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Recension Philosophie

La majorité a-t-elle toujours raison ?

À propos de : Didier Mineur, Le Pouvoir de la majorité. Fondements et limites, Classiques Garnier


par Pierre-Étienne Vandamme , le 16 juillet 2018


Qu’est-ce qui justifie qu’on décide à la majorité en démocratie ? Peut-on considérer qu’elle a raison et que la minorité a tort ? D. Mineur réfléchit aux fondements philosophiques d’une règle devenue, dans nos sociétés, si évidente.

« La démocratie, c’est deux loups et un agneau votant ce qu’il y aura au dîner. » Cette formule à l’origine incertaine (elle est souvent attribuée à Benjamin Franklin, mais semble beaucoup plus récente) a le mérite d’illustrer très nettement les limites de la règle de majorité — et d’une compréhension de la démocratie qui se réduirait au pouvoir du nombre. Elle exprime également de manière imagée la préoccupation fondamentale des pères fondateurs des démocraties modernes, à savoir le risque qu’un groupe d’intérêt suffisamment large puisse former une majorité et dominer la minorité, la privant de ses droits, de sa liberté, ou — crainte peu dissimulée par les élites de l’époque — de la jouissance de la propriété privée. Dans un tel scénario, un régime démocratique ne serait pas moins tyrannique qu’un régime autoritaire ; la dictature du plus grand nombre se substituerait simplement à celle d’un seul ou d’un petit nombre. En l’absence de limites au pouvoir des masses, ou d’une éthique du vote appropriée, selon les termes de Benjamin Constant cette fois, le « droit de la majorité est le droit du plus fort, il est injuste » [1].

Qu’est-ce qui explique dans ce cas le succès international et intergénérationnel de la règle de majorité ? C’est la question qui constitue l’arrière-plan du livre Le Pouvoir de la majorité, de Didier Mineur, qui offre un panorama historique impressionnant des débats philosophiques ayant entouré cette question de Platon et Aristote à nos jours. Le grand mérite de cet ouvrage est la combinaison de l’érudition historique avec une connaissance approfondie des débats contemporains. C’est assurément une qualité rare, et si elle peut rendre quelque peu impatient le lecteur curieux de découvrir la contribution de l’auteur aux débats normatifs actuels, elle éclaire ceux-ci d’un jour nouveau. On mesure la complexité de la question au nombre de philosophes de renom s’étant essayés à y répondre sans pourtant parvenir à le faire de façon pleinement convaincante. On perçoit également à quel point les deux camps qui s’affrontent aujourd’hui (les deux principales justifications normatives de la règle de majorité) étaient déjà bien définis au moment de la Révolution française.

Un principe intrinsèquement juste ?

D’un côté, on trouve la justification procédurale de la règle de majorité. Elle s’affirme dans le jusnaturalisme moderne autour de figures telles que Grotius, Hobbes, Locke et Pufendorf, donnant à la notion de consentement du peuple un rôle nouveau et absolument central dans la justification de la démocratie. La question qui se pose à eux est celle du contrat social, à savoir le passage de l’indépendance naturelle à l’ordre social et une certaine soumission de la volonté individuelle au collectif que ce contrat requiert. Or, pourquoi un individu accepterait-il volontairement de se soumettre au pouvoir de la majorité ?

Les réponses apportées par ces différents auteurs varient bien entendu, mais toutes partagent une même logique : la légitimité du pouvoir repose sur le consentement des sujets. Dans l’idéal, c’est donc la règle d’unanimité qui devrait s’imposer. L’unanimité étant cependant trop rare, il faut lui trouver un substitut plus commode. Or, souligne Locke, la majorité exprime le plus grand nombre de consentements, et c’est ce qui lui confère sa force morale. Elle constitue en d’autres termes la meilleure approximation de l’unanimité, cette dernière n’étant susceptible de s’imposer que si les hommes ne se laissaient guider que par une rationalité désintéressée et ne se souciaient que du droit naturel. Dans les termes de Pufendorf, la règle de majorité est donc un « expédient », dont la valeur vient à la fois de sa commodité et du fait qu’il respecte l’égalité fondamentale des contractants.

Aujourd’hui encore, les principales justifications procédurales de la démocratie reposent sur l’idée d’égalité [2], affinant le raisonnement. Non seulement chacun dispose d’une voix égale aux autres, ce que permettrait également un tirage au sort du bulletin de vote vainqueur, mais surtout, en régime majoritaire, chacun possède une part égale dans la constitution de la décision collective. C’est ce qui fonde, selon D. Mineur, l’équité de la règle de majorité.

De l’autre côté, il y a la justification instrumentale de la règle de majorité, qui se base sur la qualité des décisions plutôt que l’équité intrinsèque de la procédure. Disparue de l’univers conceptuel des jusnaturalistes modernes, elle avait pourtant déjà été développée par Aristote. Bien qu’il jugeât, selon une perspective plutôt aristocratique, que le pouvoir politique devait revenir aux meilleurs, aux plus vertueux, il suggérait néanmoins que le plus grand nombre pouvait parfois s’avérer meilleur que le petit nombre, chacun ayant sa part de vertu et de sagesse pratique, dont le rassemblement pourrait accroître la vertu collective — une intuition à laquelle Condorcet allait donner une formulation mathématique qui connut une postérité étonnante dans les théories du choix social.

Mais c’est sur la révolution conceptuelle introduite par Rousseau que se concentre D. Mineur. Il ne s’agit plus pour Rousseau de justifier la règle de majorité par son caractère formellement égalitaire. Il s’agit de penser l’union de toutes les volontés dans une volonté générale, qui serait celle qui émergerait à l’unanimité si chacun votait en ne tenant compte que de l’intérêt général. Comme l’explique D. Mineur, c’est donc « à chacun qu’il revient, dans la détermination de son vouloir, d’aller à la rencontre de l’intérêt commun » (p. 114). Et si cette éthique du vote n’est pas respectée par les citoyens, c’est que le corps social est corrompu, et la règle de majorité perd sa force morale.

On fait donc face, avec Rousseau, à une conception extrêmement exigeante de la légitimité démocratique, que lui-même, cynique, jugeait plus appropriée aux dieux qu’aux humains. Ne faisant pas grand cas de cet avertissement, plusieurs successeurs de Rousseau (Kant, Sieyès, ou encore, dans une moindre mesure, Madison) s’empareront de son raisonnement pour limiter le pouvoir du plus grand nombre et faire passer la volonté populaire à travers le filtre de représentants, voire de juges, plus à même que les masses d’identifier la volonté générale. Dans la réalité, en effet, la volonté de la majorité est rarement autre chose qu’une volonté particulière dominante.

La plupart des justifications instrumentales contemporaines de la règle de majorité ont laissé de côté ce caractère élitiste [3]. Elles ont également renoncé à la fiction d’une volonté générale aisément identifiable, mais proposent généralement de limiter le pouvoir de la majorité par la reconnaissance de droits fondamentaux ou de principes de justice ayant priorité sur la volonté de la majorité temporaire. Aux yeux de D. Mineur, cependant, ces approches butent sur le même obstacle que Rousseau : pas plus qu’il n’existe une volonté générale aisément identifiable qui permettrait de vérifier la légitimité substantielle d’une décision prise par la majorité, il n’existe un ensemble de droits ou des principes de justice faisant l’unanimité. Nous avons besoin d’une procédure de décision acceptable par tous précisément parce que nous ne sommes pas d’accord sur ce qui est juste ou injuste. C’est pourquoi, rejoignant les analyses de Jeremy Waldron, D. Mineur juge impossible une justification instrumentale de la règle de majorité.

Entre procédure et substance

L’auteur cherche cependant dans une dernière partie de l’ouvrage à distinguer sa position des justifications purement procédurales de la règle de majorité, en articulant procédure et substance, à l’instar d’auteurs comme Charles Beitz, Thomas Christiano ou Corey Brettschneider [4]. Si l’on ne peut pas dire que « le gouvernement de la majorité aurait une propension naturelle à la justice » (p. 257), puisque la justice est un « concept essentiellement contesté » (William Gallie), il reste néanmoins vrai que le choix de la règle de majorité exprime une exigence de justice en affirmant l’égale valeur de chaque personne. Or, ce choix contraint moralement la majorité. Elle est tenue de prendre des décisions qui respectent cette égalité fondamentale entre les personnes. Bien entendu, cette appréciation fera l’objet de désaccords. Néanmoins, certaines décisions majoritaires sont d’emblée exclues en ce qu’elles entrent en contradiction manifeste avec le fondement éthique de la démocratie — l’égalité. C’est le cas, précise D. Mineur, de décisions qui priveraient certaines catégories de la population de droits civils ou politiques accordés à d’autres, qui renonceraient au principe majoritaire, ou qui (condition plus exigeante) auraient utilisé la règle de majorité pour arbitrer un conflit entre intérêts figés (une ethnie majoritaire contre une ethnie minoritaire, par exemple). Dans de telles situations, la règle de majorité perd son autorité morale et les citoyens ne sont plus moralement tenus d’obéir.

Justice et démocratie

Assurément, cet ouvrage constitue une excellente contribution à la littérature francophone sur les fondements moraux de la démocratie et de la règle de majorité, non seulement grâce au panorama philosophique qu’il offre et à la clarté analytique qu’il déploie, mais aussi par la contribution normative qu’il apporte à ces débats. Cela n’empêche évidemment pas qu’on puisse être en désaccord avec certains points.

D’abord, on peut se demander pour quelle raison il serait si important de proposer un « concept unifié de la démocratie » (p. 14), qui inclurait une exigence de justice, plutôt que de reconnaître une tension entre deux valeurs distinctes que seraient la démocratie et la justice sociale. N’en déplaise à l’élégance intellectuelle, toutes les bonnes choses ne sont pas toujours en harmonie. Or, l’enjeu est intéressant. En arrière-plan, se joue la question suivante : pourrait-il être parfois moralement souhaitable de limiter ou réduire le pouvoir du peuple pour des raisons de justice ? La position défendue par D. Mineur laisse entendre que ce n’est ni souhaitable ni nécessaire. Ce n’est pas souhaitable parce que nous sommes en désaccord profond sur le juste et l’injuste. Et ce n’est pas nécessaire, car le choix de la démocratie et de la règle de majorité (qui lui est consubstantielle) contient en lui-même une exigence de justice reconnue par tous. Dès lors, si une décision collective est en opposition manifeste avec le principe d’égale valeur des citoyens, elle ne peut être considérée comme démocratique. En effet, elle brise le contrat social démocratique consistant à se reconnaître les uns les autres comme égaux en valeur. Mais que devons-nous penser quand une majorité nationale bafoue ostensiblement les droits fondamentaux d’étrangers non présents sur le territoire national, que ce soit par ses politiques migratoires ou sa contribution au désordre environnemental mondial ? On ne peut pas, pour dénoncer cette injustice ou justifier l’intervention d’une cour de justice, invoquer le contrat moral qui lie les membres d’une même communauté politique. On est forcé de reconnaître l’existence d’un critère de justice ou d’un ensemble de droits fondamentaux indépendants de la procédure démocratique et du principe d’égalité démocratique. Une approche de la démocratie centrée sur ses résultats a le mérite, plutôt que de mettre l’accent sur l’équité intrinsèque de la règle de majorité, de mieux faire apparaître le risque de décisions démocratiques biaisées, et de ce fait injustes, à l’encontre des étrangers et des générations futures, notamment.

Par ailleurs, on peut se demander si l’auteur donne suffisamment leur chance aux justifications épistémiques de la démocratie, variante des justifications instrumentales consistant à évaluer la capacité d’une procédure à engendrer des décisions correctes. L’argument principal qu’il leur oppose est l’absence de vérité objective en politique. On ne peut lui donner tort sur ce constat. Cela ne signifie cependant pas que la notion de vérité perde tout son sens dans ce domaine. Pour la plupart des gens qui possèdent des convictions politiques, il est clair que certains opposants ont tort, sont dans l’erreur, n’ont pas raison de penser comme ils pensent. Est-ce une pure illusion idéologique ? Pas nécessairement. Il est en effet tout à fait imaginable (même si c’est peu plausible) que nous parvenions un jour à convaincre nos adversaires qu’ils ont tort et que nous avons raison, qu’une option A est plus juste qu’une option B, par exemple. Le fait qu’il existe dans toutes les sociétés des désaccords profonds sur les questions de justice ne peut être tenu pour une preuve de la « plurivocité de la rationalité pratique » (p. 315), ou du caractère raisonnable des désaccords [5]. Il se peut simplement que certains soient biaisés par leurs intérêts et que d’autres se trompent dans l’appréciation de certains faits sociaux, comme l’impact de la responsabilité personnelle sur les revenus ou de l’immigration sur l’économie et le lien social.

La possibilité ou l’impossibilité de s’entendre sur les questions de justice sont deux postulats de la raison pratique posés dans l’incertitude. Nous ne savons pas si nous y parviendrons un jour. À nous de décider si nous essayons ou pas. L’option d’inspiration kantienne-habermassienne consiste alors simplement à essayer sans relâche de nous entendre, en conformité avec nos pratiques communicationnelles habituelles, quitte à être frustrés. L’option inverse, qui semble séduire D. Mineur comme J. Waldron, est plus défaitiste. En soi, ce n’est pas un problème. Mais cela fait perdre beaucoup de son sens à l’argumentation en politique. Pourquoi s’efforcer de convaincre les autres si la raison pratique est plurivoque, si le désaccord est, « par définition » (p. 258), irréductible ? Je ne vois pas bien ce qu’on gagne moralement à faire un tel postulat.

Même s’il existait une forme de vérité en politique, cependant, distincte de la vérité objective des sciences naturelles [6], D. Mineur objecterait aux approches épistémiques la difficulté de s’entendre sur un critère de justice indépendant de la procédure de décision et qui permettrait d’en évaluer les résultats. Il n’est toutefois pas nécessaire à cet effet de s’entendre sur une conception complète de la justice, comme celle proposée par J. Rawls par exemple. Il suffit de se mettre d’accord sur les propriétés d’une procédure de décision qui la rendent plus ou moins susceptible de décisions de qualité. On trouvera ainsi aisément un consensus sur le fait que des décisions politiques de qualité doivent être rationnelles, dans le sens où elles sélectionnent les moyens appropriés aux objectifs collectivement poursuivis ; et autant que possible impartiales, dans le sens où elles ne privilégient pas certaines catégories de la population au détriment d’autres. Ensuite, il s’agit d’évaluer si tel ou tel mode de gouvernement est susceptible de produire de la rationalité et de l’impartialité, ce qui est beaucoup plus aisé que d’identifier le mode de gouvernement le plus susceptible de mener vers un idéal complètement défini de société juste. Par exemple, dans un système où un seul parti est toléré, où il n’y a pas de liberté d’expression ni d’exigence de reddition de comptes de la part des représentants, on devine aisément le risque de partialité. De la même manière, un système où l’on tirerait au sort la décision collective serait peu susceptible de produire de la rationalité. C’est ainsi qu’avec des critères épistémiques modestes, mais largement partagés et opératoires, on peut évaluer différents projets de réforme de nos institutions politiques et débattre de ceux qui sont les plus susceptibles d’engendrer des décisions de qualité [7], ce que ne permet pas, à mon sens, l’approche défendue par D. Mineur.

Recensé : Didier Mineur, Le Pouvoir de la majorité. Fondements et limites, Paris, Classiques Garnier, 2017, 404 p., 32 €.

par Pierre-Étienne Vandamme, le 16 juillet 2018

Pour citer cet article :

Pierre-Étienne Vandamme, « La majorité a-t-elle toujours raison ? », La Vie des idées , 16 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-majorite-a-t-elle-toujours-raison

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Notes

[1Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, Genève, Droz, 1980 [1806], p. 51.

[2L’argumentation d’Hans Kelsen se distingue des autres par son insistance sur la liberté politique plutôt que sur l’égalité, mais Didier Mineur juge, en prenant appui sur les travaux de Douglas Rae, qu’elle repose elle aussi en définitive sur le principe d’égalité d’impact, celui-ci étant la condition permettant à la règle de majorité de minimiser l’hétéronomie politique ou le nombre de personnes devant se soumettre à une volonté autre que la leur (p. 327-336).

[3Ronald Dworkin constitue peut-être une exception du fait de la confiance qu’il place dans les juges constitutionnels.

[4Charles Beitz, Political Equality : An Essay in Democratic Theory, Princeton, Princeton University Press, 1989  ; Thomas Christiano, The Constitution of Equality : Democratic Authority and Its Limits, Oxford, Oxford University Press, 2008  ; Corey Brettschneider, Les droits du people : valeurs de la démocratie, Paris, Hermann, 2009. Malgré une bibliographie assez abondante, on peut s’étonner de l’absence de Thomas Christiano, auteur beaucoup discuté dans la littérature anglophone, qui défend une position très proche de celle de l’auteur.

[5Voir Hélène Landemore, «  Beyond the Fact of Disagreement  ? The Epistemic Turn in Deliberative Democracy  », Social Epistemology, 2017, 31 (3), p. 277-295 sur le glissement, opéré par certains auteurs, du «  fait du désaccord  » au «  fait du désaccord raisonnable  ». Le caractère raisonnable des désaccords existants n’est pas un fait  ; c’est une hypothèse.

[6Ce qui n’implique pas qu’on réduise la vérité à l’accord unanime, comme le fait D. Mineur en référence à Habermas (p. 365-366). On peut en effet considérer que l’accord unanime ne serait encore qu’un indice de vérité ou de justice, jusqu’à preuve du contraire.

[7Cet argument est développé dans «  La valeur épistémique de la démocratie, entre faits et normes  », Revue philosophique de Louvain, 2016, 114 (1), p. 95-126. Il s’inspire en partie de Securities against Misrule : Juries, Assemblies, Elections, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, de Jon Elster, qui propose plus modestement encore de s’efforcer de minimiser les biais, préjugés, intérêts et passions par le design institutionnel afin de réduire les risques de mauvais gouvernement.

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