Recensé : Alexandre Lambelet, La philanthropie, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2014, 120 p., 14 €.
Le 1e décembre 2015, Mark Zuckerberg et sa femme, Priscilla Chan, ont fait une annonce, relayée à l’échelle internationale. Suite à la naissance de leur fille, ils déclaraient à travers une lettre publique, qui lui était adressée, qu’ils allaient « redonner » au cours de leur vie 99% de leurs actions Facebook, évaluées aujourd’hui à 45 milliards de dollars, dans un but charitable. L’entrepreneur de 31 ans pose ainsi un geste spectaculaire, parfaitement articulé au « giving back » de la philanthropie américaine la plus traditionnelle. Mais la manière dont le don s’opère déroge quelque peu aux canons du genre, par l’articulation très étroite entre le registre charitable et celui de l’entrepreneuriat. Certes, depuis le début du XXe siècle, les barons-voleurs, ces capitaines d’industrie impitoyables qui ont créé les grandes fondations éponymes (Carnegie, Rockefeller, puis Ford), ont scellé l’alliance entre ces deux dimensions aux États-Unis. Mais dans le cas présent, non seulement le don d’argent est remplacé ici par le don d’actions (voie déjà utilisée par Bill Gates et Warren Buffet), mais le véhicule habituel de la philanthropie américaine, la fondation, est écarté. Comme son nom l’indique, The Chan Zuckerberg Initiative L.L.C. est une société à responsabilité limitée (« a limited liability company »). Comparée à une fondation, cette structure hybride permet à la fois une plus grande marge de manœuvre dans l’allocation des fonds et une moindre reddition de compte au public, mais aussi de prendre part à des initiatives économiques (y compris en récupérant un bénéfice), et enfin de s’engager ouvertement dans des actions de lobbying afin de soutenir telle ou telle politique publique ou tel élu [1]. En somme, elle permet à l’entrepreneur d’assumer un rôle politique plus affirmé, au détriment de la démocratie représentative. S’agit-il pour autant d’une transformation radicale de la philanthropie ? Et en quoi cela contribue-t-il à une transformation de l’action publique ?
Pour éclairer ces débats, le livre d’Alexandre Lambelet tombe à point nommé. Il propose en effet d’aborder la philanthropie en s’écartant d’une approche psychologique, individuelle et moralisante, qui inviterait par exemple à scruter les motifs présidant à la décision de M. Zuckerberg et Mme Chan, ou encore les éternels débats scolastiques sur le caractère intéressé ou non de l’acte charitable. Il propose plutôt une clef de lecture originale au lecteur : penser la philanthropie comme un mode spécifique d’action contestataire.
L’accueil par la collection « Contester », des Presses de Sciences Po, d’un ouvrage sur la philanthropie paraît certes incongru, comparé aux objets précédents : la grève, la manifestation, la désobéissance civile, etc. Mais la proposition théorique d’Alexandre Lambelet est de mettre en lumière le mode d’action philanthropique, grâce aux éclairages de la sociologie de l’action collective. Pour ce faire, il s’appuie sur un travail de synthèse des principaux ouvrages de référence nord-américains sur les fondations, d’observations directes dans une fondation suisse et de données de cadrage quantitatives, sur les évolutions plus récentes des structures et flux philanthropiques au niveau international.
Genèse et structure de la philanthropie
Pour Lambelet, la philanthropie n’est pas une forme d’invariant anthropologique, comme un prolongement de la générosité, mais bien une forme historiquement située (chapitre 1). Les philanthropes et les fondations dont traite cet ouvrage apparaissent au XIXe et au début du XXe siècle, de manière concomitante à la transformation de l’État et de la démocratie représentative, avec l’avènement progressif du suffrage universel. Dans cette configuration qui vit naitre la manifestation de rue comme répertoire d’action protestataire [2], la philanthropie constituerait la réponse des notables, dont la mainmise sur le pouvoir s’amenuise. Comme la manifestation, elle est un répertoire moderne, dans le sens où elle est « pro-active », « délocalisée » et « autonome ». Ces termes spécifient son opposition à la charité religieuse et à l’aumône : la philanthropie se veut scientifique, désencastrée de l’interaction individuelle et structurée autour d’organisations rationnelles (les fondations) qui défendent une laïcisation de la question sociale. Mais contrairement à la manifestation, elle n’est pas l’apanage des foules mais bien des élites financières et intellectuelles, dont l’alliance prendra au début du XXe siècle le visage de « nébuleuses réformatrices [3] », en Europe comme en Amérique du nord.
Second point d’appui théorique, la structure des opportunités politiques (chapitre 2) permet de saisir la manière différenciée dont la philanthropie se déploie institutionnellement selon les pays. En effet, la place dévolue aux fondations (et plus largement au tiers-secteur), le degré d’ouverture ou de fermeture de l’État à leurs initiatives, les aménagements fiscaux et légaux qui soutiennent leur existence, diffèrent selon les pays et surtout selon les formes d’État-providence [4]. Mais aujourd’hui, on assiste à une convergence des politiques des États, et d’un lobbying des réseaux philanthropiques en ce sens, pour faciliter juridiquement et encourager fiscalement les fondations et les dons de bienfaisance. Comme le souligne l’auteur, « l’argent des fondations est devenu un marché à part entière » (p. 57), sur lesquels les États sont aussi en concurrence.
Le chapitre 3 invite à étudier le répertoire d’action spécifique des fondations : le recours à l’expertise. Les termes changent, de la « scientific philanthropy » au début du XXe siècle à l’ « evidence-based philanthropy » aujourd’hui, mais le registre est le même. Il donne à la fois aux fondations les moyens théoriques de se légitimer (y compris en produisant la théorie de leur propre pratique et le portrait de leur secteur), de se présenter comme au dessus des querelles politiques, d’asseoir leur autonomie (notamment vis-à-vis de l’État), et de revendiquer une utilité sociale spécifique, à travers le soutien permanent à l’innovation. Mais ce voile de neutralité rationnelle ne saurait masquer le fait que la philanthropie portée par les grandes fondations, en Amérique comme en Europe, promeut avant tout les vertus de la démocratie libérale. Dans les anciens pays de l’Est, après la chute du mur de Berlin, ces fondations favorisèrent autant la traduction et la diffusion de De la démocratie en Amérique (Tocqueville), que la création des réseaux de Business School, ou encore la défense des minorités (comme la Fondation Soros contre la discrimination des Roms).
Enfin le quatrième emprunt à la sociologie de l’action collective, et notamment à celle de la mobilisation des ressources dans les mouvements sociaux [5], conduit Lambelet à étudier le type de soutien qu’apportent les philanthropes (chapitre 4). Il le fait tout d’abord en étudiant les liens entre, d’une part, les fondations et, d’autre part, les organismes et mouvements sociaux qu’elles financent : plutôt qu’une influence politique directe, on observe surtout l’imposition de manières de faire et de schèmes organisationnels (professionnalisation, dépolitisation, accent mis sur la livraison de service, primat du doit dans le recours au plaidoyer). Cependant l’auteur met à distance le postulat d’une relation top-down entre le bailleur de fonds et l’organisme financé et il suggère de considérer la multiplicité des relations, non univoques, entre eux. Enfin, l’auteur évalue le rôle des philanthropes à l’aune des transformations de l’action publique qu’ils promeuvent. Ceci l’amène à considérer à la fois leurs tentatives pour imposer telle ou telle politique publique, mais aussi leur action sur l’État lui-même, pour transformer ses manières de conduire l’action publique.
La conclusion de l’ouvrage vient enfoncer le clou : cette contribution à l’action publique se fait, d’après l’auteur, selon des modalités qui s’opposent à la fois à l’action étatique et à la logique représentative de l’élection. « La philanthropie, et les fondations qui en représentent la forme la plus exclusive et la plus professionnalisée, est ainsi contestataire : elle est avant tout un moyen, pour des élites, de contester un ordre politique, d’asseoir un pouvoir politique hors de la sphère gouvernementale, et donc de remettre en cause la représentation issue du vote. » (p. 96).
Protestataires, les philanthropes ? Mais contre quoi ?
À l’issue de cette lecture, deux réactions s’opposent, selon que l’on s’en tienne d’abord au titre de l’ouvrage ou plutôt à la collection dans lequel il est publié.
Si l’on s’attache surtout au titre, « La philanthropie », son caractère englobant et définitif est trompeur : l’ouvrage porte plutôt sur une fraction très spécifique de la philanthropie, les grandes fondations privées capitalisées [6] et les élites qui les créent. Il ne rend compte ni de l’essentiel des flux philanthropiques (d’un point de vue quantitatif), constitués par les dons d’argent et de temps des particuliers, ni des oppositions à l’intérieur du champ des fondations, même si l’auteur reconnaît à plusieurs moments l’hétérogénéité de cet espace. On y trouve en effet des structures de poids financier sans commune mesure (de la très petite entreprise familiale locale à la multinationale de la bienfaisance) et des clivages idéologiques profonds. Les fondations ont des modes d’action très divers, que ce soit dans la relation à l’État (entre ceux qui s’opposent à lui frontalement et ceux qui co-construisent formellement avec lui des politiques publiques), dans la relation aux organisations financées (de la sous-traitance contractualisée à la complicité militante) et dans la relation au secteur privé. Enfin, de vifs débats opposent les fondations sur la manière d’envisager leur rôle, au delà de l’attribution de subventions : prise de parole publique, mise à l’agenda médiatique d’un enjeu, campagne de sensibilisation, création et animation de réseaux d’acteurs divers, placement de la dotation en conformité avec la mission – par exemple désinvestissement des énergies fossiles – et activisme actionnarial sont autant de répertoires d’action philanthropique.
Par delà cette hétérogénéité radicale, le fil rouge reliant les fondations serait, selon l’auteur, cette dimension protestataire. Mais contre quoi exactement ? Contre l’État ? Mais aujourd’hui, comme en témoigne le chapitre 2, la plupart des États encouragent la philanthropie, voire la prise en charge de pans entiers de l’action publique par les fondations. De plus, la séparation institutionnelle entre État et fondations doit être nuancée par la très grande circulation des élites, d’un espace à l’autre (du moins en Amérique du nord). Contre les réformes politiques actuelles ? Mais dans la plupart des pays, c’est surtout la familiarité des mots d’ordre des fondations et de l’action étatique qui résonne, à l’image du succès rhétorique de l’« investissement social ». Contre la monopolisation du pouvoir politique par l’élu ? Mais est-ce si différent de l’action d’une ONG ou d’un groupe d’intérêt quelconque ? Surtout, étant donné la crise actuelle des régimes représentatifs, cette contestation du pacte électoral [7] n’est-elle pas largement partagée, bien au delà des réseaux philanthropiques ? En somme, faire de cette dimension contestataire l’essence de la philanthropie moderne est discutable.
Par contre, faire « comme si » la philanthropie était une pratique contestataire, et donc l’analyser avec la boite à outils de la sociologie de l’action collective, est un pari théorique tout à fait fécond. L’ouvrage de Lambelet est particulièrement précieux dans la mesure où il suggère de nombreuses pistes de recherches stimulantes pour renouveler l’approche de la philanthropie. On ne peut d’ailleurs s’empêcher à cette lecture de songer à ajouter des chapitres en détournant d’autres grilles de lecture initialement forgées pour éclairer l’action protestataire, afin de l’appliquer aux mobilisations philanthropiques. On pense ici, par exemple, au travail de construction symbolique (mobilisation du consensus, opérations de cadrage des causes, rôle des émotions et narrations, interaction avec les médias) ou encore à l’articulation concrète, dans la pratique des acteurs philanthropiques sur le terrain, avec les élus locaux, les cadres administratifs et les politiques publiques.
À ce titre, il n’est pas sans doute pas inutile de rappeler qu’entre la volonté initiale du philanthrope et les effets concrets sur le terrain de son action, il y autant de distance qu’entre la volonté du ministre et les effets d’une politique publique, dont la sociologie de l’action publique a exploré toutes les strates et les trajectoires les plus diverses : rôle des intermédiaires administratifs (au sein même de la fondation), traduction et mise en œuvre par les « street level bureaucrats », effets d’inertie, réception et appropriation par les différents publics, conséquences imprévues, etc.
Pour revenir à Mark Zuckerberg, on lira donc avec grand intérêt l’enquête passionnante [8] sur sa première grande initiative philanthropique, entamée il y a quelques années : 100 millions donnés à Newark pour une réforme de l’éducation, dans un territoire sinistré par la pauvreté et la violence. On assista alors à la mise en place d’un réseau d’écoles privées et alternatives (Charter schools) avec une approche très entrepreneuriale : étalonnage et systématisation des meilleures pratiques, lutte contre la bureaucratie et le syndicat des enseignants, rémunération des professeurs à la performance, construction d’indicateurs et reddition de compte, rôle central des consultants privés. Soulignons que cette réforme était aussi financée par des fonds publics, sous l’impulsion du maire démocrate Cory Booker (faisant partie de la première génération de leaders noirs suite au mouvement des droits civiques) et du gouverneur républicain Chris Christie. Si le lancement de cette initiative, lors de l’émission “The Oprah Winfrey Show” du 24 septembre 2010, fut spectaculaire, sa mise en place fut ensuite très contestée, ses effets limités et son bilan plus que mitigé. Pour détourner la formule de Patrick Champagne à propos des manifestations produites par et pour la presse, on gagnerait à distinguer la « philanthropie de papier » de ses pratiques sur le terrain [9]. Pour cela aussi, la sociologie de l’action collective et de l’action publique est utile, afin de nous prémunir d’une confusion entre les annonces des philanthropes et les pratiques et effets concrets des fondations, ce qui constituerait à la fois une erreur analytique et une consécration, sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice, du pouvoir des élites.