La politique est question de temps. Deux ouvrages, l’un de Peter Sloterdijk, l’autre de Daniel Innerarity, analysent de façon originale les usages politiques du temps. Qu’en est-il de la colère comme moteur du temps politique ? Comment prendre au sérieux les temps futurs dans une démocratie moderne ? Ou de l’urgence d’inventer une véritable « chronopolitique »...
Recensés :
– Peter Sloterdijk, Colère et temps, Maren Sell Éditeur, Paris, 2007 ;
– Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis - De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Climats, Paris, 2008.
Vue comme art du nécessaire, la politique a longtemps été réduite à des rapports de force. Aujourd’hui, elle est temporalité, plus précisément une « climatologie », c’est-à-dire une étude du temps qu’il fait ou de ce que font les hommes à l’intérieur du temps. La politique contemporaine devient alors la sphère des actions à l’horizon du temps humain, qui est soit le beau temps (favorable à la communauté) soit le mauvais temps (le temps de la crise défavorable au bien commun). Or deux des plus grands penseurs vivants ont récemment tenté de repenser à nouveaux frais le temps du politique. Dans ce texte, nous présenterons les contributions importantes de Peter Sloterdijk (2007) et de Daniel Innerarity (2008) au problème de ce qu’il est convenu d’appeler « la politique du temps ».
En guise de réponse à Heidegger
Dans Colère et temps, Sloterdijk veut voir l’histoire de l’Occident comme une réponse colérique au silence des mortels. Les premiers vers de l’Iliade, sur la colère d’Achille contre son destin, marqueront l’Europe : le monde est à comprendre comme la somme des combats qu’il faut mener contre lui. En réaction au temps mortifère, l’Occident est alors entraîné dans la fabrication de héros. La réponse de Sloterdijk au Heidegger de Être et temps (1927) est claire : l’être ne s’interprète plus comme temps, c’est le temps qui est colère et la politique réservoir de la colère des hommes. Pour le montrer, l’essai de psychopolitique de Sloterdijk a pour tâche de tracer le portrait, en 300 pages, de l’histoire occidentale comme avatar de la colère d’Achille. La colère (thymós) est pour Sloterdijk moteur du temps et acteur du politique. Ce thymós a cette capacité de se transformer dans l’histoire. Il peut se diffuser, mais aussi s’accumuler et se gérer dans le temps par les régimes politiques. Il peut, autrement dit, se canaliser par les idéologies, s’encadrer et devenir une « banque », celle qui servira aux vengeances et aux révolutions.
La colère comme élément psychopolitique
Le prolifique auteur allemand a compris que la colère est plus importante que l’amour dans le pouvoir humain et qu’elle est mouvement dans le devenir. Elle forme des projets et se nourrit de la chaleur sociale. En politique occidentale, il y a donc les temps froids de l’attente et de l’organisation, et les temps chauds de la guerre et de la révolution. On le voit : l’économie de la colère est affaire de temps – les réformateurs religieux, comme les révolutionnaires français, Lénine et Mao par exemple, ont utilisé le temps pour exciter le thymós (le foyer du Soi comme lieu de la fierté) des dévaforisés afin de créer un renversement de structure.
La politique moderne comme temps de la révolution et ses limites
Si Sloterdijk, en lecteur original de Nietzsche, est le premier auteur à relever ce phénomène de la colère comme moteur psychopolitique, il ne va pas jusqu’à dire que le politique est interprétation du temps comme climat. Au lieu d’associer les deux significations du mot « temps » – le temps comme déroulement et le temps comme atmosphère extérieure – afin d’en dégager le potentiel politique, il en reste à l’expression historique des formes de la colère. Malgré ses avancées puissantes, il n’ose pas prendre la direction de la climatologie politique, car sa tâche demeure celle de décrire cette colère comme force politique. D’un côté, il a bien vu que le militantisme est une configuration de la colère et du temps de l’action, il n’entend pas, de l’autre, présenter la climatologie qu’il suppose toujours. Il a bien vu que les colères juive et chrétienne sont des affaires politiques, que le paradigme économique se trouve derrière toute révolution comme administration du thymós, que l’on accumule dans le temps et le lieu les forces énergétiques de la pulsion colérique et que le ressentiment et la vengeance sont au cœur des événements historiques ; il n’emprunte toutefois pas la piste du temps comme chronopolitique du social, qui constitue une station du programme que s’impose Innerarity dans Le futur et ses ennemis. Innerarity, nous le verrons plus bas, tentera de présenter la politique du temps en étudiant le gouvernement des rythmes sociaux.
Sa lecture du phénomène de la révolution politique est assurément riche et enivrante. L’auteur a sans doute raison de voir dans la révolution le projet politique d’une époque passée, celle de la jeune modernité où l’on organisait la vie des hommes en vue de la réalisation des idées de liberté et de vérité dans la terreur du temps et de l’histoire. Aujourd’hui, on ne suscite plus la fierté des humiliés, on ne critique plus la bourgeoisie et la fureur pure du temps de Mao (Sloterdijk voit dans la Grande Révolution culturelle un collectif du ressentiment, une tentative de mobilisation excessive du peuple) est loin derrière nous, puisque nous vivons dans l’individualisme, le capitalisme effrené et la recherche inasouvie des gâteries. Le militantisme contemporain ne peut plus par conséquent prendre la forme du corps colérique.
Sloterdijk continue de « penser » le temps politique quand il écrit que l’agitation permanente de la société à des fins de mobilisation est une guerre politique et que ce temps paraît révolu. Quand il cherche à saisir et dépasser notre époque avec son « After Theory », cela ne l’empêche pas de montrer les limites d’un capitalisme de l’avidité. Cependant, malgré tout son génie, l’auteur de Sphères n’arrive pas à concevoir clairement le rôle des médias comme fabriquants du temps politique. Obsédé par le thymós (qui est colère, fierté et force) à l’instar de Platon, il ne s’engage jamais dans la voie de la création des conditions sociales du pouvoir. Pour mieux penser cette limite, la lecture du Futur et ses ennemis d’Innerarity peut s’avérer très utile.
Confronter et critiquer la tyrannie du présent
Dans son dernier ouvrage traduit en français, le philosophe espagnol Daniel Innerarity poursuit son étude des démocraties. Son interrogation est la suivante : comment, dans nos systèmes politiques axés sur le court terme, prendre l’avenir au sérieux ? Car si la démocratie n’a jamais entretenu de bons rapports avec le futur, il est urgent de proposer une nouvelle théorie du temps social à la hauteur de notre époque. Il faut donc accepter de réfléchir sur la structure du temps sociopolitique, la culture de la performance et le « just in time » qui déterminent encore et toujours nos choix politiques.
Pour sortir de la tyrannie du présent, l’auteur s’attaque à la mauvaise rhétorique du futur, celle qui fait de l’avenir une trivialité sans importance. S’il est vrai que les prévisions de la futurologie échouent souvent, cela ne signifie pas qu’il faille tourner le dos à l’avenir. Au contraire, ces échecs des prévisions et des diagnostics actuels sur l’avenir ne nous invitent-ils pas à réfléchir autrement aux besoins d’une politique de l’espérance, c’est-à-dire à un espoir rationnel qui ne cède pas aux attraits de l’utopie irréalisable ?
Déjouer la confiscation de notre avenir
L’intuition d’Innerarity consiste à se demander si nos systèmes sont capables d’anticiper, aujourd’hui, les possibilités du futur dans un contexte de crise et d’incertitude. Si Sloterdijk décrit notre temps comme celui d’une colère qui n’a plus les moyens de jadis pour s’organiser, Innerarity caractérise notre temps comme celui où le travail médiatique nous fige dans le présent. Alors que Sloterdijk peut reconnaître une confiscation de la colère par des emprunts de guerre qui engendreront des régimes totalitaires (il donne l’exemple la révolution de 1917), Innerarity dénonce la confiscation de l’avenir dans la maladie du présent. Le monde de la consommation, des gâteries selon Sloterdijk, est celui où la politique passe au second rang pour Innerarity. Le présentisme dénué de toute perspective menace notre avenir. Pensons à la périodisation électorale et au refus de s’engager face aux changements climatiques. Si l’avenir exige beaucoup et qu’il faut éviter sa « confiscation » (suivant le sous-titre), c’est parce que toute augmentation de la vitesse s’accompagne d’une réduction proportionnelle de la portée de la vision. Le temps social s’accélère et les diachronies limitent notre pouvoir d’agir collectivement. Voilà pourquoi il faut penser autrement et avec d’autres mots le politique. Contre l’éphémère, Innerarity propose une « chronopolitique » qui tiendra compte du fait que la société demeure un essai et que cet essai implique aussi la possibilité de son échec.
Le chapitre II se résume par un aveu de l’auteur : la politique ne peut pas reposer sur la divination car la prospective requise par la politique appelle un savoir. Dans un monde complexe, il faut innover en dépliant des possibles. Le penseur espagnol rencontre ici le penseur allemand puisque rencontrer les « irritants » – les problèmes que l’on pensait avoir vaincus – implique la fin des idéaux révolutionnaires : les révolutions ne sont plus à l’ordre du jour du simple fait que leur chronopolitique ne correspond plus à l’art politique des sociétés postmodernes. Si Sloterdijk critique pour sa part l’idée de souveraineté, Innerarity se montre plus rationnel et surtout plus prudent : nous aurons encore besoin d’un État pour structurer nos décisions dans un monde où, souvent, on croit qu’il n’y a plus rien à décider (p. 87).
L’urgence d’établir une « chronopolitique »
Le chapitre suivant est le plus intéressant pour nous puisque l’auteur y livre les linéaments d’une chronopolitique, c’est-à-dire une temporalité des rythmes sociaux. Car si la vitesse du social représente une menace pour la démocratie, la politique doit repenser le « gouvernement du temps » (p. 91). Le temps du pouvoir politique est par exemple celui du conflit et de la guerre. L’auteur paraît dépasser le récit de Sloterdijk qui reste dans le pulsionnel, car il insiste sur le fait que « celui qui contrôle le temps a un pouvoir » (p. 92). Le plus fort est aujourd’hui celui qui sait imposer son agenda. Lecteur de Foucault et de Luhmann, Innerarity a compris que la scène moderne est celle de l’intériorisation des contraintes et que la souffrance émane des diachronies. Alors que les rythmes sociaux sont éclatés (le temps crée des inégalités pour user du mot de Rousseau), le défi consiste à déjouer les polychronies qui s’attaquent, au nom des intérêts personnels, au bien commun.
Les polychronies, le temps post-héroïque et la nouvelle espérance
Là où Sloterdijk se limite à l’organisation de l’ira, Innerarity précise que les hétérochronies (le temps de la voiture n’est pas le temps du transport en commun, le temps virtuel de l’Internet n’est pas le temps de l’attente à l’hôpital, etc.) brisent le social, ce qui explique pourquoi les grandes colères planifiées sont rares aujourd’hui. La contre-démocratie progresse en raison des ruptures multiples dans le temps social, ce qui ne nous empêche pas de formuler une autre espérance. Si la démocratie vise le bien collectif et que la synchronie totale n’est plus possible (Innerarity paraît accepter le constat de Sloterdijk pour qui le ressentiment politique atteindra bientôt ses limites), il faut construire ensemble une société post-héroïque pour laquelle le temps du ressentiment est terminé et pour que la description de la société dans laquelle nous souhaitons vivre soit l’affaire de tous. Cette société ne pourra plus faire l’économie d’une interprétation qui rallie le passé au présent et au futur. La politique du temps qui nous attend sera celle qui, sensible aux changements de climat politique, voudra dépasser l’élément de base de la psychopolitique de Sloterdijk (la colère vengeresse), tout en acceptant en même temps l’urgence d’une chronolopolitique destinée à structurer notre espérance du bien commun.
Dominic Desroches, « La politique du temps »,
La Vie des idées
, 23 avril 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-politique-du-temps
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.