Recensé : Gabriel Abend, The moral background : an inquiry into the history of business ethics, Princeton, Princeton University Press, « Princeton studies in cultural sociology », 2014, 399 p.
Quel sociologue se souvient aujourd’hui que Lucien Lévy-Bruhl comme Émile Durkheim avaient le projet de fonder ce que le premier appelait une « science des mœurs » et le second une « science de la morale » [1] ? Qu’après la « Sociologie générale » et « religieuse », la troisième section des comptes rendus de L’Année sociologique était consacrée à la « Sociologie morale et juridique » ? Qu’en 1960 encore, Georges Gurvitch signait un chapitre sur la « Sociologie de la vie morale » dans son Traité de sociologie ? Après une longue éclipse, la morale n’est plus aujourd’hui ce « grand vide de la science sociale contemporaine » que déplorait Steven Lukes : si aucun des 40 réseaux thématiques de l’Association Française de Sociologie ne prend celle-ci pour objet — malgré les perspectives ouvertes par Luc Boltanski et Laurent Thévenot au sein du Groupe de sociologie politique et morale [2] —, l’American Sociological Association dispose depuis 2011 d’une section « Altruism, Morality and Social Solidarity », forte de 255 membres deux ans après sa constitution.
Professeur de sociologie à l’Université de New York (NYU) et récemment invité à l’Institut d’études avancées de Paris, Gabriel Abend a le mérite de prendre au sérieux ces questions et leurs enjeux de connaissance, au moment où se met en place une nouvelle « sociologie de la moralité », portée par les derniers développements des neurosciences. Foisonnant, l’ouvrage d’Abend peut se comprendre à deux niveaux de lecture, et ravira les amateurs de livres de science comme les amateurs de livres d’histoire. Sur un plan théorique, c’est une contribution forte à ce nouveau champ de recherches, qui ne propose rien de moins que de mettre au jour la « structure normative » de la société, contre les approches centrées sur le jugement individuel de la psychologie morale et des neurosciences. Mais Abend n’est ni philosophe, ni logicien, bien qu’il reconnaisse sa dette envers Charles Taylor, qui fut son professeur à Northwestern. Pour mener à bien ce projet, il lui fallait s’appuyer sur une solide étude empirique : ce sera la constitution d’une nouvelle discipline et d’un nouveau champ professionnel, l’« éthique des affaires » (business ethics), dont il situe l’émergence sur le sol américain entre 1850 et 1930.
L’éthique des affaires comme solution enchantée aux crises du capitalisme
Cette enquête de sociologie historique (le label n’a ici pas d’importance), qui formait le cœur de sa thèse de doctorat [3], a pris un nouveau relief au lendemain de la crise financière de 2008 : dans la presse comme dans les comptes rendus de commissions d’enquête, l’« érosion » des normes éthiques et du sens de la responsabilité des entreprises était volontiers présentée comme l’une des causes de la crise — et donc l’amélioration de l’éthique des affaires comme une solution préventive aux crises du capitalisme, afin de venir à bout des pratiques malhonnêtes, de la corruption et de l’avidité qui mineraient ce système. Or, une telle imputation causale entre faits moraux et faits économiques est un thème récurrent dans l’histoire du capitalisme : à la découverte de chaque nouveau scandale financier, des voix s’élèvent pour dénoncer la faillite morale des élites entrepreneuriales et en appeler à l’éthique des affaires, comme s’il s’agissait d’une innovation radicale, et comme si l’on pouvait agir sur des causes morales comme l’on agit sur un taux d’intérêt. Il n’est pas jusqu’aux éthiciens des affaires eux-mêmes qui ne présentent les symptômes d’une curieuse amnésie. En 1981, un éminent théoricien du management n’affirmait-il pas que l’« éthique des affaires » était le dernier sujet à la mode, qui se déclinait dans d’« innombrables séminaires, discours, articles, conférences et livres », voire jusque dans des projets de loi ? En 1932, un professeur d’éthique des affaires à la Graduate School of Business Administration d’Harvard ne présentait-il pas la formulation de « codes » et l’établissement de « comités » d’éthique des affaires comme un « intéressant phénomène socio-économique », déjà bien avéré au point de mériter un « bilan » ?
Voilà campée, dès les premières pages du livre, une énigme que son auteur va dénouer au fil de 400 pages d’une intensité rare : comment expliquer ce recours enchanté et sans cesse renouvelé à l’éthique des affaires pour conjurer les crises du capitalisme, alors que les termes de ce débat n’ont pratiquement pas évolué depuis cent ans ? Qu’est-ce que l’histoire de l’éthique des affaires nous apprend sur nous-mêmes, sur cette tension constitutive des sociétés occidentales entre la morale et le marché, l’éthique et le capitalisme ? Pour répondre à ce questionnement désormais classique de la sociologie économique et culturelle [4], Abend construit un modèle à trois étages, qui lui permet à la fois de dessiner un « cadre conceptuel pour l’étude scientifique de la moralité » (p. 20) et de délimiter l’objet de son enquête empirique.
En deçà des normes et pratiques : une archéologie de l’« arrière-plan moral »
Ainsi l’auteur ne cherche pas à savoir quelles pratiques commerciales sont jugées bonnes ou mauvaises d’un point de vue moral par les éthiciens des affaires, ni comment la frontière entre les unes et les autres se déplace selon les sociétés et les périodes étudiées : c’est ce qu’il appelle le « premier ordre normatif » (« first-order normative ») de moralité. Il ne cherche pas non plus à expliquer sur cette base la distribution des comportements moraux et immoraux, ni à déterminer dans quelle mesure les individus et institutions appliquent les prescriptions des éthiciens des affaires : c’est ce qu’il appelle le « premier ordre comportemental » (« first-order behavorial »). Si la plupart des savants qui ont étudié la moralité se sont intéressés à ces dimensions normatives et comportementales, ce « premier ordre » de moralité est ici remarquablement monotone et prévisible, les prescriptions des éthiciens des affaires étant largement constantes à travers le temps. L’auteur suggère donc de déplacer l’investigation sur un « deuxième ordre » de moralité, sur cet « arrière-plan moral » (moral background) qui donne son titre au livre.
Pour le définir, Abend a recours à l’image du « répertoire conceptuel », auquel il donne un sens proche de la notion de « répertoire culturel » chez Ann Swidler ou Michèle Lamont [5]. Cet « arrière-plan moral » est alors conçu comme un espace de ressources symboliques dans lequel les acteurs puisent pour répondre à une série de questions distinctes du « premier ordre » de moralité, et qui en déterminent les conditions de possibilité : qu’est-ce qui est constitué, à un moment donné, dans différentes sphères, comme un problème moral ? Dans quels termes se posent ces questions ? Quelles raisons mobilisent les acteurs pour fonder leurs conceptions et actions morales ? Quels présupposés métaphysiques sous-tendent ce « premier ordre » de moralité ? Nous laisserons au lecteur le soin de juger de la pertinence de cette construction théorique, qui s’appuie aussi bien sur la notion de « background » chez John Searle ou Charles Taylor que sur la notion de « mentalités » des historiens des Annales.
Ne nous laissons cependant pas abuser par la métaphore scénique de l’« arrière-plan » : Abend ne cherche pas à savoir ce qu’il se passe en « coulisses » ou à lever le voile sur les « intentions » cachées des acteurs. À l’inverse, il ne s’intéresse qu’à ce qu’il appelle la « normativité morale publique », à ces « représentations publiquement valides » qu’il observe dans « ce que les éthiciens des affaires ont fait, dit et écrit publiquement » (p. 21). Sa construction théorique est ainsi solidaire du matériau exploité pour rendre compte des positions publiques de ces derniers : traités et codes d’éthique, articles de presse, statuts d’organisations professionnelles, archives universitaires, sermons religieux ou discours de conférenciers, etc.
Les usages sociaux de l’éthique des affaires
Un exemple, parmi bien d’autres, de cette « normativité publique » : l’éditorial, paru en 1912, du premier numéro de l’organe officiel de la Chambre de commerce des États-Unis, Nation’s Business. Alors que ce dernier n’aménageait qu’une place marginale aux considérations éthiques (mentionnant les « intérêts de la population », la « préservation » des ressources naturelles ou la « protection contre l’exploitation »), dix ans plus tard, le président des États-Unis Warren G. Harding prononçait un discours au contenu moral très marqué devant la Chambre de commerce, chargeant ses membres d’éliminer ceux qui parmi leurs concurrents n’avaient pas de « conscience ». À la conférence annuelle de la Chambre de commerce de 1924, c’était au tour du secrétaire d’État au Commerce, Herbert Hoover, de brandir la menace d’une intervention de l’État si les entrepreneurs ne moralisaient pas leurs pratiques, dans un discours publié dans Nation’s Business sous le titre explicite « If Business Doesn’t, Government Will ». Cette menace était prise très au sérieux par les membres de la Chambre de commerce (publiquement, cela s’entend), qui publièrent cette même année un code d’éthique, « The Principles of Business Conduct » (p. 165-190).
Que nous apprennent ces éléments de « normativité publique » ? Qu’au-delà du contenu des normes qu’elle préconisait et des pratiques concrètes qu’elle parvenait ou non à faire respecter, l’éthique des affaires remplissait une fonction sociale, qui était de promettre aux pouvoirs et à l’opinion publique que les entrepreneurs allaient s’autoréguler, comme le suggère élégamment le titre du second chapitre du livre, « L’éthique [des affaires] comme proposition du monde des affaires ». Voilà résolue une partie de l’énigme : si les entrepreneurs devaient se montrer moraux, c’est parce que l’éthique des affaires « payait », comme le proclamait en 1928 un article du bulletin du Rotary Club, « The Cash Value of Ethics » (p. 112) — soit directement en termes de réputation et de « crédit », soit indirectement dans l’espoir de préserver l’autonomie du monde des affaires. Mais si agir éthiquement payait, tout le monde ne donnait pas le même sens à cette proposition. Tout l’intérêt de la démarche de l’auteur est justement de mettre au jour les structures profondes constitutives de cet « arrière-plan moral » : à partir d’une analyse inventive de son corpus, d’expériences de pensée en propositions logiques, Abend reconstitue patiemment le socle des arguments mobilisés pour justifier un comportement éthique en affaires, ce qui l’amène à distinguer deux idéaux-types, le « Marchand Chrétien » (Christian Merchant) et le modèle laïcisé des « Normes de Conduites » (Standards of Practice).
Deux idéaux-types : le « Marchand Chrétien » et les « Normes de Conduites »
Habité par une « éthique de l’être » (ethics of being), le « Marchand Chrétien » est le plus intransigeant dans sa critique du culte de l’argent (Mammon) et dans la remise de soi qu’il exige du sujet moral. Celui-ci va jusqu’à rejeter le prêt à intérêt et la notion de propriété privée, puisque chacun n’est que le gardien temporaire de biens qui lui ont été confiés par Dieu en vertu de la doctrine du « stewardship ». Comme l’écrit Abend dans une belle formule ramassée, « Moralement parlant, votre vie est un tout, aucune partie ni aucun domaine de celle-ci ne peuvent être exemptés d’un examen moral. Vous n’êtes qu’une seule personne, un Marchand Chrétien, tout le temps » (p. 347). Tourné vers une « éthique du faire » (ethics of doing), le type des « Normes de Conduites » envisage quant à lui la moralité comme un problème technique, appelé à se poser et à trouver sa solution dans des circonstances concrètes. Ce type trouve sa forme la plus accomplie dans l’exposition de faits et l’établissement de lois « naturelles », en application d’une méthodologie rationnelle : ce sera l’étude de « cas » (case method), telle qu’elle est enseignée jusqu’à nos jours dans les écoles de commerce. Bien que l’auteur se garde de ce type de généralisations, on ne manquera pas de relever ici cette ironie qui fait d’autorités religieuses les porte-parole d’une doctrine sociale radicale aux accents anticapitalistes, et de savants « progressistes » les héritiers du raisonnement casuistique, portés à rechercher les signes d’un ordre naturel quasi-divin dans leur tentative de concilier science et morale.
Parmi les lieux observés par Abend, l’université joue évidemment un rôle central dans l’institutionnalisation de l’éthique des affaires. Dans de très belles pages, celui-ci montre bien toute la distance culturelle qui séparait le monde des affaires, rompu à l’« école de l’expérience », de l’université, qui voyait dans la recherche du profit un principe contraire à la poursuite de la vérité (p. 210-224). Le coup de force qui a conduit les universités américaines, à partir des années 1880, à accueillir en leur sein des écoles de commerce (business schools) reposait sur deux arguments, « intellectuel » — la complexité croissante des affaires — et « éthique » — le bien-être social attendu de la moralisation du commerce. L’éthique des affaires devenait ainsi une discipline universitaire au moment où les élites entrepreneuriales tentaient d’organiser le commerce comme une « profession » (au sens américain du terme), qui devait en posséder tous les attributs : représentation collective, autodiscipline, remise de titres, travail au service de la communauté et... la création d’un code de déontologie.
Cette dernière remarque appelle quelques regrets : si le modèle des codes de déontologie médicale est rappelé par l’auteur dans son analyse du code d’éthique de la Chambre de commerce des États-Unis (p. 192), on apprendra peu de chose de la circulation des savoirs et des pratiques entre l’éthique des affaires et l’éthique de « professions » déjà bien établies, médecins, avocats ou a fortiori experts comptables. Surtout, alors même que l’ouvrage pose les bases d’une critique radicale du langage et des effets de discours par lesquels se reproduit l’ordre capitaliste, on pourra regretter une certaine mise à distance des enjeux sociaux et politiques de la moralisation du commerce. Dans sa volonté d’ancrer l’« arrière-plan moral » dans des structures cognitives déployées sur la « longue durée » historique, l’auteur en vient à minorer le rôle joué par les conflits sociaux dans les stratégies entrepreneuriales de promotion de l’éthique des affaires, qui n’apparaissent dans son récit que sous la forme d’une « agitation de surface », pour reprendre l’image de Braudel (par exemple p. 203). Le risque est aussi d’homogénéiser cet « arrière-plan moral », qui donne peu de prises aux conflits et négociations entre acteurs dans leur usage de ce « répertoire conceptuel ». L’auteur reconnaît lui-même cette limite, qui est avant tout due à un effet de sources et qui ne remet pas en cause la profonde cohérence de sa démarche ni l’originalité de son propos, servi par une iconographie et une écriture soignées, s’il est vrai que la validité d’un modèle théorique se mesure autant aux problèmes qu’il permet de résoudre qu’à ce qu’à ce qu’il laisse délibérément hors de ses prises [6].