Recensé : Camille Peugny, Le Déclassement, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2009, 178 p.
Paru à l’automne 2006, l’ouvrage de Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, mettait en lumière le fait que la question sociale ne se situait plus à la périphérie, dans la marginalisation d’une sous-classe désaffiliée, mais au cœur même de la société et qu’elle concerne une partie des classes moyennes salariées [1]. La déstabilisation de ces catégories, autrefois considérées à l’abri des difficultés rencontrées par les classes populaires, s’illustre par de multiples indices tels que la stagnation des revenus intermédiaires, la fragilisation du salariat, le déclassement scolaire des jeunes diplômés et les processus de mobilité sociale descendante. Tiré d’une thèse de sociologie soutenue en 2007 [2], l’ouvrage de Camille Peugny analyse en profondeur l’un de ces indices : le déclassement social entre les générations. Il s’agit, pour les individus, d’occuper un statut social inférieur à celui de leurs parents – le statut étant mesuré par la catégorie professionnelle. Omniprésente dans le débat public, la notion de déclassement renvoie certes au sentiment d’une crainte exprimée individuellement, mais également – et c’est l’objet central du livre – à une réalité sociale et statistique partagée par les membres de différentes cohortes nées depuis les années 1960. Mais l’enquête ne s’arrête pas là. Le chapitre 2 se penche sur le rapport des individus concernés par une mobilité sociale descendante à leur trajectoire. Le chapitre 3 s’intéresse enfin aux conséquences politiques du déclassement dans la mesure où ce phénomène structure un certain nombre d’attitudes et de représentations.
Le déclassement comme phénomène social
Dans un premier chapitre, Peugny retrace brièvement ce que l’on pourrait appeler un « retournement de situation ». À la période des Trente Glorieuses, pendant laquelle différentes cohortes de naissance (surtout celles nées entre 1944 et 1948) ont connu un destin collectif avantageux [3], succède une société post-industrielle où plusieurs ruptures fondamentales viennent, dans un contexte économique différent, transformer l’organisation de la société française. Les travaux sociologiques changent par conséquent de tonalité. Après la théorie de la moyennisation de la société, les enquêtes sur les inégalités sociales et les conséquences des transformations économiques apparaissent. L’introduction de la notion de génération dans la sociologie quantitative révèle alors des situations sociales bien différentes entre, par exemple, les trentenaires de 1968 et les trentenaires de 1998 [4].
À la suite de ces travaux, Peugny met en évidence la dégradation généralisée des perspectives de mobilité sociale pour les individus nés au tournant des années 1960. La méthode d’enquête est classique : seule la profession des individus est prise en compte pour mesurer la mobilité sociale [5]. Celle-ci est comparée à la profession du père, et parfois de la mère. Globalement, les trajectoires sociales ascendantes sont de moins en moins fréquentes. Parmi les individus « mobiles », la part des déclassés augmente. En termes de mobilité sociale, les femmes sont plus désavantagées que les hommes : en 2003 par exemple, parmi les enfants de cadres supérieurs âgés de 30 à 45 ans, 48 % des hommes reproduisent la position de leur père contre 33 % des femmes (p. 36). Face à ces résultats, l’explication selon laquelle des retards en début de carrière annonceraient des ascensions plus tardives ne vaut pas. Des travaux récents montrent au contraire que le début de carrière est essentiel dans une trajectoire professionnelle compte tenu de la raréfaction des promotions pour les salariés nés après les années 1950. Pour les individus de milieu modeste (ouvrier, employé), les perspectives de mobilité sociale ascendante sont de plus en plus faibles. En d’autres termes, le destin des enfants de milieu populaire, mesuré à l’âge de quarante ans, s’est détérioré : des cas d’ascension étaient plus nombreux dans les années 1980 que dans les années 2000. Pour les catégories supérieures et moyennes, les trajectoires descendantes augmentent fortement. La proportion de contremaîtres employés et ouvriers parmi les fils de cadres supérieurs passe de 14 % pour les générations nées en 1944-1948 à près de 25 % pour celles du début des années 1960. Pour les filles de cadres supérieurs, cette part est de 22 % pour celles nées entre 1944 et 1948 et de 34 % pour les cohortes 1964-1968. Peugny souligne l’un des principaux résultats de l’enquête : « Dans la France des années 2000 et à l’âge de quarante ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employé(e)s ou exercent des emplois ouvriers » (p. 44-45).
En scrutant les niveaux d’éducation et la profession occupée, Camille Peugny montre que le diplôme reste le rempart le plus solide face aux risques de déclassement. Mais plus précisément, au sein des catégories supérieures, ce sont surtout les enfants diplômés de parents diplômés qui restent à l’abri du déclassement : « La transmission héréditaire des places aurait été remplacée par la tendance à la transmission héréditaire d’un capital scolaire » (p. 55). C’est surtout à partir du troisième cycle universitaire que le diplôme protège du déclassement. Pour d’autres individus n’ayant pas atteint ce palier, l’expérience du double déclassement, social et scolaire [6], est observable. Toujours sur l’analyse de l’évolution des niveaux d’éducation, deux autres résultats de l’enquête viennent éclairer les mutations du rapport de la société française à l’école. Si une démocratisation « quantitative » s’est produite compte tenu des politiques scolaires, le poids du diplôme dans l’acquisition du statut social tend à diminuer au fil des générations. À rebours de l’idéal républicain méritocratique porté par l’école, ce sont les caractéristiques de l’ascendance qui viennent davantage jouer un rôle dans la position sociale atteinte. Alors même que les générations nées depuis les années 1960 sont sensiblement plus diplômées que leurs aînés, la dégradation des perspectives de stabilité et de mobilité sociales contraint de nombreux individus à faire l’expérience du déclassement.
Vivre le déclassement social
Basé exclusivement sur un matériau d’entretiens effectués avec des individus confrontés à la mobilité sociale descendante, le deuxième chapitre présente deux types d’expérience du déclassement social. Après un rappel de la littérature consacrée aux effets de la mobilité sociale sur la santé mentale et l’équilibre des individus [7], Camille Peugny souligne les difficultés de recueillir l’expérience subjective des déclassés, ce qui montre à quel point l’individualisation des responsabilités est une caractéristique profonde des sociétés modernes. Le premier type d’expérience fait émerger une identité générationnelle basée sur un fort sentiment d’appartenance à une strate « sacrifiée », comparée à celle des parents. Un fort sentiment d’injustice est exprimé par ces quadragénaires dans la mesure où, après une scolarisation jusqu’à des paliers parfois élevés du système universitaire, le diplôme ne permet pas d’accéder à la position sociale des parents atteinte par d’autres voies que l’école. Une enquêtée, âgée de trente-neuf ans et dont le père est cadre de la fonction publique, témoigne ainsi : « Je me retrouve à faire hôtesse d’accueil… quand même, bac + 2 pour répondre au téléphone, c’est dingue quand on y pense… Mon père, avec le BEPC, il dirige une équipe ! » Après l’attitude critique, le second type d’expérience met en scène des individus de milieu favorisé, ayant vécu une scolarité plutôt instable et dont les parents sont des cadres diplômés. Inattendu, le déclassement est cette fois-ci vécu sur le registre de l’échec individuel. Au comportement critique du premier type d’expérience se substitue une attitude de retrait.
Les effets du déclassement sur le discours et les attitudes politiques
La question des conséquences politiques du déclassement sur les attitudes politiques est traitée dans le troisième et dernier chapitre à travers l’exploitation de sondages (trois vagues entre les mois d’avril et de juin 2002). L’enjeu est d’analyser des évènements politiques récents à la lumière de l’augmentation des trajectoires sociales descendantes. Deux axes d’enquête sont retenus : l’un est lié aux questions d’ethnocentrisme et d’autoritarisme, l’autre concerne les questions économiques et sociales. Le discours politique des déclassés insiste sur le nécessaire retour aux valeurs traditionnelles et se base également sur l’expression d’un racisme soulignant la présence massive d’immigrés, ces derniers étant vus comme les responsables des difficultés sociales et économiques de la France des années 2000. Sur les questions économiques et sociales, le rejet du libéralisme est sans ambiguïté chez les mobiles descendants. Tout en se montrant attachés à la protection et à la régulation garanties par l’État, ils sont moins préoccupés par la nécessité de lutter pour la réduction des inégalités (p. 131). Un besoin de protection se conjugue alors avec un souci de distinction vis-à-vis des populations plus modestes. Si le chômeur est vu comme une victime de la mondialisation, il est aussi perçu comme un « assisté ». L’accent est mis sur le courage et la volonté individuels (p. 140).
Ce discours spécifique s’illustre-t-il dans un vote partisan particulier ? La réponse à cette interrogation est complexe. Les données exploitées datent de 2002, car celles de 2007 ont le fâcheux défaut de ne pas contenir d’informations sur la profession des parents des personnes interrogées. Se prononçant moins sensiblement en faveur de la gauche, les déclassés sont plus nombreux que les « cadres immobiles », les « mobiles ascendants » et les « immobiles employés et ouvriers » à préférer l’extrême droite (FN ou MNR). Si le taux est bas (9,5 %), les mouvements lepéniste et mégrétiste attirent toutefois davantage d’individus confrontés à une trajectoire sociale descendante que de personnes immobiles et de mobiles ascendants. Le phénomène n’est en rien massif et mécanique mais comme le souligne Peugny : « Leur paysage politique constitue une mosaïque unique, construite de recompositions originales, qui sur le plan du comportement partisan semble se traduire par une sensibilité relative aux sirènes de l’extrême droite » (p. 152). Si l’analyse présentée dans ce chapitre apparaît stimulante, on peut cependant émettre un regret : rien n’est dit sur l’abstention des individus déclassés.
Parce qu’il développe à la fois un portrait statistique du déclassement et une analyse de ses conséquences sociales, idéologiques et politiques, l’ouvrage de Camille Peugny apporte une contribution riche à l’étude de la stratification sociale. Avec un tel contenu, l’ouvrage aurait pu inclure une dernière réflexion sur la recomposition des catégories sociales dans la France contemporaine. Face à la multiplication des situations de déclassement, c’est en effet aux conditions d’apparition de nouvelles strates que se consacre cet ouvrage : celles rassemblant des individus dont la position socioéconomique ne les assimile pas aux classes moyennes, et dont les ressources scolaires et culturelles les séparent nettement des classes populaires [8].
Pour citer cet article :
Vincent Chabault, « La réalité sociale du déclassement »,
La Vie des idées
, 19 mars 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-realite-sociale-du-declassement
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