Recensé : Anne Castaing, Lise Guilhamon, Laetitia Zecchini (dir.), La Modernité littéraire indienne. Perspectives postcoloniales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
Depuis ses balbutiements il y a trente ans, la pensée postcoloniale est devenue l’objet de critiques nombreuses, parfois légitimes, portant notamment sur sa portée désormais hégémonique. Selon ses détracteurs, la critique postcoloniale serait devenue une pensée unique visant à valoriser l’hybride, la dislocation, la migration et le relativisme. Certes, elle a souvent été galvaudée et instrumentalisée de manière à soutenir des causes suspectes : éliminer par exemple les spécificités régionales, passer sous silence les problématiques qui ne correspondraient pas à une dialectique de choc des civilisations (Orient contre Occident), ou ériger des canons littéraires douteux, pour la seule raison que les textes véhiculent des messages politiques de résistance à l’hégémonie européenne. Mais ce serait faire fausse route que de voir la pensée postcoloniale comme monolithique et figée : c’est le parti pris de La Modernité littéraire indienne, ouvrage collectif d’Anne Castaing, Lise Guilhamon et Laetitia Zecchini, qui revendiquent l’outil critique postcolonial et le mettent en pratique pour montrer sa formidable puissance de problématisation [1].
Ce positionnement théorique permet de faire la lumière sur un sujet étranger, la littérature indienne, dans le contexte intellectuel français et francophone. Car si la pensée postcoloniale est devenue centrale dans les débats anglo-saxons, il n’en est rien en France, où, semble-t-il, les pionniers du mouvement (Césaire, Fanon, Glissant) n’ont pas laissé d’héritage digne de ce nom. En témoignent les récents ouvrages [2] qui contestent avec véhémence la méthode postcoloniale, alors que les études littéraires et les sciences sociales en France lui ont tourné le dos dans les années 1990 et 2000 (c’est avec plusieurs dizaines d’années de retard que les grands textes théoriques commencent à être traduits en français [3]). En l’absence d’un « tournant postcolonial » en France (qui pose également un problème politique majeur, si l’on en croit les débats récents), ce texte propose donc de combler un manque en diffusant une production littéraire et une pensée critique dans toute sa diversité, en français.
La Modernité littéraire indienne est organisé en trois parties (l’influence de l’imaginaire mythique sur l’écriture moderne, les représentations des communautarismes et du colonialisme, et enfin la question postcoloniale) qui abordent le poétique dans sa relation étroite au politique, en mêlant des textes originaux (essais, extraits de textes en prose et en vers) et des analyses universitaires.
Langues vernaculaires et décolonisation
L’ouvrage s’ouvre sur des textes et des analyses de textes d’U.R. Ananthamurthy, de Nirmal Verma et d’Arun Kolatkar, initialement écrits respectivement en kannada, hindi et marathi, et se pose ainsi à contre-courant de la majorité des travaux sur la littérature indienne contemporaine, caractérisés par un fort tropisme anglophone (avec une prédilection pour des auteurs tels que Rushdie, Roy, Seth, Ghosh, etc.). Dans une volonté d’élargir cette vision trop limitée, les auteurs rappellent que les littératures en langues vernaculaires sont fondamentalement modernes, nées avec la décolonisation et s’étant développées en dialogue avec la littérature moderniste occidentale. Ananthamurthy évoque le rôle de l’écrivain dans l’espace indien, travaillé par son enracinement dans un village et dans une langue, qui lui confère une « densité culturelle », et l’exposition à l’Occident et à la langue anglaise, qui a remplacé le sanskrit comme langue de l’élite. Ananthamurthy écrit : « Je vis mes émotions en kannada, j’articule mes pensées en anglais » (p. 36).
Ce double ancrage constitue également le sujet de l’essai de Nirmal Verma consacré à un pèlerinage, « Brandon d’éternité », traduit du hindi en français par Annie Montaut : le narrateur y dévoile une spiritualité qui n’exclut pourtant pas l’expression d’une identité individuelle, autonome, « moderne », d’écrivain. Le texte met en valeur la spécificité du rapport au temps en Inde, « temps englobant » où le passé est contemporain du présent, où le temps historique et l’éternité semblent simultanés. Cette insistance sur la conception indienne de la temporalité, antithétique avec notre conscience occidentale de l’histoire caractérisée par la notion de progrès, est la cheville ouvrière de tout l’ouvrage : tous les contributeurs travaillent à mettre au jour cette épistémologie autre qui permet de faire justice à la complexité de la pensée et à la modernité indiennes [4]. Dans un chapitre passionnant, Laetitia Zecchini démontre par exemple qu’en réécrivant un épisode du Mahabharata (en marathi, puis en anglais), le poète Arun Kolatkar ouvre une lecture critique du contexte politique hindouiste nationaliste, et prouve la vitalité du récit mythique dans l’imaginaire collectif contemporain.
Littérature et écriture de l’histoire
L’écriture de l’histoire coloniale et postcoloniale constitue un trait majeur de la littérature indienne, et l’ouvrage choisit de s’intéresser à des techniques et méthodes narratives différentes de celles qui sont le plus souvent analysées dans les ouvrages critiques (comme le réalisme magique, le roman documentaire, etc.). Claudine Le Blanc convoque les études subalternistes [5] pour analyser une littérature orale méconnue en kannada, la langue du Karnataka, recueillie au XIXe siècle par un colon britannique, qui, en mêlant forme traditionnelle et thématiques proches du fait divers, inaugure un exemple rare de modernité et de résistance à la politique coloniale. Analysant un corpus plus récent, Anne Castaing explique comment l’écrivain hindiphone Krishna Baldev Vaid, en proposant une vision fragmentaire et polyphonique de l’histoire de la Partition entre l’Inde et le Pakistan, réussit à rendre compte de sa complexité au lieu de céder au pathos ou à une nostalgie pour une communauté fraternelle fantasmée entre hindous et musulmans (comme peut le faire par exemple Kushwant Singh, l’écrivain le plus connu de la Partition). L’historiographie est au cœur de l’entreprise d’écriture indienne moderne, et plusieurs extraits traduits sont proposés au lecteur comme autant de preuves à l’appui : un extrait du roman de Vaid, Temps passé, traduit du hindi [6], un poème de J. Das, « 1946-1947 », traduit du bengali, et la nouvelle de Agyeya, « Musulmans, Tous frères », traduit du hindi.
La question postcoloniale
Le livre se clôt sur la question postcoloniale comme enjeu théorique et politique, avec une relecture de textes de Kipling par Émilienne Baneth-Nouailhetas, qui démontre comment la fiction travaille à révéler les fissures de l’idéologie coloniale, même dans un corpus traditionnellement vu comme colonialiste : les textes analysés mettent en évidence, par exemple, le partage du jeu de rôle colonial (par le colon, par le colonisé) qui signale une résistance au colonialisme, bien que masquée. Dans un excellent essai traduit de l’anglais, l’écrivain Amit Chaudhuri, qui a toujours choisi de se situer à la marge de la littérature indienne anglophone portée par le marché de l’édition mondial, exprime toute l’ambivalence des modalités de diffusion de cette littérature étrangère : « La théorie postcoloniale ne serait-elle pas en train de devenir, paradoxalement, un discours pédagogique et didactique sur la marginalité, visant à offrir une définition figée de cette dernière ? » (p. 197) Il rappelle, notamment, la nécessité de ne pas opposer la modernité occidentale à la tradition indienne. Au contraire, si certains auteurs écrivant en langues vernaculaires ont parfois pu se replier sur des positions nativistes et traditionalistes pour s’opposer à la mondialisation et aux effets pervers de la domination de l’anglais en Inde, ce courant ne doit pas cacher l’élan de réflexivité et de réforme profondément moderne au sein même de la pensée indienne. En témoigne la portée poétique mais aussi politique du travail sur la langue et sur les langues dans le roman indien anglophone, désigné par Lise Guilhamon sous le terme de « Masala English » dans l’un des derniers chapitres de l’ouvrage : cette langue nouvelle, qui comporte des traces des langues indiennes, ouvre l’espace fictionnel sur l’altérité linguistique si spécifique du sous-continent indien.
Ce livre constitue donc une contribution importante, non seulement pour les études littéraires indiennes (en mettant l’accent sur un corpus exigeant, innovant et diversifié), mais aussi pour la compréhension en France d’un champ disciplinaire flexible et ouvert.
Aller plus loin
On trouvera ci-dessous la présentation de quelques-unes des grandes figures de la littérature indienne du XXe siècle.
– Jibanananda Das. Au Bengale indien comme au Bangladesh, la figure de Jibanananda Das (1899-1954) s’impose incontestablement comme celle du poète de la modernité littéraire bengalie. Jibanananda Das publie ses premières œuvres dans les années 1920 : jusqu’à sa mort accidentelle, son œuvre se compose de plus de 260 poèmes qui paraissent dans de nombreuses revues et magazines, réunis en 7 recueils publiés de son vivant. Nombreux sont déroutés par la longueur des phrases, par les entrechocs de mots qui appartiennent à des champs sémantiques incompatibles, par des changements imprévisibles de registre de langue, enfin par le pessimisme et l’hermétisme apparent de son écriture. Mais ici prend sans doute racine la modernité de Jibanananda Das, dont la poésie tente de révéler les liens inextricables grâce auxquels le langage se saisit d’un réel qui ne cesse de se dérober. Son coup de force réside dans la forme : un flux paisible, souvent serein, qui rend l’instabilité évidente, consubstantielle à l’expérience et au savoir des sens.
– Nirmal Verma. Nirmal Verma (1929-2005) est sans nul doute l’écrivain hindi le plus acclamé de l’Inde indépendante. Son œuvre de fiction, composée dans une prose poétique d’une musicalité et d’une symbolique saisissantes, valorise un ressenti du monde par le biais de personnages souvent marginaux. Véritables méditations narratives, ses romans et ses nouvelles se tissent de fait d’une trame métaphysique, dont son dernier roman au titre explicite, « La dernière forêt » (Antim aranya, 2000), en représente l’expression la plus accomplie. De même, ses « travelogues » mêlent récits de voyage et réflexion philosophique dans cette écriture qui s’entête à déchiffrer l’imperceptible. Auteur de plusieurs essais sur l’art et l’histoire, il fut récompensé avec Bharat aur Yurop (« L’Inde et l’Europe », 1991) du Gyanpith Award en 2000. Deux romans (Un bonheur en lambeaux, 2001 ; Le Toit de tôle rouge, 2004) sont traduits en français.
– Agyeya. Sachchidananda Hirananda Vatsyayana « Agyeya » (1911-1987), représente l’une des grandes figures de la littérature hindi du XXe siècle. Poète, nouvelliste, romancier et critique prolifique, il est la figure de proue de la « Nouvelle poésie » (Nayi kavita), qui s’inspire en grande partie des innovations instituées par le poète T.S. Eliot et prône une rupture avec l’unité formelle et thématique de la poésie classique. Fondateur de grands journaux (Nav Bharat Times, Dinman), Agyeya est également le chef de file du mouvement dit « expérimentalisme » (Prayogvad), avec des romans comme Nadi ke dvip (« Les îles du fleuve », 1951), roman d’une jeunesse en pleine reconstruction idéologique et morale, Apne apne ajnabi (« Chacun son étranger », 1951), chroniques existentielles de la catastrophe, et Shekhar, ek jivani (« Shekhar, une autobiographie », 1941-44), pseudo-autobiographie d’un terrorisme.
– Arun Kolatkar . Arun Kolatkar (1932-2004) est considéré comme l’une des voix les plus extraordinaires et les plus abouties de la poésie indienne contemporaine. Ce poète bilingue qui fut aussi graphiste, peintre et musicien, créa une œuvre singulière en anglais comme en marathi. Sa poésie ludique, concrète et irrévérencieuse, qui enchevêtre toutes les traditions et joue perpétuellement du brouillage des frontières, s’écrit dans une langue familière, musclée et ciselée. Elle défamiliarise et célèbre en permanence l’ordinaire. Le recueil Jejuri du nom d’un lieu de pèlerinage au Maharashtra, reçut le Commonwealth Poetry Prize en 1977. Le recueil Kala Ghoda Poems (2004) s’enroule autour d’un carrefour à Bombay (où le poète vécut la plus grande partie de sa vie) et fait apparaître tous les êtres et les objets aux marges de notre perception exclusive : sans-abris, tas d’ordures, vagabonds, chiens errants, etc. The boatride & other poems, publié de manière posthume en 2009, rassemble textes inédits ou dispersés, ainsi que les propres traductions de Kolatkar, et donne un aperçu du talent du poète en marathi mais aussi de l’éclectisme de ses influences (le blues et la culture populaire américaine, la poésie dévotionnelle médiévale bhakti) etc.
– Krishna Baldev Vaid. Krishna Baldev Vaid, romancier, nouvelliste, dramaturge, traducteur (notamment de Beckett, Racine et Lewis Caroll) et essayiste de langue hindi né en 1927, est l’auteur d’une œuvre abondante, variée et complexe. Aux œuvres réalistes, sombres et drolatiques, comme son premier roman, « Son enfance » (Uska bacpan, 1954), son grand roman de la Partition, « Le Temps passé » (Guzra hua zamana, 1981), ou son « Journal d’une servante » (Ek naukrani ki dayari, 2001), se mêlent des récits dépouillés écrits sur le mode de l’absurde (« Il n’y en a pas d’autre » : Dusra na koi, 1978 ; « Douleur sans remède » : Dard la dava, 1975 ; « Collage en noir », Kala kolaj, 1989), aux consonances métaphysiques. Proche du « Nouveau roman » hindi (Nai kahani) qui entend témoigner par un réalisme austère du désenchantement lié aux conditions de l’accession du pays à l’indépendance, l’auteur insiste néanmoins dans son œuvre critique (« Pas de réponse », 2002 ; « La voix de la défaite », 2006) sur l’importance de la facture esthétique. Deux recueils de nouvelles (La Splendeur de Maya, 2002 ; Histoire de renaissances, 2002), un roman (Lila, 2004) et une pièce de théâtre (La faim, c’est le feu, 2007) sont traduits en français.
– U. R. Ananthamurthy. Né en 1932, U. R. Ananthamurthy est l’un des plus grands écrivains indiens contemporains. Il écrit en kannada et a publié une vingtaine d’œuvres. Auteur de romans, de poèmes et de nouvelles, il est aussi traducteur et critique littéraire éminent. Son premier roman Samaskâra, publié en 1966, est reconnu comme l’un des romans les plus aboutis du XXe siècle.
– Amit Chaudhuri. Né à Calcutta en 1962, Amit Chaudhuri grandit à Bombay et fit ses études en Grande-Bretagne. Il est l’auteur de plusieurs romans, dont A Strange and Sublime Address (1991), Afternoon Raag (1993), Freedom Song (1998), A New World (2000), et d’un recueil de nouvelles, Real Time (2002). Il a également édité une anthologie des littératures indiennes, The Picador Book of Modern Indian Literature (2001), qui fait référence en la matière. Il vient de publier un recueil de ses essais, Clearing a Space : Reflections on India, Literature and Culture, dans lesquels il situe fermement sa pensée et son œuvre dans la continuité de la tradition humaniste bengalie qui émergea à la fin du XIXe siècle, un humanisme fondé à la fois sur les principes de l’humanisme hérité des Lumières et sur une critique forte du colonialisme. Chaudhuri est également un musicien reconnu : il a donné plusieurs concerts de chant de la tradition classique de l’Inde du nord, et s’est récemment essayé à des genres plus expérimentaux, avec le CD This is not Fusion. Son site officiel : http://www.amitchaudhuri.com/.