Depuis les années 1990, le passé colonial de la France a effectué un retour en force sur la scène publique. Ce sont surtout la colonisation de l’Algérie et son sanglant épilogue, la guerre d’indépendance (1954-1962), qui dominent les débats sur la « mémoire coloniale » française. Avec de frappants parallèles, ces controverses trouvent un pendant en Allemagne où, ces dernières années, tout comme en France, des débats passionnés tournent autour de la création d’une « fondation pour la mémoire » nationale. Dans le contexte allemand, ces querelles portent sur l’expulsion des populations germanophones des anciens territoires de l’Est à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Malgré d’importantes différences, de remarquables ressemblances rendent la comparaison des deux situations particulièrement pertinente. La richesse des perspectives est manifeste dans les quelques pistes déjà explorées.
Une comparaison inédite
La comparaison est centrée, d’une part, sur les territoires d’origine et les circonstances de la migration des deux groupes et, d’autre part, sur leur intégration, leur organisation et leur politisation. Cette analogie a, par ailleurs, pour horizon les répercussions à long terme de la perte de ces régions sur les deux sociétés allemande et française, notamment les différents aspects du souvenir et de la commémoration des migrations de masse. Rapprochant des chronologies et des espaces distincts, l’approche comparatiste permet de prendre à rebours les perspectives centrées sur un cadre national.
Jusqu’ici, Vertriebene (déplacés) et « Pieds-Noirs » ont été étudié séparément. L’historiographie sur l’expulsion des Allemands de l’Est a cependant montré, durant la dernière décennie, l’importance d’envisager cet objet de recherche dans un cadre historique et géographique plus vaste. Des synthèses, comme celle de Norman Naimark, l’ont replacé dans l’ensemble des mouvements forcés de populations au XXe siècle. À l’inverse, l’historiographie de l’Algérie coloniale est toujours dominée par le postulat de la singularité du cas algérien, postulat qui neutralise toute comparaison systématique avec d’autres situations impériales ou coloniales. Aussi, hormis quelques études comparatistes sur les migrations de décolonisation, l’exil des Pieds-Noirs a été considéré comme une affaire franco-française.
La comparaison envisagée ne va pas de soi et il convient de mesurer les écarts importants qui séparent les phénomènes. Les territoires perdus avaient connu chacun des statuts administratifs et des histoires variés, et leurs significations symboliques dans les constructions nationales allemandes et françaises étaient différentes. Leurs pertes et les reflux démographiques se sont aussi déroulés dans des contextes propres : dans le cas allemand, une guerre totale, un programme d’extermination à l’échelle de l’Europe, des déportations et déplacements planifiés ; pour l’Algérie, une guerre d’indépendance nationale et un « exode » de masse moindre, plus ou moins spontané. Les régions de départ de la majorité des populations germanophones d’Europe de l’Est ont été la Prusse Orientale avec les villes de Königsberg (Kaliningrad) et de Dantzig (Gdańsk), la Poméranie (Pomorze) et la Posnanie, dans l’actuelle Pologne. L’autre grand groupe est constitué des « Sudètes », venus de Bohème et de Moravie, ainsi que des germanophones de Silésie, régions de l’actuelle République tchèque et du sud de la Pologne. Dans une proportion bien moindre, des germanophones ont été déplacés d’autres pays d’Europe de l’Est et balkanique. Côté français, la plupart des Pieds-Noirs sont venus des trois départements du nord de l’Algérie et de grandes villes comme Alger, Oran, Bône (Annaba) et Constantine. Le contexte politique et social dans lequel ces populations ont été accueillies diffère aussi. L’Allemagne ruinée de 1945 n’est pas la France des Trente Glorieuses. Les Vertriebene ont été répartis sur toute l’Allemagne afin d’empêcher qu’ils se constituent en groupes à part. Pour des raison pratiques, les Alliés les ont toutefois établis selon leurs régions d’origine : les populations de Prusse orientale se sont surtout retrouvées en Allemagne du Nord, les Silésiens dans le centre et les Sudètes dans la zone américaine, au Sud. Enfin, force est de constater la dissemblance des paysages mémoriaux autour de ces événements. Alors que le rôle du fait colonial est toujours débattu, les crimes de guerre nazis et la Shoah sont condamnés sans ambiguïté. Entreprendre une telle comparaison ne revient donc nullement à dire que les deux phénomènes seraient équivalents : c’est au contraire en vertu de leurs différences que ces objets peuvent être comparés.
Cette démarche décloisonne les champs de recherche et prend de la hauteur face aux deux objets analysés, ce qui permet de façonner ou d’affiner des outils pour l’étude des deux phénomènes. La comparaison oblige à revenir sur les catégories utilisées et à en développer de plus abstraites pour décrire et expliquer ces situations. En les replaçant dans un contexte plus large, elle permet de dépasser ces deux cas et les polémiques auxquelles ils sont sujets. Cette comparaison contribue ainsi à la recherche sur la guerre d’indépendance algérienne et sur l’Allemagne de l’après-guerre, en cernant les singularités et les points communs de ces deux mouvements de « reflux » européens après 1945.
Des espaces perdus
L’histoire et les différentes modalités de gestion administrative ont articulé de façons distinctes l’Algérie et les anciens territoires allemands de l’Est à l’État-nation. Les deux territoires ont cependant revêtu une importance « nationale » comparable et leur perte, dans les deux cas, a considérablement pesé.
Conquise à partir de 1830, l’Algérie a non seulement été considérée comme le « joyau » du deuxième empire colonial français, mais aussi comme partie intégrante du territoire national. L’État français, surtout sous la Troisième République, a fourni des efforts particulièrement massifs pour coloniser et « assimiler » le pays. Dans nulle autre colonie française, l’enracinement des colons n’a été aussi profond, la relation à la métropole aussi intense. Aucune colonie française, non plus, n’a connu une décolonisation aussi difficile, une guerre de libération aussi sanglante et importante pour la métropole que la guerre franco-algérienne, de 1954 à 1962.
Le rapport de l’Allemagne à l’Europe de l’Est remonte à un passé plus ancien et n’est pas le produit du colonialisme moderne : l’établissement de groupes germanophones y a commencé au Moyen Âge. Des régions comme la Bohème ont été considérées comme allemandes pendant des siècles. Au cours des partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, la Prusse a cependant gagné de nouveaux et vastes territoires vis-à-vis desquels a bientôt été développé un rapport décrit comme quasi-colonial par un courant de la recherche récente [1]. Ainsi, l’Empire allemand de 1871 a progressivement lancé une politique renforcée de « germanisation » et de « colonisation » de la Pologne par des Allemands. Sous le régime nazi et pendant la Seconde Guerre mondiale, cette politique s’est transformée (et s’est radicalisée) en une politique raciste de l’« espace vital » (Lebensraumpolitik), liée au regroupement et au déplacement forcés des populations dans les territoires occupés selon des critères « raciaux ».
L’Est tient une place centrale dans les débats récents sur les aspects transnationaux de l’histoire allemande. La Mitteleuropa allemande y figure, selon l’expression de l’historien David Blackbourn, comme le « pendant » colonial de l’Algérie française, comme la « frontière » coloniale d’un empire continental [2]. La perte des territoires de l’Est après la Seconde Guerre mondiale a revêtu, dans cette optique, la qualité d’une « décolonisation », ce qui accroît la pertinence d’une comparaison des répercussions de cette perte sur les deux nations.
Dans les deux pays, des frontières nationales (effectives comme imaginaires) ont dû être retracées après 1945 ou 1962, et des concepts nationaux ont été révisés ou rejetés. Selon l’historien Todd Shepard, la dissolution de l’Algérie française en 1962 et l’échec ouvert d’un colonialisme universaliste et « assimilateur » ont eu un impact fondamental sur la conception de la nation française [3]. La comparaison des cas allemand et français ouvre donc de nouvelles perspectives pour la compréhension de la construction des États-nations post-impériaux et de l’« européanisation » des pays de l’Europe après 1945, processus qui alla de pair avec la mise en place de régimes migratoires plus rigides.
Un reflux « gênant »
La conséquence la plus tangible de la perte des territoires de l’Est en 1945 et la décolonisation de l’Algérie en 1962 a été la migration massive et ses aspects multiples – démographiques, sociaux, politiques et culturels. Les pertes territoriales se sont en effet accompagné de flux démographiques considérables vers l’Allemagne et la France. Déjà entamée pendant la dernière phase de la guerre par des évacuations et la fuite face à l’avancée du front militaire, l’émigration des Allemands des territoires de l’Est s’est accéléré avec la capitulation de l’Allemagne. À la suite de pourparlers entre les Alliés, ceux-ci cherchant à stabiliser la région par la création d’États-nations ethniquement homogènes, plusieurs millions d’Allemands ont été expulsés des pays de l’Europe de l’Est à partir de 1945. De 1944 à 1950, plus de douze millions de personnes ont gagné les deux Allemagnes (en RFA, environ 8 millions ; en RDA, environ 4,5 millions). Le départ des Européens d’Algérie vers la France à partir de 1962 diffère du cas allemand par ses dimensions et ses dynamiques. L’« exode » européen d’Algérie n’a pas été le fruit d’une décision politique officielle ; par ses proportions et sa dynamique, il a surpris et submergé les deux États, français et algérien [4].
D’environ un million de personnes, le nombre des « rapatriés » est bien moindre que celui des Allemands, mais il a pourtant constitué le cas le plus important de migration de la décolonisation (ou « migration (coloniale) inversée [5] ») et un grand défi pour la société française, particulièrement en 1962. Durant cette seule année, presque 680 000 « Français d’Algérie » sont arrivés en France, pour la plupart à Marseille, ville complètement débordée par la situation. Dans une perspective macrosociologique, le géographe Ceri Peach a renvoyé aux convergences entre les deux cas allemand et franco-algérien. Soulignant leurs différences avec d’autres mouvement migratoires vers l’Europe de l’Ouest après 1945, surtout la migration du travail et les demandes d’asile, il les a réunis dans la catégorie du « reflux » démographique suivant la guerre et la décolonisation [6]. Ces deux cas de « reflux » s’insèrent dans un contexte plus vaste de migrations de masse, de fuites et d’expulsions au XXe siècle.
Ce reflux démographique a entrainé la formation de deux groupes sociaux et mémoriels qui ont, dès lors, marqué l’Allemagne et la France. Les appellations de ces deux groupes varient en fonction des statuts légaux qui ont été créés peu à peu et des revendications sociales, politiques et identitaires qui se sont fait jour au sein des groupes de migrants. Ils sont surtout devenus connus sous les dénominations des « Vertriebene » (ou « Heimatvertriebene ») et de « rapatriés d’Algérie » ou « Pieds-Noirs ». L’accueil de ces deux groupes n’est pas allé de soi. À l’inverse de ce que suggère le terme de « rapatrié », la plupart des Français d’Algérie ne revenaient pas dans leur « patrie » puisqu’ils n’avaient jamais vécu en métropole. De plus, ils avaient développé des cultures particulières et vécu dans des conditions sociales qui les distinguaient clairement de leur nouvel environnement. Il en allait de même pour la majorité des Vertriebene allemands de l’Est qui, malgré des relations avec de grandes métropoles comme Berlin, se retrouvaient, après 1945, dans de nouveaux contextes sociaux et culturels.
Les deux groupes ont considérablement changé le paysage politico-culturel et la structure démographique et économique de leurs sociétés d’accueil. Peu après leur arrivée, ils sont devenus l’objet de vastes programmes d’intégration socio-économique par les deux États. Ces politiques, inédites dans leurs dimensions, ont été des succès quant à l’intégration sociale et économique des deux groupes. Une comparaison plus précise des outils administratifs de l’intégration sociale et économique apporterait certainement de nouvelles connaissances sur la construction des États-providences en Europe après 1945. Malgré les efforts déployés, l’accueil réservé aux deux groupes par la société a souvent été perçu comme plutôt froid. Ils ont développé des identités distinctes et se sont organisé dans des associations propres. Dans ce cadre, ils ont cultivé un mode de vie et une culture partagés, ont gardé des contacts personnels, professionnels et régionaux et ont constitué des groupes de pression au service de leurs intérêts communs vis-à-vis de l’État et de la société d’accueil. Cette unité a cependant souvent été une simple façade et une étude plus approfondie révèle les différences internes à ces groupes et la représentativité toute relative et souvent contestée de leurs associations. Il faudrait de plus interroger l’influence que les nouvelles catégories et institutions créées dans le cadre politique ou administratif ont eu sur les formes d’autodescription et d’organisation des acteurs concernés.
L’existence de partis politiques propres a cependant été de courte durée ; un parti des Vertriebene (sous le nom de « Block der Heimatvertriebenen und Entrechteten » (BHE), traduit par « Bloc des réfugiés ») a disparu vers la fin des années 1950 avec l’intégration socio-économique croissante de ses électeurs. Or Vertriebene comme Pieds-Noirs ont été, dès le début, perçus comme des électorats importants et courtisés par les différents camps politiques. Après un premier temps durant lequel les partis de gauche (Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) et Parti socialiste (PS)) ont entretenu de bonnes relations avec eux, les deux groupes ont surtout noué des liens personnels, institutionnels et électoraux étroits avec les partis conservateurs, voire d’extrême droite, avec des nuances notables entre les deux pays. En Allemagne l’Union chrétienne-démocrate (CDU), par son opposition à la « politique vers l’Est » (Ostpolitik) du gouvernement social-libéral à la fin des années 1960, est devenu un parti de référence important pour les Vertriebene. En France, le conservatisme modéré, incarné majoritairement par le gaullisme, a paru en revanche inacceptable à beaucoup de Pieds-Noirs, en raison de leur rejet de la politique algérienne du général. Ceci a mené certains d’entre eux vers une droite plus radicale, ce qui invite à examiner le rapport entre l’intégration des Pieds-Noirs et une démarcation plus rigide de la conception universaliste de la nation [7].
Des mémoires disputées
Les Vertriebene et les Pieds-Noirs sont apparus comme gênants principalement parce qu’ils cultivaient des souvenirs nostalgiques de leur ancien pays, bien souvent idéalisé. Dans le cas allemand, ils revendiquaient même, pour certains, la récupération des territoires perdus, ce qui a heurté de front la politique étrangère officielle de l’Allemagne après l’annonce de la « politique vers l’Est » des années 1960. Les Pieds-Noirs, avec leurs mémoires « nostalgériques », contestaient la position de l’État visant, depuis 1962, à ne pas développer une politique commémorative active vis-à-vis du passé colonial ou de la décolonisation. En se fondant le plus souvent sur des symboles et des rituels transférés de la « patrie perdue », tels un pèlerinage d’Oran transféré à Nîmes, des monuments et des commémorations annuelles, les deux groupes ont créé de véritables sous-cultures mémorielles dans des espaces publics locaux. Ils rappelaient par là à la majorité de la société le souvenir d’une page mal perçue de l’histoire nationale et, de plus en plus, considérée comme « tournée », perturbant ainsi la réconciliation de la nation avec elle-même et avec les pays désormais indépendants. Profitant d’une certaine réticence, des spécialistes comme du public, vis-à-vis du sujet, les deux groupes ont longtemps pu revendiquer le monopole d’interprétation de leur histoire.
La situation, dans les deux pays, a complètement changé durant les deux dernières décennies. Avec la chute des régimes communistes en Europe de l’Est, à partir de 1989, et la consolidation de la situation de l’Algérie, après la « décennie noire » des années 1990, un tourisme nostalgique est né. Parallèlement, les deux histoires sont devenues l’objet d’une grande attention de la part des historiens professionnels et des grands médias. Dès lors, des polémiques mémorielles ne cessent de montrer le désaccord général sur les formes à adopter pour commémorer le passé. Depuis le milieu des années 1990, le passé colonial et surtout la guerre d’Algérie, sont devenus, en France, l’objet d’initiatives commémoratives officielles souvent contradictoires de la part de l’État. Différents contours sont donnés à ces initiatives : institution de journées commémoratives, projets de monuments du souvenir, création de musées ou encore vote de « lois mémorielles », comme la loi du 23 février 2005 visant à souligner le « rôle positif » du colonialisme français dans des manuels scolaires et la recherche universitaire. Dans le même temps, une multitude d’acteurs sociaux, à côté des rapatriés, surtout des anciens combattants de la guerre d’Algérie ainsi que des associations d’immigrés, essaient, avec des accents et des intérêts différents, de façonner les « mémoires coloniales » dans l’espace public français.
L’Allemagne réunifiée a vu, depuis les années 1990, une résurgence semblable des débats autour du « Flucht und Vertreibung » (la fuite et l’expulsion). Objets d’un grand intérêt public, des controverses souvent passionnées ont tourné autour de la création d’un mémorial central et d’une fondation nationale de la mémoire, inaugurés en 2008. Dans le cas allemand, comme dans le cas français, ces activités commémoratives se jouent également dans un contexte international. Les Vertriebene et leurs lobbies politico-mémoriels, surtout le « Bund der Vertriebenen » (Fédération des expulsés) sont souvent perçus comme un fardeau majeur des relations germano-polonaises. De façon semblable, les activités mémorielles autour du passé colonial en France influent sur les relations franco-algériennes, allant jusqu’à provoquer la suspension du projet d’un traité d’amitié entre les deux pays.
La figure du « rapatrié », érigée ici en objet d’histoire à part entière se révèle porteuse de nombreuses perspectives de recherche. La diversité des itinéraires et des mémoires de la migration de masse nous invitent au décloisonnement et les trajectoires, à la fois individuelles et collectives des « rapatriés », sont pour l’historien autant de ponts entre différents espaces et temporalités qu’il convient de redessiner et de redéfinir dans leur complexité géographique et temporelle.
Ces premiers constats comparatistes, qui mettent au jour la pluralité et la multiplicité de ces phénomènes de « retours » à l’échelle européenne, sont également l’occasion, dans ce contexte de commémorations, de mettre en parallèle différents « prurits mémoriels » , et de dédramatiser ou pour le moins de dépassionner les enjeux de ces conflits de mémoires, ravivés en cet anniversaire.