Temps d’héroïsme et de sacrifice des combattants, la Grande Guerre est aussi l’occasion pour d’autres citoyens de s’enrichir ou de se soustraire à leur devoir patriotique. Deux livres récents se penchent sur la place des profiteurs et des embusqués dans l’imaginaire social du temps de guerre et sur la répression de ces pratiques jugées scandaleuses.
Recensés : François Bouloc, Les Profiteurs de guerre 1914-1918, Bruxelles, Complexe, 2008 ; Charles Ridel, Les Embusqués, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Armand Colin, 2007.
En 1994, les commémorations du quatre-vingtième anniversaire de l’entrée de la France dans le premier conflit mondial consacrent l’heure du consentement. Dans un petit ouvrage issu d’un cahier spécial du journal Le Monde [1], un collectif d’historiens français et étrangers formule l’hypothèse centrale autour de laquelle l’histoire de la Première Guerre mondiale s’est déployée depuis lors. Le sentiment patriotique fournit la clef d’explication de l’exceptionnelle ténacité du soldat de 1914. La « culture de guerre », c’est-à-dire l’ensemble des représentations du conflit et de l’ennemi véhiculées par les Français, est la « matrice » et non la conséquence de cette radicalité [2]. Seule une minorité d’individus parvient à ne pas se conformer à l’ordre moral du temps de guerre. Pour l’immense majorité des Français, la guerre est une expérience de « tension collective de type eschatologique » [3].
Octobre 2008 : la France s’apprête à commémorer la victoire de 1918. Le même journal publie un hors série qui semble cette fois sonner l’heure des refus. La résignation, la contrainte et la solidarité des combattants deviennent les causes de l’exceptionnelle résistance française au choc de la guerre totale.
Entre ces deux temps forts de la mémoire du conflit, un large débat s’est développé. Bien que chacun se défende d’y appartenir, souvent à juste titre, une série de publications dans des journaux et des revues à grand tirage a figé les positions des historiens en deux « écoles » antagonistes du « consentement » et de la « contrainte ». Le déferlement éditorial des dernières semaines ne correspond pourtant pas à ce portrait manichéen. Il témoigne au contraire d’évolutions significatives du champ historiographique de la Grande Guerre. Les polémiques ont porté leurs fruits : elles ont contraint chacun à un effort de définition et d’investigation érudite. L’heure des refus ne sonne pas le succès d’une « école » contre une autre, mais correspond à un renouvellement de l’histoire non seulement des marges, mais des modalités mêmes du « tenir ».
Les signes d’une convergence et d’une volonté de dépasser la querelle sémantique qui divise ce champ historiographique se sont multipliés depuis plusieurs années. Certains historiens, comme François Cochet, ont proposé une lecture intermédiaire, « entre consentement et contrainte » [4]. Cette position médiane a rencontré le désir d’un retour à une érudition positive et critique. Le dernier livre de Rémy Cazals et André Loez, Dans les tranchées de 1914-18 [5], poursuit ainsi un lent travail d’investigation, nourri par un nombre croissant de témoignages. Au travers d’une description précise de la « vie quotidienne » des soldats du front, il permet de documenter un large éventail de pratiques, qui s’étend de la fraternisation avec l’ennemi jusqu’à l’embusquage.
Ce retour des refus a incliné les historiens du consentement à repenser la définition de ce terme. Dans un récent essai, Christophe Prochasson propose ainsi de rassembler sous celui-ci « la gamme complexe de comportements s’étendant de l’acceptation pleine et entière au refus intime » [6]. Stéphane Audoin-Rouzeau, dans sa préface au livre de Charles Ridel, souligne pour sa part la « flexibilité » nouvelle du « modèle de la culture de guerre » envers l’« authentique refus » que constituerait l’embusquage [7]. À l’insistance sur les postures d’adhésion enthousiaste à la « guerre contre le militarisme », se substitue progressivement l’étude des formes de soustraction au devoir et de négociation du sacrifice de soi présupposé par la conscription.
Ces pratiques d’évitement et de refus constituent un enjeu essentiel pour la République en guerre. Ainsi que le constatait le ministre socialiste belge Louis de Brouckère en décembre 1916, « si la forme républicaine [du gouvernement] est placée au-dessus de toute contestation », c’est « l’esprit républicain » qui est froissé par le favoritisme, la censure et la puissance nouvelle du pouvoir exécutif [8]. Cette tension se trouve au cœur de deux livres récents, Les Embusqués de Charles Ridel [9], et Les Profiteurs de guerre de François Bouloc [10].
Figures de la haine
Ces ouvrages, bien qu’issus de sensibilités historiographiques opposées, sont bâtis sur un même plan. Ils consacrent tout d’abord un long développement aux représentations de leurs objets véhiculées dans la population française : les embusqués et les profiteurs incarnent des figures profondément détestées de l’imaginaire de guerre. Ni l’une ni l’autre ne sont propres à 1914. Les hommes enrichis par la guerre sont une cause universelle de scandale public. Quant aux embusqués, l’historien Albert Mathiez rappelle, dans une série d’articles parue dans le quotidien L’Heure en 1916, qu’ils sont pourchassés par la Convention sous le nom de muscadins ou de mirliflores. Ces figures sont les héros négatifs de l’ordre moral du temps de guerre, dominé par l’exigence d’égalité des sacrifices. L’arithmétique républicaine des devoirs et des peines impose une suspicion généralisée à l’égard de prétendus statuts d’exception. La vague de délations qu’elle nourrit produit une matière archivistique primordiale.
Cet appel à la vigilance publique et les récriminations perpétuelles que ces figures engendrent fragilisent sans cesse la légitimité de l’effort de guerre français. La manière dont chacun se les représente est floue : on est toujours l’embusqué ou le profiteur d’un autre. Ceux qui les dénoncent et participent parfois malgré eux à la psychose ambiante, n’hésitent pas à solliciter pour leur propre compte allocations, filons et passe-droits. Le Français de 1914 opère ainsi de très savants calculs pour remporter la petite guerre sociale qui se déroule derrière la grande. L’union sacrée est une façade qui masque les clivages sociaux du temps de paix, reconfigurés par les exigences du conflit.
Le recours à la loi
Pour continuer à « faire société », la France en guerre place son salut dans la loi. Le recours au législateur est le second point qu’abordent les auteurs. Contre les profiteurs, les parlementaires socialistes appuient une loi contre les bénéfices de guerre exceptionnels, laquelle est finalement adoptée le 1er juillet 1916. Selon François Bouloc, c’est « la place même du capitalisme dans le monde social » qui serait en jeu. L’hypothèse est sans doute excessive. Le conflit alimente certes un vaste discours antioligarchique, antigouvernemental, voire anticapitaliste, mais ce discours entre parfois en contradiction complète avec la pratique très assidue, exercée par les mêmes acteurs, de la sollicitation et de la négociation.
Cet impôt exceptionnel, direct, sélectif et progressif frappe les fournisseurs de guerre, leurs intermédiaires, les gérants des sociétés en participation, les patentés et les propriétaires de mines, mais il épargne, pour des raisons techniques et politiques, les agriculteurs. Avec le temps, sa charge s’alourdit : entre 1916 et 1917, la taxation des bénéfices inférieurs à 100 000 francs passe ainsi de 5 à 50%. Le rendement de cet impôt demeure pourtant faible, bien que la loi assimile la fraude à une « désertion civile ». Le manque de personnel administratif, sa moralité douteuse, les obstacles techniques et les faibles pouvoirs inquisitoriaux des inspecteurs l’expliquent en partie, de même que la difficulté de fixer un « bénéfice normal », selon l’expression judicieuse de William Oualid. La loi est un demi-succès technique, mais elle est surtout un instrument de cohésion morale.
Les lois Dalbiez et Mourier sur la récupération de la main-d’œuvre, votées respectivement en août 1915 et août 1917, obéissent à un schéma similaire. Elles sont adoptées pour contrer l’« embuscomanie » dont l’extension alarmante en vient à menacer l’effort de guerre lui-même. La pluie de dénonciations qui s’abat sur les députés vise indistinctement les privilégiés et les affectés spéciaux nécessaires à l’effort de guerre. Dans l’ensemble, ces lois sont un succès. La loi Dalbiez permet ainsi de récupérer près de 350 000 hommes, versés pour partie dans le service armé. Mais cela concerne surtout les exemptés, réformés et ajournés, examinés sommairement par les conseils de révision, ce qui suscite d’ailleurs de nouvelles plaintes. Le rendement est faible parmi les catégories spécifiquement visées par la loi Dalbiez, c’est-à-dire les ouvriers mobilisés à l’arrière et les fonctionnaires. Ils forment à peine 10% des hommes récupérés en tout. L’impact moral, cependant, est incontestable.
Cet arsenal législatif offre en effet un contrepoison efficace à la démoralisation. Ainsi que le souligne Charles Ridel, 1916 est l’année où la France s’installe vraiment dans la guerre totale. La psychose contre les embusqués retombe, l’opinion accepte mieux que chacun soit « à sa place » plutôt qu’au front. Mais la guerre engagée contre les « seigneurs » embusqués ou profiteurs n’est pas pour autant terminée. Elle ne rassérène que temporairement une opinion résignée à mener jusqu’à son terme un conflit interminable. Ces mesures ont en effet pour inconvénient de resserrer encore les contraintes morales, administratives et sociales qui pèsent sur la France mobilisée. Le champ des possibles qui s’offre à chacun est plus que jamais rétréci. L’aspiration à une « cessation épique de la guerre », si bien illustrée dans ses ambiguïtés par Henri Barbusse dans son célèbre roman Le Feu, publié en volume la même année, n’en est que renforcée.
Entre réalité et fiction : juger les pratiques
La troisième partie de ces deux ouvrages nous éclaire sur la manière de juger ces pratiques d’évitement de la guerre. Les lois nouvelles se heurtent sans cesse à l’épineuse définition de l’embusquage ou du bénéfice exceptionnel de guerre. La position des socialistes, dans ce dernier cas, est radicale : le profit est illégitime en temps de guerre. Mais l’embusquage l’est tout autant. La traduction de cette morale dans des principes juridiques précis permettant de lancer des poursuites n’est pas simple. Les auteurs nous fournissent, à partir d’archives nouvelles – judiciaires pour Charles Ridel, financières pour François Bouloc –, une étude fine de ces difficultés.
L’approche devient alors résolument micro-historique. Les dossiers consultés recomposent les trajectoires de « fraudeurs » de l’ordre social du temps de guerre. L’exhumation des affaires « Hotchkiss » et des « réformes frauduleuses » qui défraient la chronique montre combien l’opinion est sensible à la persécution légale de contrevenants exemplaires. Mais elle laisse surtout apercevoir le marais indistinct des nombreux fraudeurs à la petite semaine, des « petits » et des « honnêtes gens » victimes de dénonciations mensongères. Albert Mathiez se trompe lorsqu’il déplore que la France de 1916 n’exerce plus la surveillance dont se chargeait l’« œil » des sociétés populaires de l’an II. Les Français, au contraire, s’épient et se dénoncent de manière obsessionnelle.
Pour distinguer les bénéfices de ces « petits » des super-profits des « gros », François Bouloc propose de classer les uns et les autres entre « profiteurs » et « profitants ». Est profiteur « quiconque, étant dénoncé comme tel, a effectivement joui des circonstances pour s’enrichir entre 1914 et 1918 ». Le profitant est celui qui « a réalisé des bénéfices exceptionnels ou supplémentaires tangibles pendant les hostilités ». Mais cette distinction, fondée semble-t-il sur la visibilité sociale du profit réalisé, ne permet pas vraiment d’échapper à la question du seuil acceptable du profit capitaliste, quelles que soient d’ailleurs les circonstances, de guerre ou de paix, dans lesquelles on le fixe.
La politisation des conflits : un point aveugle de l’histoire de la Grande Guerre
Les deux ouvrages soulignent enfin le rôle de la gauche socialiste et radicale-socialiste dans l’expression publique de cet ensemble inorganisé de doléances et de plaintes. Le socialiste Paul Mistral est la cheville ouvrière de la loi sur les bénéfices de guerre. D’après Charles Ridel, plus des trois quarts des députés qui interviennent dans les débats des lois Dalbiez et Mourier appartiennent à une sensibilité de gauche. Cette présence de la gauche, pour être soulignée, n’est pas vraiment interprétée. L’historiographie du clientélisme républicain a pourtant attiré l’attention sur les processus de politisation de ces refus, de prime abord motivés par une insatisfaction sociale [11]. Mais pour de multiples raisons, l’histoire politique a été refoulée du champ de l’histoire culturelle de la Grande Guerre. Les conséquences politiques des haines, des frustrations et du repliement sur soi des combattants sont systématiquement sous-estimées. Le message de certains graffitis de soldats, qui clament « À bas la guerre ! » ou « Vive la révolution ! » serait ainsi, selon Charles Ridel, « très convenu » (p. 137). À l’heure de la révolution russe et des mutineries françaises, le constat est pour le moins discutable. Le réinvestissement politique après 1918 du ressentiment antioligarchique nourri par la guerre, à droite comme à gauche, est lui aussi largement passé sous silence.
Ce silence s’explique en particulier par l’ignorance dans laquelle est désormais tenue l’histoire du socialisme pendant la guerre. Malgré ses qualités, le livre de François Bouloc en est une illustration. L’auteur attaque sans cesse Albert Thomas, ministre socialiste de l’Armement jusqu’en septembre 1917. À la faveur de la guerre, cet « ami de Jaurès » serait ainsi devenu « celui des grands industriels français » (p. 180). Il aurait même dévoyé la mission du parti socialiste, « voué en principe au changement égalitaire », pour le mettre à la remorque d’un hypothétique « socialisme munitionnaire ». C’est, en réalité, tout le contraire qui se produit : à ses risques et périls, le socialisme prend en charge, au nom de cette vocation, l’expression publique des refus de guerre. Si les parlementaires socialistes ou la Ligue des Droits de l’Homme dénoncent les profits de guerre et sont en pointe du combat contre l’embusquage, ils le font au prix d’une tension croissante au sein du parti entre une minorité qui aspire au pacifisme et une majorité qui demeure fidèle à la défense nationale stricto sensu. L’action de Thomas, par ailleurs, n’est certes pas socialiste, mais elle est pragmatique. Charles Ridel rappelle que ce dernier s’évertue à ramener l’État là où Millerand avait laissé les mains libres aux milieux d’affaires, au début de la guerre. Il rétablit ainsi en juin 1915 les listes nominatives pour la récupération des personnels spécialisés au front, alors que cette récupération était laissée jusque là à la discrétion des industriels.
Ce ressentiment envers Albert Thomas s’explique. S’il s’exprime envers l’ancien ministre de l’Armement, plutôt qu’envers Marcel Sembat ou Jules Guesde, eux-mêmes ministres dès la fin du mois d’août 1914, c’est en raison de l’unanimité de la mémoire socialiste et communiste à son égard. La reconfiguration de la gauche après la scission du congrès de Tours en décembre 1920 s’est opérée à ses dépens. Haï hors de son parti, il est encombrant en son sein. Cette haine s’est perpétuée, sans avoir jamais été interrogée. Depuis presque un siècle, la « gauche de la gauche » condamne le choix de la défense nationale des socialistes en 1914. Ce choix était républicain. Ceux qui l’ont fait savaient, en conscience, qu’il n’était pas socialiste. Cette béance devait provoquer une profonde crise de l’identité du parti de Jaurès. La critique excessive de François Bouloc contre la ploutocratie républicaine ne permet guère d’en comprendre les enjeux. Son aversion évidente pour un réformisme imaginaire confine ainsi à une forme très française de rejet de l’« incivisme révoltant » du capitalisme.
Romain Ducoulombier, « La guerre des profiteurs et des embusqués »,
La Vie des idées
, 11 novembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-guerre-des-profiteurs-et-des
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[1] 14-18, la Très Grande Guerre, Paris, Le Monde Éditions, 1994. Il rassemble les épisodes du feuilleton parus du 19 juillet au 29 août 1994.
[2] Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, « Vers une histoire culturelle de la Première Guerre mondiale », Vingtième siècle, n°41, janvier-mars 1994, p.5-7.
[3] Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Jean-Jacques Becker, Gerd Krumeich, Jay Winter, « Épilogue », in 14-18, la Très Grande Guerre, op. cit., p.257-263, p.261.
[4] François Cochet, Survivre au front. Les poilus entre contrainte et consentement, Paris, 14-18 Éditions, 2005.
[5] Rémy Cazals, André Loez, Dans les tranchées de 1914-18, Pau, Cairn Éditions, 2008. Voir également André Loez, Nicolas Mariot (dir.), Obéir/Désobéir. Les mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, 2008.
[7] Charles Ridel, Les Embusqués, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Armand Colin, 2007, p. 6.
[8] Cité par Romain Ducoulombier, Régénérer le socialisme. Aux origines du communisme en France, 1905-1925, thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Marc Lazar, IEP de Paris, 2007, p. 384.
[10] François Bouloc, Les Profiteurs de guerre 1914-1918, Bruxelles, Complexe, 2008.
[11] Frédéric Monier, La Politique des plaintes. Clientélisme et demandes sociales dans le Vaucluse d’Édouard Daladier (1890-1940), Paris, La boutique de l’histoire, 2007.