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Recension Politique Société

La longue marche pour l’égalité

À propos de : Caroline Rolland-Diamond, Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle), La Découverte


par Ary Gordien , le 2 mai 2018


Peu d’histoires de la lutte des Africains-Américains pour l’égalité parviennent à se défaire d’un parti pris idéologique. Caroline Rolland-Diamond propose une impressionnante synthèse qui dégage, derrière les oppositions, les lignes structurantes d’un combat de deux siècles, et toujours en cours.

Cet ouvrage retrace l’histoire des mobilisations sociales des Africains-Américains de l’abolition de l’esclavage à nos jours. L’auteure propose une synthèse minutieuse et dense qui déconstruit l’idéalisation du mouvement pour les droits civiques de 1954 à 1965, notamment à travers les figures de Martin Luther King Jr. et Rosa Parks. Ce livre complexifie ainsi les oppositions binaires (action non violente et auto-défense armée) tout en dépassant les simples références aux leaders et personnalités les plus connus.

Histoire africaine-américaine et histoire nationale

En exposant les complexités de l’histoire fédérale des États-Unis, C. Rolland-Diamond met en lumière la nature des relations raciales et les mobilisations sociales noires. Près d’un siècle après la guerre d’indépendance qui a donné naissance aux États-Unis, la guerre de Sécession oppose les États du Nord, industrialisés, aux États ruraux du Sud, sur la question de l’esclavage. L’économie du sud des États-Unis dépend alors directement de la main-d’œuvre servile que sont les descendants des captifs africains, transbordés et réduits en esclavage. L’institution raciste de l’esclavage a donc pétri, d’un point de vue politique et culturel, cette partie du pays, qui se voit imposer l’abolition après la victoire du Nord. C. Rolland-Diamond montre que toutes les violences et tous les conflits raciaux qui suivirent et qui, dans une certaine mesure, se poursuivent aujourd’hui, trouvent leur origine dans ce refus des contrées du Sud d’accepter l’égalité entre Noirs et Blancs.

C’est la lutte acharnée des mouvements africains-américains pour l’égalité civique qui poussa les administrations successives à prendre des dispositions légales pour lutter contre la ségrégation institutionnelle et la discrimination, et à les imposer avec plus ou moins d’efficacité et de force au Sud. S’ensuivirent des oppositions et résistances très violentes de cette partie du pays et notamment des mouvements prônant la suprématie raciale des Blancs. Cet ouvrage documente abondamment ces violences en retraçant chaque incident de lynchage et attentat meurtrier infligé à des Noirs par des groupes armés racistes, le plus souvent en toute impunité (p. 28-31).

Les débats qui ont resurgi ces dernières années aux États-Unis concernant la célébration d’une identité sudiste dans l’espace public, et notamment la présence du drapeau des États confédérés, montrent à quel point les tensions liées à l’histoire du Sud demeurent d’actualité. Après l’élection de Barack Obama, perçue par certains comme le symbole d’un passage à une ère post-raciale, le retour de bâton qu’a représenté l’accès de Donald Trump à la fonction suprême peut en partie s’analyser à travers ce prisme. Le milliardaire a été soutenu par des groupes suprématistes blancs dont il n’a jamais cherché à se désolidariser, tandis que, à la suite des affrontements survenus entre militants d’extrême gauche antiracistes et suprématistes blancs fin 2017 à Charlottesville en Virginie, le président n’a pas clairement condamné les mouvements racistes.

Comme l’ont tristement rappelé les violences policières et le mouvement Black Lives Matter avant même l’élection de Trump, de nos jours tout comme aux XIXe et XXe siècles, le racisme, les tensions interraciales et la lutte des Noirs ne se limitent pas au sud des États-Unis. L’ouvrage de C. Rolland-Diamond rappelle le caractère massif de la migration des Africains-Américains vers le Nord puis vers l’Ouest, entre le début et la première moitié du XXe siècle. Cette migration, sans précédent à l’échelle du pays, constitua l’un des principaux moyens pour les Africains-Américains de fuir la pauvreté et le racisme meurtrier qui sévissait dans le Sud. Les conditions économiques que les Noirs trouvèrent dans le Nord ainsi que le racisme dont ils firent l’expérience ne leur permirent pas d’y améliorer durablement leur sort. Des lois restrictives venaient limiter, voire interdire l’implantation de Noirs, quelle que soit leur classe sociale, dans les quartiers blancs. Cette ségrégation raciale déboucha sur la création des premiers ghettos où régnaient le chômage, la pauvreté et la criminalité. Les nombreuses bavures policières et l’impunité dont bénéficient les policiers blancs ont été à l’origine, dès les années 1940, de bien des émeutes et manifestations de protestation.

C. Rolland-Diamond révèle le jeu électoral des deux principaux partis politiques du pays, qui ont généralement préféré s’assurer le vote des Blancs, peu enclins à accepter l’égalité raciale, plutôt que de garantir le respect de droits civiques des Noirs. Entre 1865 et 1876, l’État fédéral dominé par les républicains nordistes favorables à l’abolition avait cherché à garantir militairement l’application de l’égalité civique entre Noirs et Blancs prévue par la loi dans le sud, malgré les actions violentes des groupes paramilitaires suprématistes blancs tels que le Ku Klux Klan. À la suite de la contestation du résultat de l’élection présidentielle de 1876, les deux principaux partis trouvent un accord : les États du Sud sont autorisés à ne pas appliquer la loi en échange du départ des troupes fédérales. L’inégalité raciale et les violences racistes sont ainsi tacitement cautionnées.

Les administrations successives cherchèrent jusque dans les années 1960 à conserver le vote des Blancs favorables à la ségrégation légale dans le Sud. Les problèmes chroniques de violence et de pauvreté dans les ghettos du Nord et de l’Ouest du pays suscitent des réactions politiques en partie analogues. Aussi cette analyse de l’auteure permet-elle de relativiser les prises de position et actions des présidents démocrates F. Roosevelt (p. 136-139), J. Kennedy (p. 263) voire B. Clinton (p. 468-474), souvent présentés comme particulièrement favorables à la cause africaine-américaine. B. Clinton a notamment capitalisé sur une présumée proximité, culturelle et sociale, avec les Noirs.

Histoire globale et connectée

C. Rolland-Diamond prend soin de préciser comment l’histoire internationale, des deux guerres mondiales au mouvement de décolonisation en Afrique en passant par la guerre froide, n’a eu de cesse d’influencer les actions des mouvements noirs et les politiques raciales étatsuniennes.

L’acceptation de soldats noirs dans l’armée étatsunienne a été par exemple l’objet de maintes réticences au sein de l’état-major. Enrôlés dès la guerre de Sécession, ces soldats ont été systématiquement relégués à des tâches subalternes et ont subi des humiliations racistes. Dans le même temps, l’ouvrage fait ressortir le sentiment de liberté qui s’empara de certains des soldats africains-américains installés temporairement en Europe après la Première Guerre mondiale, notamment en France, pays qui, bien que disposant d’un immense empire colonial, ne connaissait pas la ségrégation et la violence des relations raciales en vigueur aux États-Unis. Le retour, après la Grande Guerre, d’hommes africains-américains plus conscients de la dureté du régime de leur pays explique aussi bien le regain de fierté et de combativité dans les mouvements de mobilisation pour l’égalité raciale (voir l’émergence du mouvement culturel de la renaissance de Harlem) que l’inquiétude et la radicalisation des suprématistes blancs, bien décidés à « remettre les Noirs à leur place ».

Dans une logique en partie analogue, la condamnation de l’idéologie et de la politique racistes du régime nazi durant la Deuxième Guerre mondiale servit opportunément à dénoncer le traitement réservé aux Africains-Américains. A contrario, durant la guerre froide, le fait que l’Union soviétique et plus généralement le mouvement communiste international condamnent explicitement la ségrégation et le traitement des Noirs desservit l’activisme noir.

Les mouvements de décolonisation, notamment en Afrique, donnèrent toutefois un nouveau souffle au mouvement. L’idée d’une lutte internationale contre la domination blanche et le « nationalisme noir » gagnèrent en influence dans les années 1960 et 1970. Ce nationalisme amalgame, d’une part, une conscience raciale issue de l’expérience d’un racisme extrêmement violent et, d’autre part, la tentative d’élaborer un récit sur l’identité d’un groupe et sur sa culture. Le groupe est ainsi défini comme détenteur de cette culture ou de ces traditions nécessairement redéfinies, revitalisées, voire inventées. C. Rolland-Diamond montre bien que, pour certains mouvements (Garveyisme, Nation of Islam), ce nationalisme visait à élaborer une politique séparatiste tandis que, pour d’autres (Black Panther Party), il s’agissait de faire reconnaître une spécificité culturelle au sein de l’État fédéral étatsunien afin de réhabiliter, en les réinterprétant comme « africaines », certaines pratiques corporelles, vestimentaires et culturelles. Ces différentes orientations nationalistes offrent un aperçu des lignes de fracture au sein des mouvements noirs.

Idéologie, classe et genre

C. Rolland-Diamond insiste sur la grande hétérogénéité de la population africaine-américaine pour mieux expliquer l’absence d’une communauté exacte d’intérêts et l’existence de désaccords sur les positions à défendre et les actions à mener. L’auteure expose notamment au début de l’ouvrage les deux stratégies adoptées par les militants noirs à la fin du XIXe siècle. Dans le Nord, une élite éduquée prônait l’obtention de la reconnaissance immédiate de l’égalité raciale. Dans le Sud, face à l’acharnement des institutions locales à maintenir la séparation des races et surtout face aux violences meurtrières racistes, certaines figures politiques noires adoptèrent des positions gradualistes. San remettre en cause la ségrégation, elles appelaient les Noirs à faire preuve de patience en s’organisant d’abord au sein de leur propre communauté de manière autonome afin d’améliorer leur sort. C. Rolland-Diamond montre comment, loin de s’opposer, ces deux stratégies ont le plus souvent été combinées, l’accent ayant été mis tantôt sur l’une ou sur l’autre (p. 13).

L’auteure entend clairement dépasser une opposition binaire et normative, communément admise. On a tendance à idéaliser le mouvement des droits civiques des années 1954-1965, prônant la non-violence, tandis que les organisations qui défendaient au même moment, et davantage encore au long de la décennie suivante, l’action directe, voire l’autodéfense armée, sont présentées comme un dévoiement illégitime de la première mouvance. Or, l’auteure montre que cette opposition est schématique et trompeuse à plus d’un titre. Au-delà du positionnement des leaders, l’action directe et la violence se sont parfois imposées comme des nécessités, y compris vitales, pour bien des Africains-Américains, militants ou pas. Même Martin Luther King, conscient du danger que son activisme faisait encourir à lui-même comme à sa famille, possédait une arme à feu chargée à son domicile (p. 313-314).

L’auteure montre que d’autres lignes de fracture tiennent davantage à la classe sociale et au genre, ainsi qu’au croisement entre ces variables. Sans s’inscrire dans le champ des women’s studies ni reprendre la notion d’intersectionalité, cet ouvrage se fixe pour objectif de rendre audibles les voix des femmes noires, notamment des mères célibataires issues des classes laborieuses. L’auteure analyse leur situation socio-économique tout au long de l’ouvrage et révèle ainsi les écarts marquants avec celle des hommes noirs et des femmes blanches. Souvent très pragmatiques, les formes de mobilisation sociale des femmes noires défavorisées ont souvent été ignorées, en dépit de l’importance majeure de leurs actions pour des générations d’Africains-Américains (p. 401-408).

Questions contemporaines, comparaisons et circulations

De la naissance du hip-hop à l’élection de Barack Obama en passant par les attentats du 11-Septembre et l’ouragan Katrina, l’auteure pose avec acuité dans le dernier chapitre les problèmes contemporains que rencontrent les Africains-Américains et finit par aborder, dans l’épilogue, le mouvement Black Lives Matter. Une présentation de la situation actuelle des organisations historiques ainsi qu’un aperçu des mouvances et organisations qui sont apparues plus récemment (le renouveau afrocentriste des années 1980 à 2000, ou encore la mouvance afro-pessimiste) auraient peut-être permis de compléter ce tableau.

Du fait de la puissance économique et de l’hégémonie culturelle étatsunienne, le sort des Africains-Américains suscite l’intérêt à l’échelle mondiale. Cette population et les différents mouvements de lutte qu’elle porta sont encore souvent érigés en modèles. En dépit des spécificités historiques des États-Unis, en Afrique, aux Amériques et au sein des populations noires d’Europe, c’est l’expérience partagée du racisme et de la dévalorisation raciale qui est souvent retenue comme dénominateur commun. Elle entraîne des formes d’identification en miroir et peut constituer le ciment d’un sentiment de solidarité raciale transnationale, comme le garveyisme et d’autres panafricanismes en témoignent. Des circulations, influences réciproques et phénomènes de traduction d’idées et de mouvements politiques d’un espace à l’autre se sont ainsi produits et se poursuivent encore aujourd’hui. En France, au cours des 15 dernières années, le racisme, la discrimination raciale et le sort spécifique de populations minorisées sur la base de caractéristiques ethnico-raciales réelles, assignées ou revendiquées, sont mis de plus en plus explicitement à l’agenda politique. Tandis que les États-Unis sont souvent saisis comme modèle ou contre-modèle, cette mise en contexte minutieuse de C. Rolland-Diamond favorise de futures comparaisons, aussi bien sur les relations raciales que sur les formes de mobilisation sociale contre le racisme qui existent des deux côtés de l’Atlantique.

Recensé : Caroline Rolland-Diamond, Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016, 500 p., 24,50 €.

par Ary Gordien, le 2 mai 2018

Pour citer cet article :

Ary Gordien, « La longue marche pour l’égalité », La Vie des idées , 2 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-longue-marche-pour-l-egalite

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