive à boucler brillamment ses enquêtes parce qu’il vit pour son travail, qu’il vit autant la nuit que le jour et parce qu’il « joue le jeu » (c’est-à-dire qu’il a autant recours à l’illégalité et la ruse que les dealers pour arriver à ses fins), ce qui lui a déjà coûté femme, enfants et santé, alors que le McNulty de la saison 4 disparaît pour devenir un policier en uniforme, désormais plus intéressé aux rapports de bon voisinage au sein de la communauté qu’aux résolutions d’affaires criminelles, ce qui lui permettra alors de trouver une nouvelle conjointe, une nouvelle famille et de retrouver la sobriété. Kima Greggs suit, quant à elle, le chemin inverse : elle perd conjointe et bébé, mais devient une inspectrice de premier plan (Voir la résolution surprise de sa première affaire au homicide departement dans la saison 4).
[27] On rappellera que l’INSERM indique que 559 policiers se seraient donné la mort entre 1998 et 2009. Pour plus d’information sur le suicide policier en France : http://www.victimesdudevoir.info/Suicides2.htm.
[28] Ce dilemme renvoie plus généralement au débat sur le degré d’autonomie des policiers par rapport au pouvoir : la police est-elle un « état dans l’état » ou « au service de l’Etat » ? (Mann, 1994).
[29] Voir la saison 3 et 4 dans The Wire et le chapitre « Politique » dans La force de l’ordre.
[30] Voir par exemple, la critique par McNulty et de ses collègues de la théorie de la vitre cassée, qui ne sert qu’à « trafiquer les stats » et à se mettre « la communauté à dos » dans la saison 4.
[31] Le travail de P. Moskos, qui a intégré la police de Baltimore et en a fait la sociologie, en est l’exemple. On pourra noter, à titre de proposition, qu’il plaide, à la manière de The Wire, pour la dépénalisation encadrée de la drogue dans le contexte états-unien (« Time to legalize drug », The Whashington Post, 17 août 2009, http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/08/16/AR2009081601758.html)