Recensé : Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, Paris, Seuil, coll. « La couleur des Idées », 2010, 220 p., 18 €.
La condition d’étranger ne se soumet qu’avec réticence à la tentative d’en dessiner les contours théoriques. L’étranger, comme le suggère le titre de l’ouvrage, souffre d’ubiquité. Il est celui qui a définitivement abandonné son chez-lui sans pouvoir, pour autant, se revendiquer d’un nouvel habitat. Plus qu’un touriste, mais moins qu’un résident, l’étranger n’a pas de place propre dans la nation. Il se tient à la fois dans le cercle du dedans, vivant bon gré mal gré à l’intérieur de la communauté nationale, tout en étant maintenu au dehors par sa désignation comme Autre. Bien que la modernité tende à valoriser la mobilité, G. le Blanc met en garde contre la tentation de dépeindre l’étranger sous la figure romanesque du chevalier errant (ou de l’ange vagabond, dans la littérature beatnik), poussé par son ethos à vivre délié de toute attache. L’écartèlement que vit celui-ci, coincé entre dedans et dehors, n’est pas un privilège dont il peut user mais une condamnation à vivre marginalement.
Exclu par la désignation injurieuse
Chercher à voir dans l’étranger un héros de l’autonomie radicale, c’est ne pas voir que l’assignation à la condition d’étranger est précisément une dénégation de la liberté individuelle. Le nom d’étranger n’est pas un nom choisi, mais une désignation injurieuse qui crée l’altérité qu’elle prétend constater chez autrui. S’adossant à la théorie politique du langage développée par Judith Butler, (à qui le livre est dédié), G. le Blanc affirme que le nom d’étranger s’inscrit dans une « politique du performatif » [1] nationale, autrement dit dans une construction sociale du langage qui façonne des chaînes linguistiques accolant au terme « étranger » une série de dénominations injurieuses. Le nom « étranger » ne fonctionne qu’en corrélation avec celui de racaille, de barbare ou de rôdeur. En ce sens, l’étranger ne se trouve plus ni en dedans, ni en dehors de la communauté nationale : il en devient la frontière. La désignation de l’étranger comme lieu où se loge la rupture de la conformité avec les normes nationales l’assigne à sa condition tout en délimitant dans un même acte de langage les confins de la nation. Comme l’avait déjà noté Abdelmalek Sayad, l’ubiquité de l’étranger n’ouvre pas la perspective radieuse d’une double présence mais contraint bien plus à une pénible « double absence » [2].
Cette désignation peut être considérée comme un réquisit normatif indispensable à l’affirmation d’une identité propre (c’est en tout cas le sillon que creusent certains penseurs français [3]). G. Le Blanc y voit pour sa part une nécessité logique - la part d’exclusion étant le revers inévitable de l’inclusion - dont il se passerait volontiers si cela n’était rendu impossible par l’effacement de la distinction entre dedans et dehors qui en résulterait. Car cet acte de dénomination se fait au prix exorbitant d’une abolition de l’autonomie de l’étranger. Dans la sphère langagière, la désignation s’accompagne d’un discrédit irrévocable. L’injure charrie un stigmate qui a le pouvoir de réduire au silence l’individu qui a la malchance d’en être le dépositaire. Dès lors, l’étranger aura beau contester cette désignation, se démener pour secouer les stéréotypes qui l’accablent, son discours risque de ne rencontrer aucune oreille prête à l’entendre. L’injure est, littéralement, une condamnation sans appel.
Ensuite, la désignation injurieuse met en danger l’autonomie de l’étranger par la précarité qu’elle engendre. Pour le comprendre, il ne faut pas perdre de vue que c’est la nation qui voit en l’étranger une contestation sourde de sa modalité d’être. L’étranger se présente comme une discontinuité dans la territorialité qu’elle incarne, un flux qui échappe à la sédentarité qui fait son essence. C’est donc depuis la forme sociale que représente la nation qu’émane l’insulte. La nation étant, très souvent, adossée à un État qui en constitue la réalité administrative, l’injure se traduit en une précarité d’une intensité extrême. Car l’incertitude de l’étranger ne porte pas uniquement sur l’accès au travail, à un logement ou à des soins de santé, autant de préconditions à la jouissance d’une vie digne d’être vécue, elle porte avant tout sur son statut juridique. Au vu de l’incertitude qui entoure la légalité de sa présence, l’étranger se sait toléré plus qu’admis. Confronté au risque permanent de l’expulsion, l’étranger en devient un être de la pure attente, sans conscience de ce qu’il attend ou des raisons de sa présence dans cette temporalité suspendue.
De l’émigré à l’immigré : le risque de rester bloqué en route
Cette précarité ne revêt pas seulement une dimension administrativo-juridique. Elle se ramifie et se prolonge jusque dans le for intérieur de l’étranger. Ce dernier, on l’oublie trop souvent, est un émigré bien avant d’être un immigré. Pour lui, l’expérience de l’émigration est première. Non seulement parce qu’elle est antérieure mais également parce qu’elle est constitutive de son identité et surdétermine de ce fait son expérience de l’immigration. L’étranger, en ce sens, est le nom d’un manque, d’un être en défaut de nation, de passé et de culture. Celui qui a choisi de partir, de laisser une part de lui-même derrière soi, se vit toujours comme un sujet brisé, une personne qui cherche à articuler un passé et un présent disjoints. Dans l’intériorité de l’étranger, deux forces contradictoires se mènent une guerre féroce. Son conatus, sa volonté de persévérer dans son être, lui commande de se fondre dans le tissu national tandis que la mélancolie de la perte d’un monde antérieur le plonge dans un rapport troublé à soi. Être étranger, c’est aussi accepter de vivre hors de soi, de se plier à un ensemble de performances politiques imposées par la forme nationale pour offrir les garanties de son intégration. Car, quelles que soient les résistances que la mélancolie lui oppose, l’immigration se vit comme un processus et non comme un statut. L’immigration est un voyage au terme duquel les étrangers espèrent obtenir un droit de séjour, synonyme de la reconnaissance de leur appartenance au cercle du dedans. Cependant, la décision de l’intégration dépend rarement de l’immigré lui-même. Les déterminants de l’accueil résident in fine entre les mains des nationaux, laissant l’étranger à la merci d’une fin de non recevoir qui fasse de lui un migrant perpétuel, bloqué dans le voyage.
L’infra-politique comme moyen de résistance
La relation de puissance asymétrique entre la nation et l’étranger pousse à décrire ce dernier dans ce qu’il a de vulnérable. Néanmoins, on aurait tort de croire que le migrant est privé de toute ressource politique et qu’il ne se présente que dans l’exposition de ses faiblesses. Après avoir consacré deux longs chapitres à la description de la condition d’étranger, Guillaume le Blanc s’engage plus franchement sur le terrain prescriptif. Ne cherchant plus tant à saisir ce qui est dans la condition de l’étranger que ce qui pourrait ou devrait être dans sa relation à la nation, il commence par noter que l’étranger, de par sa condition, autrement dit du simple fait de sa présence, ouvre une brèche dans le terrain national. Sa condition surgit depuis le dehors et s’insère au cœur des problématiques du dedans. Mais une condition ne suffit pas à elle seule à construire une subjectivité politique ou à exprimer une volonté. L’étranger doit parler et ne peut laisser sa condition faire la conversation à sa place, auquel cas il ne ferait qu’entériner la désignation dont il est l’objet. L’inconvénient, qui a déjà été soulevé précédemment, c’est que la condition de l’étranger a précisément pour fonction de le rendre invisible et de le réduire au silence. Dès lors, comment sortir de ce cercle vicieux ?
Guillaume le Blanc s’appuie sur la distinction, emprunté aux travaux de James C. Scott [4], entre texte privé et texte public. Selon cette dichotomie, un sujet confiné dans une position subalterne, à l’instar de l’étranger précaire, ne peut se permettre de contester les dominants sur le terrain du texte public, à savoir l’ensemble des normes de droit ou de convenance ainsi que les prescriptions quant à l’ordre des relations sociales, car il constitue précisément le moyen de leur domination. Autrement dit, le subalterne n’a pas le loisir de s’engager dans une confrontation ouvertement politique qui tournerait sans coup férir à son désavantage. Dès lors, il s’en remet à des stratégies d’opposition plus discrètes et diffuses. Dans la mesure où le texte public du subalterne n’a d’autre choix que de se calquer sur celui des dominants, c’est par le biais de son texte privé que le subalterne tente de miner les relations de pouvoir. C’est dans le dialogue qu’il entretient avec ses compagnons de condition, et qu’il cache soigneusement aux dominants, que s’exprime son refus du texte public et que se construisent les stratégies de pastiche, de défection, d’évitement de normes jugées oppressives. Cette distinction donne l’occasion à G. Le Blanc d’une critique à l’encontre de Jacques Rancière, un auteur dont, par ailleurs, il partage nombre des prémisses normatives. Selon G. le Blanc, si Rancière a pu affirmer que les immigrés ne représentaient pas une « figure de subjectivation forte » [5] - du fait de leur incapacité à élever la particularité d’un combat politique à l’universalité d’un conflit politique – c’est parce qu’il ne perçoit pas que les stratégies de lutte des étrangers contre leur condition se jouent au niveau infra-politique. Observée à ce niveau, on constate que la condition d’étranger n’est pas une modalité déficiente de la nation mais que, loin de cette image misérabiliste, elle recèle une puissance unique : celle d’exorbiter la nation, c’est-à-dire de disséminer une différence qui interdit à la nation de se concevoir comme identique à elle-même. L’étranger préserve la nation de sa fermeture narcissique. Il est le « bricoleur » (selon une formule heureuse de G. le Blanc) d’hybridations identitaires et d’agencements culturels insolites qui, paradoxalement, sauvegardent la nation du dépérissement. Ouvrir des espaces de créolisation, ce que Foucault nomme des hétérotopies, permet à la nation de se prémunir contre un mimétisme de l’identité qui tournerait à la caricature. Ce qui se révèle, à travers ces pratiques, c’est que la situation propre à l’étranger est simultanément la condamnation à une vie marginale et un positionnement stratégique. Car depuis cette délimitation entre le dedans et le dehors, limite qu’il incarne, l’étranger est capable de rétroagir sur l’identité nationale.
Une hospitalité ordinaire
Néanmoins, cette puissance positive de l’étranger ne peut trouver à s’exprimer que sous une condition particulière. Il faut que la nation réserve une place à l’étranger, lui permette d’inscrire son action dans un contexte. Si le national ne « consent » pas à l’étranger (au sens étymologique premier du terme, à savoir « sentir avec », ou partager une communauté de sensibilité et d’expériences), l’action de ce dernier restera toujours lettre morte. En d’autres termes, l’infra-politique ne peut se révéler et agir qu’à la condition d’un minimum d’hospitalité. Celle-ci ne doit pas, selon G. le Blanc, être entendu dans le sens derridéen d’accueil a priori de vies autres. Car cette définition convertit l’hospitalité en un moment moral d’une exigence extrême. À en croire Derrida, à travers l’hospitalité, il s’agit d’atteindre le dénuement d’une pure rencontre, de rendre possible l’indifférenciation entre hôte et invité. Le caractère extraordinaire de cette hospitalité, et la terrible contrainte éthique dont elle s’assortit, l’ont placé à l’écart du quotidien. L’hospitalité semble alors ne pouvoir être que le fait de situations exceptionnelles. Le Blanc cherche à en donner une définition plus humble pour mieux la réinscrire dans la proximité d’un monde moral où les étrangers ne sont pas plus des héros de la liberté que les nationaux ne débordent d’altruisme [6]. Pour lui, l’hospitalité commence là où s’exprime une critique de la désignation injurieuse. Toute dénonciation d’une mise à l’écart est déjà productive en soi d’une communauté de sensibilité où l’étranger peut trouver à se nicher.
G. Le Blanc conclut en montrant que cet accueil premier et fondateur, loin d’être un acte de pure générosité, a le potentiel à terme de s’affirmer comme salutaire. En effet, l’hospitalité pratiquée comme une critique nous coupe de la possibilité de marginaliser la vie étrangère afin de nous rassurer sur le maintien de notre identité. Elle ouvre dès lors la porte à une certaine fluidité dans la définition du moi qui pourrait nous porter à craindre que l’autre nous déborde. Dans cette optique, le repli et la fermeture ne pourront être évités qu’à condition de reconnaître que moi est toujours un peu un autre, que je suis toujours déjà partiellement étranger à moi-même. L’étranger nous place face au constat que toute subjectivité, collective mais aussi individuelle, se vit comme une société intérieure, comme un peuple, avec une multiplicité de points de vue étrangers les uns et autres mais qui doivent néanmoins s’accommoder de leurs présences respectives. L’étranger, en ce sens, n’est qu’une invitation à nous réconcilier avec la multiplicité de nos « moi », à rejoindre l’étrangeté déjà présente dans notre vie.
L’absence du droit et du régime politique
Étant donné que le livre de Guillaume le Blanc aborde et interroge, dans un style vif et élégant, de nombreux aspects de la condition d’étranger, il est un peu malhonnête de lui reprocher de ne pas les épuiser tous. Il y a néanmoins deux absences singulières qui semblent regrettables. G. Le Blanc n’évoque guère au cours de ses réflexions le rôle du droit, pas plus qu’il ne traite de la question du régime politique. Or, les droits et singulièrement les droits fondamentaux jouent un rôle central dans la constitution de la condition d’étranger. Après tout, ces garanties juridiques paramètrent et imposent les conditions minimales de l’accueil (même s’il est vrai qu’ils ne peuvent commander l’hospitalité qui, elle, requiert le consentement de l’hôte). De même, le régime politique exerce une influence capitale dans la forme qu’adoptera la condition étrangère. A un premier niveau, il est donc surprenant que ces deux composantes, constitutives de la condition étrangère, n’apparaissent qu’en passant dans la description de celle-ci. Cependant, cette absence peut tout à fait s’expliquer au vu de la démarche favorisée par G. le Blanc. Son intention manifeste est de donner à voir la complexité de la condition d’étranger en partant d’une compréhension qui fait de la politique un tissu d’actes linguistiques performatifs. Force est de reconnaître que cette approche est fertile et qu’elle légitime pleinement l’abandon de référents politiques plus classiques.
C’est à un second niveau, dans le registre que nous avons identifié comme prescriptif, que ces absences nous semblent plus dommageables. Bien que l’on puisse être d’accord avec l’analyse selon laquelle la contestation de la condition d’étranger se mène entre autre à un niveau infra-politique, on aurait tort de se priver d’une réflexion qui s’inscrive de plain-pied dans le domaine politique et qui prennent comme point d’appui les ressources critiques radicales que recèlent les concepts de droits fondamentaux et de démocratie. En l’absence d’une telle réévaluation critique de notre réalité politique, le risque est alors d’en appeler à un à-côté de la politique, i.e. à la morale et au devoir d’hospitalité, pour venir contrecarrer l’égoïsme démocratique. L’hospitalité telle que l’entend G. le Blanc est certes bien plus accessible que l’exigence derridéenne d’abandon de soi, mais il n’en reste pas moins qu’elle repose sur une moralité individuelle dont on sait qu’elle est faillible. Dès lors, pour aider et accompagner cet effort individuel d’ouverture, ne faudrait-il pas aussi réfléchir aux principes politiques fondateurs de la démocratie qui ont alimenté sa dynamique historique d’inclusion (à travers l’élargissement progressif du droit de vote et l’élaboration de l’État-Providence) et qui la prémunissent contre ses velléités de particularisme ?