Fort de ses recherches sur la corruption et la criminalité en col blanc des classes dominantes, Pierre Lascoumes nous plonge dans les mécanismes institutionnels des fraudes de ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique en France.
Fort de ses recherches sur la corruption et la criminalité en col blanc des classes dominantes, Pierre Lascoumes nous plonge dans les mécanismes institutionnels des fraudes de ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique en France.
Pourquoi les élites ont-elles des pratiques illicites ? Comment expliquer que ces pratiques se perpétuent dans le temps ? L’ouvrage de Pierre Lascoumes s’inscrit dans la lignée de ses travaux dédiés à la délinquance économique et financière et à la « démocratie corruptible », où il a déjà eu l’occasion d’éclairer les facettes plurielles des illégalismes des élites [1]. Les élites dont il est question dans ce livre sont les personnes appartenant aux classes dominantes qui occupent de hautes fonctions politiques – députés, ministres, présidents, principalement –, et/ou économiques – tels que les PDG, chefs d’entreprises, professionnels de la finance. S’il est parfois question de femmes, la majorité des cas analysés par Pierre Lascoumes concerne des hommes, sur-représentés dans ces fonctions dirigeantes.
À l’appui des matériaux collectés lors de différentes enquêtes (rapports et statistiques des institutions ministérielles et judiciaires, articles de presse et interventions médiatiques, entre autres), l’auteur propose ici d’éclairer les facteurs structurels du contournement des lois par les élites. L’objectif est de comprendre les rouages des institutions politiques et économiques favorisant la banalisation des fraudes des élites dirigeantes.
L’argument selon lequel les pratiques illicites des élites s’expliquent par des facteurs structurels part de la thèse suivante : les élites entretiennent un rapport très distant aux lois et aux sanctions. En sus des précédents travaux de Pierre Lascoumes et de ses co-auteur [2]. Pierre Lascoumes vient étayer autrement ce résultat : il propose une analyse organisationnelle et historicisée des jeux d’alliance et de soutien qui se nouent entre et au sein des institutions politiques et économiques, publiques comme privées, qu’il conçoit comme des conditions aux fraudes des élites.
es, plusieurs recherches montrent en effet à quel point elles se conçoivent comme un groupe à part, supérieur, qui s’autorise à ne pas respecter les lois et les valeurs applicables aux autresIl identifie trois facteurs propices aux pratiques illicites. D’une part, les élites imposent des règles aux gouvernés tout en adoptant des dérogations qui leur profitent. D’autre part, elles justifient constamment ces règles dérogatoires. Enfin, les sanctions à leur égard sont très faibles. Ces trois facteurs sont les piliers des deux grandes logiques organisationnelles et rhétoriques que Pierre Lascoumes file tout au long de l’ouvrage : l’économie morale et l’auto-régulation. En empruntant le premier concept à la sociologie des classes populaires, il désigne l’ensemble des croyances et des solidarités partagées par le groupe dominant, qui contribuent à le fédérer et à l’autonomiser. L’économie morale est à la fois cause et conséquence de l’auto-régulation, second concept mobilisé par Pierre Lascoumes pour rendre compte du pouvoir de définition, d’application et de justification de règles propres au groupe dominant, qui l’écartent des régulations publiques lui devenant ainsi extérieures. Parce que l’économie morale et l’auto-régulation permettent aux élites dominantes de maintenir leur position de pouvoir, elles structurent les inégalités sociales contemporaines.
Au fil de quatre chapitres, Pierre Lascoumes analyse plus en détail ces trois facteurs de la fraude des élites. Dans un premier temps, il démontre que les élites politiques s’auto-régulent à l’abri des instances extérieures susceptibles d’inspecter et de contrôler leurs agissements, en prenant deux exemples : le jugement des ministres et les finances des institutions. Aujourd’hui, les ministres sont soumis au jugement particulier d’une cour de justice de la république, dont une partie est composée de pairs souvent en désaccord avec les magistrats y siégeant, rendant les décisions plus favorables aux justiciables. Du côté du financement des institutions politiques, si l’activité de l’ex-député René Dosière en faveur de la transparence des dépenses de l’Élysée a porté ses fruits, l’opacité demeure. Au parlement, le travail des déontologues lève le voile sur un certain nombre de dépenses, tout en laissant dans l’ombre d’autres dépenses cachées – comme les usages du crédit collaborateur.
Dans un second temps, ce principe d’auto-régulation est analysé dans le champ économique. Les élites bénéficient de mesures privilégiées pour régler les litiges dans lesquelles elles sont impliquées. Par exemple, les tribunaux de commerce, régis par un code qui leur est propre, font office de tribunal d’exception conférant une grande autonomie au commerce. Leur inertie est d’autant plus grande qu’ils sont impliqués dans l’arbitrage, forme de résolution interne des conflits où les partenaires économiques choisissent leur juge, autonomisée des droits nationaux et légitimée à l’échelle internationale. Les élites économiques sont donc non seulement prémunies contre les aléas du système judiciaire, mais aussi, elles bénéficient d’une forme de « communauté de pensée » fondée sur le pragmatisme, l’efficacité et la recherche du profit, plutôt que sur des considérations universalistes et égalitaristes.
C’est en lien avec ces manières de penser leurs actions et leur place dans un système politique et économique donné que l’ouvrage se concentre dans un troisième temps sur les procédés de justification des fraudes par les élites elles-mêmes. Lorsque l’auto-régulation échoue à préserver l’omerta des pratiques illicites, les élites doivent s’en justifier. Elles maintiennent à tout prix leur image personnelle et la confiance supposée les lier à ceux qui louent leur position. Quatre stratégies de justifications sont identifiées : la dénégation, c’est-à-dire, affirmer qu’aucun outrage n’a été commis ; la controverse, qui consiste à affirmer que tout est plus complexe qu’en apparence ; la déresponsabilisation, où ce sont des tiers qui sont portés coupables ; et enfin, la banalisation, autrement dit, s’accorder la déviance sous prétexte que « tout le monde le fait ».
Auto-régulations politique et économique et rhétoriques de justification contribuent ainsi de façon efficace à euphémiser les fraudes, à les faire tomber dans l’oubli, à minimiser leur portée et les sanctions qu’elles méritent. Dans un quatrième temps, Pierre Lascoumes montre que la réalité des sanctions s’éloigne des scandales médiatiques caricaturant le traitement des délits fiscaux et des corruptions des élites. En fait, la plupart des condamnations et des sanctions décroissent. Les institutions judiciaires et de contrôle administratif n’ont ni les moyens, ni la légitimité, de sanctionner les délits à leur hauteur. C’est donc une justice négociée entre le parquet et les acteurs mis en cause qui se déploie massivement, avec pour sanction principale l’amende. Il s’agit d’une procédure discrète et rapide où le critère économique prévaut sur le critère légal, pour préserver la réputation de l’entreprise et son accès aux marchés publics.
Sur un fond critique et dénonciateur, l’ouvrage dans son ensemble présente un réel pouvoir explicatif de l’assise politique et économique des élites en montrant de façon convaincante à quel point les institutions où elles occupent les positions de pouvoir y contribuent, jusqu’à résister aux réformes impulsées de l’intérieur ou de l’extérieur qui tentent de les rendre plus transparentes ou plus justes. En montrant que la rapidité (d’action et de décision) et la discrétion sous-tendent le pouvoir des élites, Pierre Lascoumes prévient des menaces qui en résultent sur la démocratie, en même temps qu’il offre ici l’une des clefs de compréhension des inégalités sociales, notamment par leurs rapports inégaux aux institutions. Si les classes populaires ne sont pas totalement dépourvues de ressources pour négocier auprès des administrations publiques [3], elles ne peuvent pas pour autant aussi bien manier le droit et contourner la contrainte juridique [4]. Euphémiser une accusation, accélérer le processus de règlement des conflits, et faire en sorte que tout cela reste discret et n’entache pas la réputation, sont bien des privilèges socialement situés dont est exclue la majeure partie de la population. On comprend d’autant mieux comment fonctionnent concrètement ces privilèges qu’ils sont éclairés dans l’ouvrage par de nombreux récits détaillés de règlements d’affaires concernant des élites politiques, donnant chair au concept d’auto-régulation qu’emploie Pierre Lascoumes pour décrire l’imperméabilité d’un monde où tout finit finalement par se régler entre-soi.
Cela invite à questionner plus en profondeur le monde des élites ici traité. On perçoit finalement peu les éventuels oppositions et conflits entre tous les acteurs impliqués, de près ou de loin, dans les pratiques illicites décrites. On voit que certains corps professionnels sont mus par des intérêts divergents -notamment ceux des défenseurs du droit, et ceux des députés et des ministres-, mais les élites politiques et économiques sont présentées comme membres d’un groupe plutôt solidaire. Or, l’exemple du député René Dosière prônant la transparence de la vie publique alors que ses pairs y sont opposés, témoigne à lui seul de dynamiques qui contrarient cette solidarité. Ne pourrait-on pas identifier des alliances et des oppositions au sein même des élites, leur conférant des moyens différenciés de frauder ? L’ouvrage offre la tentation de réfléchir, au-delà du système organisationnel qui concourt tout entier à l’auto-régulation des élites, aux variables qui les clivent. Quels sont les effets des capitaux, de la position occupée dans un réseau d’interconnaissance, ou encore, du genre, sur les conditions des pratiques illicites ?
Supposer que toutes les élites ne sont pas égales face à ces pratiques et à leur traitement invite à situer l’ouvrage dans l’analyse de la stratification sociale des élites. En appliquant le concept d’économie morale au groupe des élites, Pierre Lascoumes offre une vision relativement homogénéisante de la classe des élites, vision partagée par un ensemble de sociologues et d’économistes spécialistes des inégalités sociales et du capitalisme, dont il cite plusieurs représentants. Dès lors, la question du contour de cette classe reste latente : le terme d’élites n’est pas défini, même si on comprend par l’adjectif « dirigeantes » et par les exemples traités dans l’ouvrage qu’il est question de celles qui occupent les postes du pouvoir politique et les plus hauts postes du secteur privé. Mais quelles sont les frontières des pouvoirs politique et économique ? Dans quelle mesure la notoriété publique est-elle un critère de définition des élites dont il est ici question ?
Certains travaux contemporains produits sur les classes supérieures très fortunées, et notamment, sur les « nouveaux riches », relancent les discussions autour de l’homogénéité/hétérogénéité des élites, en invitant à saisir finement leurs ruptures [5]. À ce titre, l’ouvrage offre un cadre d’analyse stimulant des clivages entre élites : existe-t-il une porosité des pratiques illicites entre plusieurs types d’élites ? Les liens entre les élites dirigeantes qui bénéficient de cadres institutionnels propices à la fraude, et d’autres classes supérieures très riches, mais anonymes et qui n’occupent pas de fonction politique mériteraient de futures recherches. Aussi, comment penser des élites qui seraient vraiment légalistes pour elles-mêmes en pratique ? On sait que certaines fractions des classes les plus riches développent aussi le souci d’être « morally worthy » et d’être considérées comme « normales » à l’instar des autres citoyens [6]. Reste à savoir si ces rhétoriques et pratiques recoupent ou non des comportements de fraude, et si elles sous-tendent d’autres types d’économies morales et de régulations que celles qui définissent les élites dirigeantes étudiées par Pierre Lascoumes.
par , le 15 juillet 2022
Alizée Delpierre, « La fraude sans fin des puissants », La Vie des idées , 15 juillet 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-fraude-sans-fin-des-puissants
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[1] L’ouvrage co-écrit avec Carla Nagels en offrait une synthèse, il y a maintenant huit ans : Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, 2014.
[2] Tant dans leur rapport au politique – voir : Kevin Geay, Enquête sur les bourgeois, Paris, Fayard, 2019 ; Michel Offerlé, Ce qu’un patron peut faire : une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard, 2021 – qu’à l’argent – voir : Camille Herlin-Giret, Rester riche. Enquête sur les gestionnaires de fortune et leurs clients, Lormont, Bord de l’eau (Le), 2019 ; Godechot Olivier, Working rich : Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, Paris, La Découverte, 2007.
[3] Yasmine Siblot montre bien comment elles se « débrouillent » en étant ancrée dans des dynamiques relationnelles locales : Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006.
[4] Comme le font les « dominants à la barre », justiciables issues des classes supérieures qui se présentent comme des victimes de l’État pour se défendre face à la justice des accusations de fraudes. Alexis Spire, « Des dominants à la barre : Stratégies de défense dans les procès pour fraude fiscale », Sociétés contemporaines, 2017, n°108, p. 41-67.
[5] Bruno Cousin, Shamus Khan et Ashley Mears, “Theoretical and methodological pathways for research on elites”, Socio-Economic Review, vol.16, n°2, 2018, p. 225-249.
[6] Rachel Sherman, Uneasy Street. The Anxieties of Affluence, Princeton University Press, 2019.