Ronald Reagan, dans son discours au Parlement britannique en juin 1982, place la défense de la démocratie au cœur de la guerre froide : celle-ci n’aura de fin que lorsque la démocratie l’emportera dans la bataille idéologique qui l’oppose au totalitarisme. Les democratization studies ne sont pas extérieures à cette bataille. La revue Journal of Democracy en témoigne. Créée et financée par le National Endowment for Democracy (organisme semi-public fondé en 1983 par l’administration Reagan et destiné à être le fer de lance du combat d’idées et de valeurs contre l’URSS), elle veut jouer pleinement son rôle dans l’exportation du modèle démocratique. Elle témoigne également des difficultés théoriques qui ont accompagné la promotion de la démocratie au cours de ces vingt dernières années [1].
Trois raisons, au moins, poussent à prendre le Journal of Democracy comme objet d’étude.
1°) Cette revue a été et est encore sans doute un espace où ont écrit, où ont débattu toutes les grandes figures des democratization studies, parmi lesquels Larry Diamond et Mark Plattner, qui ont fondé la revue et l’ont toujours dirigée, Francis Fukuyama, Samuel Huntington, Philipp Schmitter, Juan Linz, Alfred Stepan, Robert Dahl, Seymour Lipset, Guillermo O’Donnell, Thomas Carothers, Laurence Whitehead mais aussi, plus occasionnellement, des penseurs comme Amartya Sen ou Adam Przeworski. Les nombreux débats qui ont eu lieu dans les pages de cette revue, les nombreuses discussions qui ont opposé ces auteurs rendent sensibles les difficultés, les tensions, les points d’achoppement que rencontre le projet de promotion de la démocratie, en particulier dans la définition des concepts qui fondent sa justification théorique.
2°) Le Journal of Democracy porte une grande attention à l’évolution des processus de démocratisation, dont les conditions changent assez radicalement, au cours de ces quinze ou vingt dernières années. Prêter attention à la transformation des questions qui sont abordées dans cette revue permet ainsi de mesurer cette évolution — ce que nous aurons l’occasion de vérifier.
3°) La troisième raison est liée moins au contenu ou à l’histoire de cette revue qu’à son statut, du moins à celui que lui assignent ses deux directeurs et fondateurs, Mark Plattner et Larry Diamond, qui appartiennent tous deux assez nettement au courant néo-conservateur (le premier a dirigé la revue The Public Interest, autour de laquelle s’est organisé ce courant [2], le second est lié à la Hoover Institution). Dans l’exposé des principes de la revue, au début du premier numéro [3], les deux directeurs insistent sur la nécessité pour les défenseurs de la démocratie d’unifier et ainsi de rendre plus solide leur discours face aux idéologies anti-démocratiques. C’est à cela que doit servir la revue selon eux : à opposer aux idéologies autoritaires et totalitaires une défense militante de la démocratie, qui consiste à montrer, j’y reviendrai, que la démocratie est le seul régime légitime.
Or, l’analyse des contributions les plus importantes révèle que les difficultés théoriques rencontrées dans la promotion de la démocratie ne tiennent pas seulement à l’histoire complexe des processus de démocratisation, qu’on peine à comprendre et à prévoir. Elles tiennent plus essentiellement, me semble-t-il, à l’effondrement des modèles, des paradigmes autour desquels elle s’est structurée. Cet effondrement a plusieurs raisons : il tient à l’impossibilité où s’est trouvé cette entreprise de promotion de séparer discours scientifique et discours normatif, aux obstacles rencontrés dans la justification d’un discours universaliste, mais aussi peut-être au travail équivoque qui fut mené, au début des années 1990 au moins, sur une notion en elle-même équivoque, celle d’idéologie.
Plattner, faisant le bilan en 2005 des quinze années d’existence de la revue, distingue trois périodes dans l’histoire de la revue [4] :
— dans un premier temps, les débats se sont structurés autour de l’idée de transition démocratique. C’est, si l’on en croit Plattner, l’objet principal des cinq premières années d’existence de la revue.
— ensuite, les débats, dans les années suivantes, ont porté davantage sur la question de la consolidation des nouvelles démocraties.
— enfin, l’interrogation sur la démocratisation se déplace après le 11 septembre, et met en question la plupart des modèles sur lesquels elle s’était organisée.
Nous suivrons, dans notre réflexion, cette périodisation.
I. La troisième vague et le projet d’une idéologie démocratique
1. La démocratie comme régime légitime
Lorsque M. Plattner et L. Diamond fixent l’objet du Journal of Democracy dans les premières pages de la revue, ils insistent sur deux propositions qui à leurs yeux légitiment leur entreprise. Une donnée anthropologique d’abord : de toute évidence, il existe un désir universel de liberté. Celui-ci est rendu manifeste par un fait historique, ensuite : la résurgence de la démocratie depuis la fin des années 70 et le début des années 80. Ce mouvement historique des peuples vers la démocratie est présenté comme le fondement de ce qu’on peut appeler une entreprise d’idéologie démocratique dont la revue veut être le centre nerveux. C’est ce que Samuel Huntington a appelé « la troisième vague », dans un ouvrage célèbre [5] dont il résume l’essentiel dans le Journal of Democracy [6]. Trente pays entre 1974 et 1990 connaissent un mouvement de transition vers la démocratie. Cette vague succède à deux autres mouvements vers la démocratie. Le premier des années 1820 à l’année 1926 : 29 démocraties voient le jour. Ce mouvement est interrompu par la naissance de régimes autoritaires, à la fin des années 20 et au début des années 30. La deuxième vague a lieu après la deuxième guerre mondiale : en 1962, on compte ainsi 36 démocraties.
Cette troisième vague de démocratisation correspond à l’effondrement d’un certain nombre de régimes autoritaires en Europe occidentale (au Portugal en 1974, en Grèce la même année, en Espagne en 1975), en Amérique Latine (Pérou en 1980, Argentine à partir de 1982 et la guerre des Malouines, Uruguay en 1983, Brésil en 1984), en Asie du Sud-Est (aux Philippines en 1986, en Corée du Sud en 1987, et, dans une certaine mesure, à Taiwan l’année d’après). Elle est également évidemment liée à l’effondrement du système totalitaire soviétique en Europe de l’Est, à partir de la fin des années 80.
Or, rassembler toutes ces transformations démocratiques et les associer dans ce que Huntington, comme à sa suite la grande majorité des contributeurs au Journal of Democracy, appelle une « vague » n’est pas sans signification.
D’abord, s’il y a « vague », c’est parce qu’à leurs yeux on peut lire dans ce mouvement historique une relation en chaîne. C’est ce que Huntington appelle « l’effet boule-de-neige » (« snowballing ») : la démocratisation appelle la démocratisation, la transition vers la démocratie dans un Etat inspire la transition dans un autre Etat.
Ensuite, si l’on peut rassembler ces transitions démocratiques dans un même ensemble (qui ouvre proprement l’âge de la démocratie selon Huntington [7] ), c’est parce qu’une même causalité est à l’œuvre : si ces régimes autoritaires se sont effondrés, c’est parce qu’ils ont fini par manquer de légitimité aux yeux de leurs populations, et avant tout aux yeux des élites. Certes, il existe d’autres facteurs : la croissance économique sans précédent des années 60, l’évolution de l’Eglise catholique, particulièrement depuis Vatican II, qui est devenue une force d’opposition à l’autoritarisme, enfin les changements dans les politiques étrangères des Etats-Unis et de la Communauté européenne. Mais le manque de légitimité paraît premier [8].
Or, sur ce point, il faut distinguer dans cette vague de démocratisation régimes autoritaires et régimes totalitaires. Si le manque de légitimité des premiers n’est pas étonnant, en ce qu’ils s’appuient en règle générale sur une minorité mettant à son service institutions et forces armées, la faiblesse idéologique du totalitarisme socialiste est plus surprenante : ce qui semblait caractériser ce type de régime, c’était l’adhésion massive du peuple aux institutions et au système de valeurs socialistes. C’est du moins de cette manière qu’il apparaissait à la plupart des analystes occidentaux : un régime capable de se perpétuer indéfiniment parce que le contrôle sur la vie des citoyens était total, un régime capable de se propager à d’autres Etats [9]. Autrement dit, la délégitimation du régime socialiste aux yeux de sa population a remis au cœur de la politique ce qui n’avait été traité que marginalement dans la pensée politique moderne selon les fondateurs du Journal of Democracy : la politique, c’est d’abord l’adhésion d’un peuple à un régime.
C’est bien à un travail sur l’idée d’idéologie que le Journal of Democracy invite : redonner un sens positif à l’idéologie, entendue non comme la justification d’une domination, mais comme le système d’idées et de valeurs auquel on adhère consciemment et rationnellement, conférant ainsi à ce système sa pleine légitimité. Adhérer à la démocratie, c’est adhérer d’abord, en premier lieu, à l’idéologie démocratique [10].
Or, s’il n’y a pas de démocratie sans démocrates, s’il n’y a pas de démocrates sans choix rationnel de la démocratie, alors on comprend que le projet du Journal of Democracy soit entièrement justifié aux yeux de ses fondateurs : promouvoir la démocratie, c’est travailler à éclairer les consciences (particulièrement les élites) — c’est travailler à la science de la démocratie.
2. Démocratie et capitalisme
Mais surgit alors une première difficulté : quelle est la place du développement économique dans cette vague de transition ? S. Huntington, lorsqu’il théorise la troisième vague, mentionne la croissance économique des années 60, mais sans s’interroger sur le statut d’un tel facteur : est-ce une condition nécessaire ? une condition nécessaire et suffisante ? une cause occasionnelle ? Or, la question est décisive pour le projet général du Journal of Democracy. On peut la formuler de cette manière : le désir de démocratie est-il strictement politique ou n’est-il que la conséquence des aspirations de l’homo economicus ? Faut-il donner raison au modèle développementaliste qui a triomphé dans les années 60, et qui subordonnait la promotion de la démocratie à la mise en place d’une économie de marché et à un niveau de développement économique conséquent ?
Un tel problème, duquel dépend la manière dont on conçoit la promotion de la démocratie, est longuement discuté dans un numéro de la revue consacré à la célébration du cinquantième anniversaire de la parution de Capitalisme, socialisme et démocratie de Joseph Schumpeter [11]. Dans cet ouvrage, Schumpeter avance deux thèses fondamentales.
D’une part, la décomposition de la société capitaliste est inévitable, notamment parce que l’éthique du bourgeois entrepreneur, en butte à une hostilité croissante de la part des élites, ne cesse de s’affaiblir.
D’autre part, alors même que le capitalisme a produit la démocratie, il n’existe aucune incompatibilité entre celle-ci et le socialisme.
L’essentiel du débat dans ce numéro du Journal of Democracy s’organise autour de la deuxième des thèses avancées par Schumpeter, soit la question du lien entre démocratie et capitalisme. Les contributions dans ce numéro sont nombreuses et diverses. Trois arguments émergent cependant.
1°) La relation entre démocratie et capitalisme est considérée comme asymétrique : certes, il n’y a pas de démocratie sans capitalisme, mais l’histoire enseigne que le capitalisme peut triompher sans régime démocratique. Nombreuses sont les contributions qui citent les quatre dragons asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Hong-Kong), où l’autoritarisme politique semble favoriser le dynamisme économique [12]. Si la démocratie sert le capitalisme, notamment parce qu’elle donne toute sa place à la société civile, ou parce qu’elle garantit les droits individuels, la réciproque n’est nullement évidente.
2°) Elle l’est d’autant moins qu’on peut raisonnablement penser qu’une économie de marché enveloppe un certain nombre de menaces pour la démocratie, dont Robert Dahl montre la logique. Si la corruption est la première et la plus visible de ces menaces, elle n’est pas la seule. Ainsi, le marché produit inévitablement des inégalités. En conséquence, la démocratie n’est préservée que si l’on fait appel à la vertu publique des plus défavorisés. Si cette vertu vient à manquer, il n’est d’autre solution que d’imposer la liberté de marché à ceux qui n’en bénéficient pas, cette imposition étant évidemment contraire aux principes de la démocratie libérale [13].
3°) S’il existe un lien empirique et historique indéniable entre démocratie et capitalisme, il reste qu’on peut considérer que les raisons d’un tel lien sont extérieures au champ économique lui-même. C’est la thèse que défend F. Fukuyama : le développement économique libère les hommes des soucis matériels et laisse ainsi le champ libre à l’expression d’un désir profond et constitutif de reconnaissance que seule la démocratie libérale peut satisfaire [14].
Le désir de démocratie étant fondamentalement politique, et non économique, l’entreprise du Journal of Democracy semble pleinement justifiée : promouvoir la démocratie, c’est donc promouvoir l’idée démocratique, particulièrement auprès des élites dont le rôle fut décisif dans les transitions de la troisième vague. L’essentiel de la tâche que peut se fixer une science militante de la démocratie consiste à prévenir les désenchantements qui menacent les nouvelles démocraties [15]. Faute de satisfaire les espoirs d’une population enthousiaste, désireuse de voir le nouveau régime assurer à la fois la prospérité, l’ordre, la justice et la sécurité, ces nouvelles démocraties peuvent s’en trouver délégitimées, et en conséquence affaiblies [16]. Ce qui importe est donc de prévenir les illusions qui peuvent entourer l’idée démocratique en période de transition, notamment et surtout en travaillant à sa définition. La tâche de revue comme le Journal of Democracy consiste en quelque sorte à aller contre l’enthousiasme général pour la démocratie, qui travaille contre la démocratie [17] ; elle consiste, autrement dit, à limiter sa compréhension, à la resserrer sur une définition minimale (et d’inspiration schumpéterienne [18]), voire procédurale. Ce qui caractérise ainsi la démocratie, c’est la compétition pour le pouvoir à travers des élections libres et concurrentielles. C’est également, en conséquence, la responsabilité des élus devant les électeurs [19]. Mais de la démocratie, on ne doit attendre ni efficacité économique plus grande, ni justice sociale plus accomplie [20].
II. De la transition à la consolidation : retour critique sur la troisième vague.
1. Universalisme démocratique et particularités locales
La promotion de la démocratie ainsi conçue ne peut ainsi se déployer qu’à partir d’un fondement universaliste. Il est possible de faire abstraction des conditions locales et historiques parce que la démocratie est comprise avant tout comme l’expression d’un choix rationnel — plus encore comme l’expression de la rationalité achevée (seule la démocratie permet l’adhésion pleine et entière à un régime, parce qu’elle seule garantit l’autonomie des individus). Une telle position conduit inévitablement à faire de l’élection (processus de choix) l’essence même de la démocratie.
Cependant, il apparaît très vite qu’une idéologie démocratique ainsi construite repose sur un certain nombre d’hypothèses lourdes de conséquence. Il en est ainsi de la définition minimaliste de la démocratie : ce qu’on gagne en extension (une définition permettant de regrouper différentes expériences de transitions démocratiques), on le perd inévitablement en compréhension. Comme le souligne L. Diamond, l’évolution de la troisième vague requiert que l’on puisse distinguer les véritables démocraties (les démocraties libérales) des pseudodémocraties (démocraties seulement électorales) [21]. Certaines démocraties ne sont que de façades, il importe de ne pas identifier gouvernement démocratique et régime démocratique [22]. Il est donc nécessaire de convoquer d’autres critères afin de déterminer, parmi les nouvelles démocraties, celles qui en méritent l’appellation. Tous les contributeurs s’arrêtant sur une telle question semblent s’accorder sur un point : une démocratie est pleinement elle-même lorsque la règle démocratique est reconnue par l’ensemble de la population comme la seule règle du jeu (« the only game in town ») [23].
Toutes ces remarques conduisent à écarter le concept de transition au profit de celui de consolidation, qui semble plus adapté pour comprendre comment une démocratie parvient à s’installer dans la culture et dans les mœurs politiques [24]. C’est ainsi à un double changement de perspective que la réflexion sur la démocratisation est conviée : d’un point de vue conceptuel, c’est l’approfondissement de la démocratie, et non son extension qui doit être pris comme objet ; d’un point de vue historique, l’idée de vague fait place à celle de stase [25].
Toutefois, ce changement d’objet ne doit pas dissimuler qu’il s’accompagne de déplacements théoriques d’importance.
— D’abord, si le concept de transition, comme on l’a souligné, tirait sa validité de son universalité, en revanche celui de consolidation semble devoir être nécessairement particularisé. Il existe en effet diverses voies vers la consolidation [26]. Autrement dit, la démocratisation ne saurait simplement comprendre la mise en place d’élections libres et compétitives. Le monisme électoral tend à cacher le pluralisme des voies.
— Ensuite, dans les réflexions sur la consolidation, l’accent est mis non sur l’extension de la démocratie, mais sur sa conservation. D’une réflexion sur l’espace, sur les zones géopolitiques, on passe à une interrogation sur la durée. Or, ce déplacement conduit à une difficulté à la fois classique et majeure : pour conserver une démocratie, ne faut-il pas faire appel à des mesures non démocratiques ? Mais n’y a-t-il pas là une contradiction majeure, entre la fin et les moyens, entre les impératifs de la légitimité et les nécessités de la conservation [27] ? Cette contradiction semble un point d’achoppement dans ces réflexions sur la consolidation. Ainsi, soit on accepte que, dans les nouvelles démocraties on puisse invoquer l’état de nécessité afin, par exemple et comme cela a pu se faire en Amérique Latine [28], de concentrer les pouvoirs exécutifs et de gouverner par décrets, mais alors, on prend le risque de voir s’inverser le processus de démocratisation ; soit on évite tout recours à l’état d’exception, en considérant que les nouvelles démocraties ne sont pas suffisamment établies pour le contrôler, mais alors on s’expose à voir certaines forces non démocratiques s’emparer du pouvoir par le jeu des élections.
— Enfin, si les considérations économiques semblaient devoir être écartées des réflexions sur la transition démocratique, parce qu’elles peuvent égarer quant aux causes qui poussent à sortir des régimes autoritaires [29], en revanche il paraît absolument nécessaire de les réintroduire lorsqu’on considère la consolidation des nouvelles démocraties. Autrement dit, si le développement économique n’est pas une précondition de la démocratisation, il est une condition d’une démocratie durable. C’est du moins ce que met en évidence la contribution essentielle d’Adam Przeworski, qui montre que si une démocratie peut s’installer dans un pays pauvre, l’expérience enseigne que le niveau de développement économique, accompagné de la volonté de réduire les inégalités, est essentiel à la consolidation des nouvelles démocraties [30].
2. Le modèle transitologique en question
Cet ensemble de difficultés va contribuer à mettre en question assez nettement la promotion de la démocratie telle qu’elle s’est théorisée depuis le début des années 1990. Cette mise en question va d’abord porter sur le concept de consolidation, objet d’un certain nombre d’insatisfactions, avant de se déplacer et d’englober le paradigme transitologique lui-même.
La première série de critiques (formulées notamment par Guillermo O’Donnell) s’organise autour de deux grands arguments [31]. Le premier insiste sur l’incertitude qui entoure le concept de consolidation : quand pouvons-nous dire qu’une nouvelle démocratie est consolidée ? A partir de quand des mœurs peuvent être dits démocratiques ? Rien ne permet de penser qu’il existe sur ce point des critères solides (puisque la tenue d’élections libres et compétitives ne suffit pas à caractériser une démocratie consolidée). Le deuxième argument met l’accent sur la dimension ethnocentrique de ce concept [32], qui tend à faire de la démocratie occidentale le modèle de toute démocratisation, ainsi que sur sa dimension téléologique : il tend à assimiler le processus de démocratisation pour un progrès naturel vers le seul régime qui puisse satisfaire le désir universel de liberté [33].
La deuxième série de critiques est plus radicale encore (et a, au sein des democratization studies un très grand retentissement). Elle est due à Thomas Carothers (vice président des études au Carnegie Endowment for International Peace), et met en cause le paradigme transitologique lui-même, soit à la fois l’idée de transition et celle de consolidation, qui lui est essentiellement liée. Ce paradigme établit qu’un Etat qui sort d’un régime autoritaire se dirige ipso facto vers un régime démocratique, selon des étapes marquées. Il établit également que les élections sont l’essence de la démocratie, et que les conditions socio-culturelles ne sont pas d’une importance majeure. Autant de propositions que dément, selon T. Carothers, la vague de démocratisation des années 80-90. Car il existe une zone intermédiaire (« a grey zone ») : de nombreux Etats, inclus dans la troisième vague, ne peuvent être qualifiés ni de régimes autoritaires, ni de démocraties [34]. Le paradigme transitologique déforme l’expérience ; il jette un voile sur la singularité des histoires et sur les conditions de la démocratie. Autrement dit, il dessert la promotion de la démocratie plus qu’il ne la sert.
Or, si cet ensemble de critiques est significatif, c’est parce que les réponses qui vont leur être faites vont infléchir nettement non à proprement parler la promotion de la démocratie, mais sa théorisation. Ainsi, les réponses d’une part à G. O’Donnell, d’autre part à T. Carothers, vont insister sur deux dimensions constitutives selon eux de la promotion de la démocratie telle qu’elle s’exerce depuis les années 90. D’abord, sur sa dimension ideal-typique : les notions de démocratie et de consolidation ne prétendent pas s’accorder avec exactitude à l’expérience historique des peuples, elles ne sont que des modèles permettant aux théoriciens d’appréhender cette expérience [35]. Ensuite et surtout, sur la dimension normative de ces notions : le paradigme transitologique n’est nullement descriptif, il est prescriptif. C’est ce qu’un certain nombre de praticiens de la promotion de la démocratie répondent aux objections de Carothers [36] : que certains Etats soient dans « une zone grise » met certes en cause l’idée que le chemin de la démocratie soit un processus naturel, mais cela n’empêche nullement de le considérer comme un processus décrivant l’établissement du seul régime acceptable. La perspective que les professionnels de la démocratie adoptent n’est pas positiviste : le paradigme sert à fixer le bon chemin. Il détermine les principes qui établissent non ce qui se fait, mais ce qui doit se faire.
De toutes ces remarques émergent deux conclusions. D’une part, le paradigme transitologique ne se fonde plus sur la définition minimale et universelle de la démocratie, mais sur l’universalité que lui confèrent des principes normatifs qui doivent servir non à interpréter l’histoire, mais à la conduire. D’autre part et en conséquence, la promotion de la démocratie semble avoir changé de sens : conçue primitivement comme une réflexion sur la troisième vague qui était censée prévenir les éventuels désenchantements des peuples, elle paraît désormais se penser davantage en termes militants — ou du moins assumer plus nettement sa dimension normative, sans chercher dans l’histoire universelle une quelconque justification.
III. La démocratisation après le 11 septembre : pessimisme historique et incertitudes théoriques
Au début des années 2000, la promotion de la démocratie est confrontée à deux types de problèmes. Les premiers sont théoriques : est-ce que l’écart grandissant entre l’analyse des processus de démocratisation et la volonté d’exporter un régime politique de liberté qu’on suppose fondé sur un désir universel, ne tend pas à faire de la promotion de la démocratie une idéologie, non au sens où ses fondateurs l’entendent, mais au sens, péjoratif, qu’ils entendent précisément écarter ? Le deuxième ensemble de problèmes, davantage historiques, est lié aux conséquences du 11 septembre. Celles-ci mettent sur le devant de la scène des formes en partie nouvelles de démocratisation, qui surgissent non de la révolte des peuples mais de l’intervention extérieure de coalitions internationales. Plus largement, l’Afghanistan et l’Irak rejoignent ainsi la Namibie, le Nicaragua, Haïti, le Cambodge, le Mozambique, la Bosnie, le Kosovo, la Sierra Leone, le Timor Oriental, pour former une nouvelle catégorie d’Etats où la démocratisation rencontrent un certain nombre d’obstacles spécifiques [37].
Or, ces deux ensembles de problèmes vont conduire à de nouveaux déplacements théoriques dans la réflexion consacrée à la promotion de la démocratie, dont le Journal of Democracy témoigne. Il n’est plus question, en effet, de penser les processus de démocratisation comme le fruit, dans la société civile, d’une adhésion rationnelle des élites à un régime, ni comme la conséquence d’un effet « boule-de-neige » au sein d’une vague. Ce nouvel objet conduit à s’interroger à nouveau sur les conditions nécessaires à l’instauration d’un processus de démocratisation (en particulier sur le besoin d’une culture accordée aux valeurs de la démocratie libérale et sur celui de structures étatiques solides, garantissant l’état de droit).
1. Les conditions culturelles.
L’interrogation sur l’accord entre les valeurs démocratiques et les cultures non occidentales devient une préoccupation centrale après le 11 septembre 2001. Elle se déploie dans un champ théorique marqué par l’effet produit par ce qui a pu apparaître à bon nombre de penseurs comme un revirement dans la pensée de S. Huntington. En 1996, dans The Clash of Civilisations and the Remaking of World Order, celui-ci défend la thèse selon laquelle Islam et Confucianisme sont des cultures monolithiques, inévitablement amenées au conflit avec l’Ouest. De là deux conséquences pour la promotion de la démocratie : d’une part, l’Occident ne doit pas penser, sous peine de s’affaiblir, que ses valeurs (au premier rang desquelles figure la démocratie libérale) sont universelles ; ce qui signifie, d’autre part, que la promotion de la démocratie, à laquelle il ne convient pas de renoncer, doit être reconsidérée : elle passe par l’influence des valeurs de l’Ouest sur les cultures non occidentales [38].
La question de la culture démocratique, dans un tel contexte, exige un traitement différent. Les réflexions sur la transition, du moins dans leur première forme, insistaient sur la nécessité que s’installe dans les pays sortant de l’autoritarisme une culture démocratique : une éthique, une pratique, des traditions, des mœurs démocratiques. Mais c’était également pour préciser qu’une telle culture ne pouvait s’installer que dans le temps long, et que la promotion de la démocratie devait mettre l’accent, dans le moment de la transition et dans celui de la consolidation, sur d’autres facteurs (notamment, le premier d’entre eux, sur l’adhésion rationnelle à un régime) [39].
La question à présent est de déterminer si des cultures sont substantiellement résistantes à tout processus de démocratisation. Ce problème est examiné longuement dans les pages du Journal of Democracy. De nombreuses contributions, qu’il est évidemment impossible de résumer, sont ainsi consacrées à l’Islam [40]. Un axe cependant domine : il existe dans la religion islamique une tradition libérale, éclairée, qui s’oppose au fondamentalisme en ce qu’elle refuse l’essentialisme anhistorique. Elle reconnaît, en d’autres termes, l’historicité des expressions de l’Islam, elle est, par conséquent, ouverte aux valeurs de la modernité [41]. Cette tradition éclairée de l’Islam considère que l’homme est né libre, et notamment libre de choisir la pratique de sa foi ; elle considère également qu’il faut défendre les libertés individuelles et le gouvernement limité [42].
De tels arguments permettent de lever les objections de S. Huntington : les civilisations non occidentales ne sont nullement un obstacle à la démocratisation. S’il y a choc, ce n’est pas entre les civilisations, mais à l’intérieur de chaque civilisation [43]. La promotion de la démocratie peut donc conserver sa prétention universaliste.
2. Etat et démocratie
La démocratisation peut-elle se passer d’un Etat solide, assurant ordre et sécurité ? C’est la question que pose à la promotion de la démocratie ce qu’on peut appeler la position « séquencialiste » (« democratic sequentialism ») [44] : celle-ci consiste à affirmer que la démocratisation n’est possible que si peut se mettre en place un Etat relativement impartial, capable de faire régner l’état de droit. La démocratisation, dans cette perspective, n’est pas bonne absolument : elle l’est si les conditions étatiques sont réunies, elle ne l’est pas si l’Etat est faible, dominé par une faction. Or, une telle proposition n’est pas sans conséquence pour la promotion de la démocratie telle que la défend, dans toute sa complexité, le Journal of Democracy et telle qu’elle est réactivée depuis le 11 septembre par l’administration Bush. Elle remet en cause un certain nombre de ses fondements, comme elle pousse à faire retour sur l’analyse de la troisième vague et des processus de démocratisation des années 1990.
La position « séquencialiste » se nourrit du pessimisme qui, depuis la fin des années 90, a gagné les democratization studies. Un grand nombre de penseurs constatent que les processus de démocratisation, loin de conduire à la mise en place de régimes où les libertés individuelles sont garanties et où les pouvoirs sont limités, ont installé des démocraties illibérales, par exemple en Amérique Latine. La plupart de ces penseurs, comme Fareed Zakaria [45], n’écrivent pas dans le Journal of Democracy. Mais la revue se fait cependant l’écho de ce pessimisme, qui contraste avec l’enthousiasme déclenché par la troisième vague, qui menace son projet général [46] et que le conflit en Irak évidemment alimente [47].
Le paradigme transitologique, sur lequel s’est organisée la promotion de la démocratie, considérait l’Etat comme un obstacle potentiel pour une démocratisation poussée. Il fallait limiter ses prérogatives, resserrer sa capacité d’action, dont les régimes autoritaires avaient usé, afin de libérer les forces de la société civile. Mais l’histoire oblige à faire retour sur cet argument. N’a-t-on pas confondu, dans cette analyse, l’extension de l’État et son pouvoir ? L’État autoritaire est un État dont l’étendue est maximale. Il est ainsi répressif ; mais il n’est pas nécessairement un Etat fort, c’est-à-dire capable de faire respecter l’état de droit, d’assurer ordre et stabilité [48]. Au contraire : dans la plupart des cas, les autocrates affaiblissent l’Etat en détournant son appareil à leur profit. C’est en revanche l’inverse pour l’Etat minimal libéral : il est peu étendu, mais puissant, parce que concentré sur ses tâches essentielles, et parce que légitime aux yeux de la population. Or, force est de constater, ce que soulignent F. Fukuyama comme T. Carothers [49], que la démocratisation exige le bon fonctionnement de l’Etat.
Cependant, cette concession aux partisans du « séquencialisme » n’est pas sans difficulté. Il ne suffit pas de dire qu’une transition démocratique ne peut réussir que si l’état de droit est assuré. Encore faut-il, en effet, préciser les rapports qu’entretiennent Etat et démocratie. Et, en la matière, il semble bien qu’on tombe dans un cercle. Car s’il faut un Etat pour qu’il y ait démocratie, cet Etat ne doit pas être autoritaire (incapable d’assurer l’état de droit) ni être le produit d’une intervention étrangère (car alors ses institutions manquent de légitimité). Il y a bien dilemme : la démocratisation ne peut réussir que si l’Etat est … pleinement démocratique [50]. Ainsi, la démocratisation dans les pays où s’est produit un conflit et où des forces extérieures sont intervenu rend sensible la nécessité d’un Etat comme impératif premier ; mais elle rend tout aussi sensible l’aporie dans laquelle cette démocratisation se trouve, incapable de lever la contradiction entre la fin (un régime de liberté dans lequel une population se reconnaisse) et les moyens (l’intervention extérieure et la construction ex abrupto d’institutions étatiques que la population est poussée à juger peu légitime).
*
Suivre l’évolution des questions posées dans le Journal of Democracy permet bien de mesurer les difficultés auxquelles les democratization studies sont confrontées. La revue, dans ses premières années, se posait la question des rapports entre démocratie et capitalisme ; elle avait tranché au profit d’une interprétation politique des processus de démocratisation. Se pose, après le 11 septembre, une question analogue, entre Etat et démocratie. Mais la réponse semble plus délicate, presque aporétique. Le décalage entre ces deux débats est symptomatique de la difficulté qu’éprouve la promotion de la démocratie amenée à comprendre comment la démocratie peut naître de la guerre et ainsi coupée de ce qui se présentait comme son fondement au début des années 1990 : l’attrait d’un modèle démocratique qui apparaît, à une population qui y adhère en pleine conscience, comme pleinement légitime.