« Là où ça sent la merde, ça sent l’être ». Cette maxime d’Antonin Artaud annonce à merveille le propos de l’anthropologue mexicain Alfredo López Austin dont les essais de scatologie constituent une véritable histoire de l’humanité. Qu’il s’agisse de médecine, d’économie, voire de gastronomie, les domaines de l’homme n’échappent pas à la merde.
Recensé : Une vieille histoire de la merde par Alfredo Lopez Austin et Francisco Toledo. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Perig Pitrou et José M. Ruiz-Funes. — Pantin-Mexico, Le Castor Astral-CEMCA, 128 pages.
Dans une de ses habituelles fulgurances, l’ethnologue et linguiste A. G. Haudricourt (1911-1996) avait remarqué que si l’anthropologie occidentale avait depuis longtemps signalé le rôle des interdits sexuels dans l’évolution humaine, celle-ci avait sciemment laissé de côté les interdits liés à la question des excréments. D’où vient, par exemple, l’interdit qui empêche les enfants de jouer avec leurs crottes ou celui d’utiliser la scatologie pour plaisanter ? Pourquoi, autre exemple savoureux, consomme-t-on dans certaines populations des animaux scatophiles comme le chien ? Consommation attestée très tôt en Amérique précolombienne, par exemple. L’ouvrage de l’anthropologue mexicain Alfredo López Austin, richement illustré par l’artiste peintre Francisco Toledo, porte ce questionnement dans l’univers culturel des indiens de Méso-Amérique – région à cheval sur le nord et le centre du continent. Vingt ans après l’unique édition de l’ouvrage au Mexique, cette traduction française donne à lire un ouvrage hétéroclite, sorte d’histoire obscure du Mexique où les cheveux, les ongles, la salive, la sueur, le lait, l’urine et le sperme, les excréments et en particulier « la mierda » se retrouvent au cœur des cosmogonies, des croyances, des traditions populaires et du folklore de ces populations.
Spécialiste des sociétés Nahuas, Lopez Austin met en scène un mélange d’histoires recueillies depuis la période préhispanique jusqu’à nos jours, issues de sources documentaires éparses et souvent inattendues (chroniques espagnoles du XVIe siècle, données ethnographiques et folkloriques, littérature préhispanique...), qui lui permet de quitter le discours anthropologique convenu et d’observer, à partir de la question de la merde, des pans entiers de l’extrême diversité et complexité de la culture mésoaméricaine. Il ne se contente pas, par exemple, de repérer le poids parfois écrasant de l’histoire coloniale dans le modelage des mentalités indiennes passées et actuelles et préfère faire grand cas des aspects inconscients et collectifs des représentations indigènes qui, pour ce qui concerne la merde, passent d’un peuple à l’autre, d’une langue à l’autre se répétant à l’envi et, précise-t-il, de mille manières différentes. Les variantes d’un même thème, d’une même histoire, sont multiples et offrent au lecteur un véritable kaléidoscope qui, déjà, a le mérite de montrer à quel point tous les domaines de l’activité humaine sont, d’une manière ou d’une autre, touchés par cette substance malodorante. Ce n’est pas un hasard, non plus, si une forte intrication existe dans ces sociétés entre les représentations corporelles et la conception d’un cosmos partagé entre la terre, les cieux et un inframonde nauséabond où l’on peut, à l’occasion et selon son envie, se repaître de tamales farcis aux pets…
Drôle, certainement, inquiétant surtout, puisqu’au delà des anecdotes relevées par l’anthropologue, la merde tient une position centrale dans le domaine scientifique et médical : crotte de mouton séchée contre la chaude pisse, merde fraîche contre les morsures de vipère, caca de dindon mélangé à de l’alcool pour stopper les addictions… Dans cette médecine, comme dans toutes les autres médecines traditionnelles, y compris occidentale, règne le principe du Similis Similibus dans lequel on cherche à remédier à l’homme par l’homme. Un système purement symbolique dans lequel se transmet des recettes, des techniques, mais surtout des images lourdes de symboles.
En cherchant à faire une place aux mythes actuels comme source complémentaire pour comprendre le passé mésoaméricain, cette lente « exploration » de López Austin peut parfois manquer de clarté. L’on aurait voulu en savoir plus sur la spécificité de ces religions : quel type d’extase, quel usage des plantes hallucinogènes, de la magie, du sacrifice… Les choix de l’anthropologue expriment surtout sa crainte d’entacher son propos d’un ethnocentrisme ravageur qui, rappelle-t-il, caractérise la plupart des tentatives d’analyses anthropologiques des sociétés mésoaméricaines. La question est simple : comment envisager la « pensée » indienne dans sa dynamique, ses choix et ses inventions, y compris lorsque celles-ci sont difficilement acceptables pour notre vieux monde qui arrêta depuis longtemps de jouer avec ses excréments pour préférer se regarder, parfois de près, d’autres parties du corps ?
Jean-François Bert, « La merde, dans tous ses états »,
La Vie des idées
, 8 octobre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-merde-dans-tous-ses-etats
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